capture d'écran d'une enquête de Forensic Architecture

L'Osint a été utilisée pour tenter d'expliquer les causes de l'explosion sur le parking de l'hôpital Al-Ahli Arab, à Gaza. Pour l'agence Forensic Architecture, il s'agissait d'un missile israélien. 

© Crédits photo : capture d'écran Forensic Architecture

Guerre Israël-Hamas : l’enquête en sources ouvertes n’exclut pas les controverses médiatiques

Depuis le 7 octobre 2023, enquêter à Gaza est devenu impossible pour les journalistes situés à l’extérieur du territoire. Éloignés du théâtre du conflit, certains se tournent vers les sources ouvertes pour enquêter (Osint). Un substitut satisfaisant ? Pas forcément, avertit le chercheur Allan Deneuville.

Temps de lecture : 8 min

Après l’attaque surprise du Hamas le 7 octobre 2023, Israël s’est mis en tête de détruire le groupe terroriste. Les bombardements et opérations au sol de l’armée israélienne causent de nombreuses victimes et destructions. Au 29 septembre 2024, Reuters rapporte que le ministère palestinien de la santé dénombre 41 595 morts, la plupart civils — en précisant que, selon le bureau des droits de l’homme des Nations unies, le chiffre est en dessous de la réalité.

Impossible de se rendre sur le terrain pour enquêter. Dans cette situation, de nombreux journalistes se tournent vers l’Osint (open source intelligence, ou renseignement en sources ouvertes). Pour éclairer les faits, ils cherchent des vidéos et photos diffusées en ligne (caméra de surveillance, images satellites, contenus partagés par des habitants) et données diverses en accès libre. Une solution séduisante, qui a permis des révélations. Mais pour Allan Deneuville, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Bordeaux Montaigne, l’Osint soulève aussi beaucoup de questions.

Avant toutes choses, comment définir l’Osint ?

Allan Deneuville : L’Osint, c’est la récolte et l’analyse de données accessibles librement en ligne pour obtenir des renseignements, dans un but étatique, intérieur, personnel, artistique, ou journalistique. L’Osint vient du monde du renseignement. On retrouve le même terme d’« intelligence » dans le nom de la CIA [Central Intelligence Agency, l’une des agences de renseignement américaines, NDLR]. Cela me semble important d’avoir une définition ouverte car il y a des débats sur le sujet.

Depuis les attaques du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, puis la réplique de l’État israélien à Gaza, l’Osint a-t-il été beaucoup utilisé dans le cadre d’enquêtes journalistiques sur le conflit Israël/Hamas ?

Ça n’a pas arrêté. Ayons en tête qu’au début de la guerre aucune rédaction, à part Al-Jazeera, n’a accès à la bande de Gaza. D’autres y ont accès aujourd’hui, mais le travail sur place reste compliqué et dangereux. Les sources ouvertes sont alors un moyen sûr pour tous les journalistes hors de la zone d’enquêter, à partir des données et informations récoltées et diffusées par les Gazaouis et les Palestiniens, journalistes ou non. Ces enquêtes se structurent en fonction des évènements, mais aussi du temps disponible pour les journalistes. Ce sont des enquêtes chronophages.

Nous nous étions intéressés, à La Revue des médias, au cas de l’hôpital Al-Ahli Arab, à Gaza. Dans la nuit du 17 octobre 2023, une explosion était survenue sur le parking du bâtiment. En quoi cet épisode est-il particulièrement révélateur selon vous ?

C’est le premier moment du conflit où l’on voit une controverse médiatique sur l’utilisation de l’Osint. À ce moment, de nombreux acteurs se font la même réflexion : si un hôpital subit une attaque dans une zone en conflit, la probabilité que l’adversaire soit responsable est élevée. Ainsi, Israël ne peut pas dire la vérité. La BBC,Le Monde, le New York Times reprennent, quasiment mot pour mot, les propos du Hamas. Puis il y a un tournant. Les médias en question admettent que les choses sont probablement plus compliquées. Difficile, par exemple, de dire s’il s’agit d’un tir de roquette raté du Jihad islamique ou d’une arme israélienne. Al-Jazeera effectue un travail important sur place mais on peut questionner son orientation : son enquête est remplie de visuels venant de banques d’images et comporte peu d’analyse.

Forensic Architecture [qui se présente comme « une agence de recherche » ayant pour mandat de « développer, d’utiliser et de diffuser de nouvelles techniques, méthodes et concepts pour enquêter sur la violence de l’État et des entreprises », NDLR] travaille depuis quinze ans sur les crimes israéliens en Palestine et dit qu'il s'agit d'un missile israélien, sans aucun doute possible. On en arrive donc à un stade où les restitutions vidéo d’Osint deviennent une coquille vide de formes audiovisuelles. Quelque chose ne peut pas être tout et son contraire, il y a forcément de la désinformation quelque part. Une des hypothèses est erronée, même si c’est involontaire.

« Les médias qui parviennent à résister à cette polarisation [...] sont remarquables »

Nous sommes face à un conflit polarisé et polarisant. On est propalestinien ou pro-israélien. Dans une telle situation, les médias qui parviennent à résister à cette polarisation et à dire « sur ce point-là, nous ne savons pas », sont remarquables.

Dans un article pour AOC sur le massacre de Boutcha en Ukraine, vous expliquez que, face à une enquête en Osint, la lectrice ou le lecteur doit faire confiance, aveuglément, à la démonstration. Comme lorsque le New York Times, dans son enquête vidéo, pointe un pixel en précisant qu’il s’agit d’un corps ou d’un homme à genoux.

L’enquête du New York Times sur Boutcha était très pertinente. Mais à plusieurs moments je ne parvenais pas à les suivre dans ce qui m’était donné à voir. On peut parler de sauts logiques entre la dénotation de l’image — ce qu’elle présente, tous les pixels, les couleurs et ainsi de suite — et sa connotation — le sens que l’on donne à tous ces éléments. Il peut souvent être tentant de procéder à de tels bonds pour arriver à des réponses satisfaisantes et cohérentes, au moins en façade.

Dans les enquêtes sur l’explosion à l’hôpital Al-Ahli Arab, on observe ces sauts dans les images de nuit avec une tache blanche, un amas de pixels lumineux indistinguables, désignés comme un missile. Al-Jazeera et le Wall Street Journal utilisent le même type de document. Al-Jazeera propose même aussi une vision thermique du missile, sans expliquer ce que l’on doit comprendre ni quel matériel a été utilisé. Forensic Architecture nous montre le cratère au sol sous tous les angles, en nous expliquant que le projectile responsable ne pouvait venir que de tel ou tel endroit en fonction des traces. Mais on ne voit jamais les débris : le Hamas les a récupérés et refuse de les montrer. Nous sommes obligés de croire ce qui nous est dit, sans preuve plus solide, alors que le raisonnement et les conclusions peuvent sembler tirés par les cheveux.

Tout cela entre dans ce que nous proposons d’appeler, avec ma collègue Bérénice Serra, la « grammaire visuelle de la véridiction ». « Véridiction », c’est-à-dire « ce qui se dit comme disant le vrai », et pas « vérité », « ce qui est vrai ». Vous devez accepter cette grammaire visuelle et ce qu’elle transmet, sous peine de sortir du dispositif, sans arriver nulle part. Dans ces situations, le média ne porte plus l’autorité, le dispositif, le format, s’en charge. Il revêt un aspect scientifique, technique, il se veut objectif, neutre, implacable. On n’interroge plus les médiations, toutes ces étapes et ces acteurs intermédiaires. On fait de la « science », mais sans réflexion sur ce qu’est cette « science ».

Ces formats et ces méthodes peuvent donc être détournés à des fins de désinformation, par des acteurs étatiques ou non. Le Hamas et le Hezbollah recourent-ils à cette « grammaire visuelle de la véridiction » dans leurs contenus ?

Le Hamas et le Hezbollah n’ont pas fourni de vidéos de ce genre à ma connaissance. Mais ils n’en ont probablement pas besoin. Leur registre requiert une grammaire de la vérité. Le Hamas souhaite se présenter comme le défenseur du peuple palestinien, l’image du « martyr » suffit au groupe. La Russie, à l’inverse, recourt à une « grammaire visuelle de la véridiction » pour contrer les discours et enquêtes des médias occidentaux, notamment à propos des massacres de Boutcha.

Par ailleurs, tout le monde ne peut pas faire des enquêtes à base d’Osint. Cela demande une littératie numérique, des connaissances fondamentales assez élevées dans les domaines du numérique et des langages visuels. Certes, pas besoin de savoir coder, mais cela nécessite une formation, et aussi de l’argent. Ce qui est à la portée d’acteurs étatiques, d’ONG comme Forensic Architecture, et des acteurs médiatiques. Des médias se tournent vers ces formes car elles constituent un produit d’appel sexy, mais pas tous, pour des raisons économiques. Et parmi tous ces acteurs, peu sont à 100 % d’accord entre eux.

Dans un autre article sur les « impensés » de l’Osint, vous faites remarquer que beaucoup d’enquêtes d’Osint sont très froides, déshumanisantes. On l’observe aussi dans les travaux évoqués ici, qui s’en tiennent aux données, aux cartes, délaissent les humains. Y a-t-il des contre-exemples dans le cadre du conflit actuel entre le Hamas et Israël ?

Le New York Times a produit une enquête très incarnée via son service vidéo. Elle raconte la vie de victimes des frappes israéliennes : qui elles étaient, ce qu’elles faisaient avant de mourir, etc. C’est touchant, on sort du côté très froid, géographique et arbitraire de l’Osint.

Dans l’article auquel vous faites référence, je parle d’une vidéo co-produite par plusieurs médias européens sur l’exclave de Melilla. Un territoire espagnol en Afrique, revendiqué par le Maroc limitrophe. Des migrants sont morts en 2022 le long de la frontière, battus par des policiers marocains. L’enquête s’attarde notamment sur l’endroit précis où ont été tuées ces personnes. Sont-elles mortes du côté marocain ? espagnol ? pile au milieu ? C’est une réflexion très chirurgicale.

Adam Curtis, un réalisateur de documentaire de la BBC, a une phrase sur Bellingcat [une structure reconnue mondialement pour ses enquêtes en sources ouvertes, voir notre entretien avec Christo Grozev, NDLR] expliquant qu’il les aime bien, mais que dans le fond ce sont des géomètres : ils disent où le missile est tombé, comment il est tombé, mais n’expliquent pas pourquoi il est tombé là et quelles sont les dynamiques géopolitiques autour de cet évènement. Il n’y a pas de discours, on exclut toutes les dynamiques plus globales.

On ne pourrait donc pas connaître toutes les vérités, ou même « la » vérité, grâce à l’Osint ?

Ce qu’il faudrait complexifier dans l’Osint, c’est que la vérité factuelle n’est pas la seule vérité qui existe. Il y a des régimes de vérité historiques, intimes, diplomatiques, journalistiques, artistiques, etc. Nous naviguons chaque jour, toutes et tous, entre ces différents régimes. Il ne s’agit pas seulement de dire « voilà un missile, nous pouvons l’identifier ». Le journalisme, ce n’est pas que ça. Il faut concilier travail de terrain numérique et non-numérique, intégrer l’humain dans la réflexion, les récits politiques, personnels.

« Les gens recherchent moins les faits que les avis »

Par ailleurs, l’Osint repose sur un régime de rationalité pour analyser la guerre. Mais les conflits armés se situent, à bien des égards, dans un registre d’irrationalité. Tout particulièrement le conflit israélo-palestinien, très complexe, polarisé à l’extrême et avec des ramifications régionales et internationales importantes. Les gens recherchent moins les faits que les avis. Et je ne parviens pas encore à analyser le rôle que peut avoir l’Osint dans ce contexte.

Quels pourraient être les futurs enjeux de l’Osint ?

Si on souhaite être dramatique, on peut penser que l’Osint pourrait disparaître à cause de l’intelligence artificielle. D’une part, celle-ci pourrait devenir si avancée que les faux seraient impossibles à déceler. Mais, d’autre part, il pourrait aussi advenir une IA capable de créer des narrations alternatives cohérentes d’évènements à partir des preuves en ligne disponibles. Eyal Weizman, de Forensic Architecture, parle de « complexe iconique » pour qualifier les images reliées entre elles pour créer du sens. Un tel « complexe » permet de voir le réel, de le comprendre. À condition de ne pas avoir de lecture paranoïaque des faits et des preuves. La « grammaire visuelle de la véridiction » est déjà utilisée par des tenants de théories complotistes, capables d’analyser et de faire dire des choses aux images pour rendre leurs idées séduisantes et crédibles.

Imaginez une intelligence artificielle spécialisée, capable de noyer sous des monceaux de mensonges, et en très peu de temps, des enquêtes chronophages du New York Times ou du Monde ? On est ici dans du journalisme fiction, mais il ne faut pas écarter cette hypothèse. Il y aurait une exacerbation des tensions, de la polarisation, au sein des sociétés occidentales. Quand cela va-t-il arriver et où ? Cela dépend aussi des jeux d’alliances. Si le conflit entre Israël, le Hamas et le Hezbollah se généralise à toute la région, que l’Iran investit encore plus de moyens, on n’est pas à l’abri d’une entrée de la Russie et de la Chine. Accompagnés de tous leurs acteurs high-techs, et avec des effets imprévisibles.

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