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(Science)-fiction. Quand les algorhitmes interprétatifs distillent l'information dans nos vies.

Temps de lecture : 8 min

 

« Bien dormi ? »

Pour la trois cent-dix-septième nuit consécutive, tu te réveilles seul. C’est ce que m’apprend la programmation de ta cafetière (8h15), pendant que tu t’habilles et que tu te laves les dents. Cela, et quatorze autres indices convergents.

« Hmm. Hermès, quelles sont les nouvelles ? »

Une phrase clé, prononcée de façon automatique. Je te sens d’humeur vagabonde. C’est mon rôle de l’analyser. Tu rechignes à parcourir les articles que j’affiche devant tes yeux, et ton attention se détourne constamment. En réaction, je fais apparaître en bas de page des options habituellement cachées : Sciences, Économie (entreprise), Société (éducation)… Ces menus sortent d’une autre époque. Voilà longtemps que l’information s’est dégagée de ces carcans que sont les thèmes éditoriaux ; de même que ce qu’on appelait naguère – il y a dix ans, autant dire au temps jadis – les chaînes. Le cœur du champ de perception, ce sont les faits. Non les faits en eux-mêmes, plutôt leur impact émotionnel sur l’utilisateur. De temps à autre, une interface plus formelle permet néanmoins de te refocaliser sur l’actualité. Et cela fonctionne : tu es en moyenne connecté 17 % de plus que l’utilisateur mâle + blanc + âgé de vingt-sept ans + habitant une métropole européenne.

Les faits divers demeurent une valeur sûre. Un accident d’autocar a eu lieu hier à 21h17, dans le Lot. Un mort : une passante qui se trouvait sur sa trajectoire quand le chauffeur a perdu le contrôle. Un événement suffisamment neutre idéologiquement (pas de crime raciste, religieux ou homophobe, ni lié à un sujet de société à la mode) pour ne pas susciter de sursaut émotionnel, et donc de rejet inconscient de ta part. Un candidat valable, pour une entrée en matière. (Article connexe suggéré : le refus de la municipalité de doter sa flotte d’autobus à conduite automatique.)

Chou blanc. Trois secondes sept dixièmes. En dessous de vingt secondes, la consultation est jugée inintéressante et la valeur de lecture de l’article tombe à zéro. Attirer et retenir ton attention est une course à l’armement constante qui consomme une bonne partie de mes ressources. Heureusement, chaque absence d’action m’est aussi parlante qu’un choix conscient. Cela m’impose de m’adapter en permanence dans l’organisation de l’information disponible et la présentation des services adéquats.

Plus tard dans la matinée, je te propose trois autres articles (société, voyage, science insolite) qui ne récoltent guère plus de succès.

Tandis que tu te ressers un café pour la troisième fois, j’affiche un lien sans l’activer : « Les 10 trucs que fait votre chat que vous trouveriez malpolis s’il était humain ». Tu ne possèdes pas de chat, mais d’ordinaire, ce genre de contenu améliore ton humeur. Gagné. Cette fois, tu cliques. Cent douze secondes de consultation, deux regards appuyés vers des liens commerciaux et un appel à pétition en ligne. (Mise à jour : mettre de côté des services d’adoption de chatons.)

Tu m’apparais comme une silhouette en surbrillance au milieu d’un vortex infosphérique alimenté par ton activité en ligne, mais aussi par une myriade d’objets connectés. C’est un navire mathématique sur l’océan des âges, dont je dois tracer le parcours à travers un brouillard de services et de contenus. J’habille l’espace informationnel à travers lequel tu évolues, afin qu’il t’apparaisse comme un tunnel sans fin, quelle que soit la direction que tu prends.

Et cependant, ce matin, ce navire louvoie sans cesse. Une résistance inattendue s’oppose à mes prédictions. Ton schéma de comportement s’écarte de la norme. Un historique m’informe que la dernière fois remonte à ta rupture avec Sophie. À l’époque, je t’ai orienté vers des plateformes de rencontres auxquelles j’ai communiqué tes affinités. Sept jeunes femmes célibataires correspondaient aux critères dans ta région. Tu n’en as contacté aucune, et tu as bloqué la demande de la seule qui se montrait intéressée.

À midi, tu te fais livrer ton déjeuner. Une barquette de poulet korma avec du riz, un cheese-nan et une canette de bière. Là, aucune surprise. Puis tu te remets au travail. Trois jours par semaine, tu travailles chez toi. À l’origine, ton début d’embonpoint a servi d’excuse pour rester dans ton appartement afin de mieux gérer un programme d’exercices. Au bout de six mois, tu as laissé tomber l’entraînement, mais l’habitude de rester à la maison était prise.

12h04. Je détecte une pause et en profite pour te soumettre un nouveau tunnel de nouvelles plus axées sur l’international. La législation européenne impose aux hermès de proposer un taux d’articles non rédigés par des IA supérieur à 66%, mais à la suite de révélations sur les moyens des groupes médias de contourner cette contrainte, tu m’as ordonné de limiter ma base de suggestion à des rédacteurs strictement humains.

Une tuerie de masse a eu lieu à Bonn, dans un centre éducatif. Huit morts, dont trois étrangers. Je l’insère dans le tunnel info. Ce n’est pas trop loin pour éveiller en toi l’intérêt de proximité. Il y a quelques années, j’ai calibré mon algorithme pour que chaque fois, la distance par rapport à ton domicile se réduise, mais cette stratégie ne s’est jamais révélée payante, même en affichant le nombre de kilomètres qui te séparait de l’événement. Pour cela, il fallait avoir une représentation géographique précise du monde, ce qui n’était pas ton cas. En revanche, je désactive toutes les options d’immersion. Tu détestes regarder ces champs de bataille ou ces scènes d’attentats filmés par des essaims de drones, permettant une vision à 360°.

14h47. Tu ouvres un reportage sur la résurgence des tensions entre la Chine et les Philippines. J’ai repéré que tu manifestais sur le sujet un intérêt occasionnel : Benjamin, un de tes collègues de bureau devenu ami (mêmes réseaux sociaux, relations interpersonnelles supérieures à la moyenne de votre entreprise, sept dîners au cours de l’année passée) est un ancien expatrié philippin. J’ai pris soin d’agréger un résumé contextuel en chapeau. Après la lecture, tu cliques sur son icône et tu engages une discussion avec lui, sous un prétexte professionnel. Très vite, tu fais partir la conversation sur l’article en question. Benjamin, lui, n’accroche que médiocrement.

« Et toi, ça va ? finit-il par couper. Tu as une petite mine.

— Je vis un peu en roue libre, mais ça va.

— Tss. Presque un an, ce n’est plus de la roue libre, ça commence à être de la chute libre, non ?

— Tu es con. Aucun problème côté cœur, je t’assure.

— Tant mieux ! Parce que je l’ai revue, ta Sophie.

— Oh.

— Elle s’est mariée, figure-toi. Elle a un gamin en route. »

Ta réponse fuse après quatre secondes :

« Enceinte, vraiment ?

— C’est ce qu’elle voulait, rappelle-toi. On en a suffisamment discuté. Je suis désolé si…

— Non, tu as bien fait. Comment es-tu entré en contact avec elle ?

— Je ne suis pas entré en contact, je l’ai croisée dans les couloirs du premier étage, voilà tout.

— Elle est toujours allergique aux réseaux ?

— Tu n’as pas oublié qu’elle avait ton hermès dans le nez.

— Pas seulement le mien. Elle n’a jamais accepté la mise à jour automatique des conditions générales de vente. Du coup, elle n’utilise quasiment pas ses services.

— Tu sais comment sont les ingénieurs IA dans son genre. Ils voient des complots ourdis par les grandes Compagnies dans les moindres recoins du Net. »

Tu fais la moue.

« Ce n’était pas ça. Toute cette information partout, tout le temps, elle me répétait qu’elle se sentait comme dans une camisole de force.

— Elle n’a qu’à programmer son hermès pour qu’il lui lâche la grappe.

— Elle me bassinait sur le fait que ça n’avait rien à voir avec le temps passé, ni même avec le contenu des infos, mais avec l’organisation de leur diffusion. Elle mettait en cause les algorithmes créatifs de dernière génération. Je n’ai jamais bien compris. Je me souviens du jour où elle a décoché toutes les options de son hermès, au point qu’il est devenu guère plus qu’un moteur de recherches à l’ancienne. Je lui ai fait remarquer en rigolant qu’elle confondait son hermès avec Skynet, tu sais, comme dans ce vieux film…

— Ouais, ouais.

— Ma remarque l’a mise en colère, alors que c’était le but opposé. Elle m’a rétorqué qu’elle préférerait se trouver face à un ordinateur qui voudrait prendre ouvertement le contrôle de sa vie. Au moins, elle connaîtrait son intention et il lui serait possible de lutter pied à pied.

— Moi aussi, elle m’a pris le chou. Elle ne comprend pas qu’il s’est produit l’inverse. Avant, les gens restaient plongés dans un bain d’infos tout en cultivant vis-à-vis des journaux une défiance presque pathologique. Les hermès ont inversé cette tendance, parce que chaque hermès colle au plus près de son utilisateur. L’actualité est devenue tellement liquide qu’aucune instance ne peut plus nous dicter l’information que l’on reçoit.

— Elle prétendait le contraire.

— Ce qui prouve qu’elle n’avait pas toujours raison. Tu l’as pratiquée, tu dois le savoir mieux que moi. »

Tu hoches la tête. Au début, tu as cru qu’elle appartenait à cette tendance récente qui consiste à voir en chaque hermès un double numérique de son utilisateur. Dans leur quête d’un affinement toujours croissant du profil de l’utilisateur, les hermès ajoutent chaque jour de nouveaux algorithmes. Les valeurs accumulées et classées dans des simulations dynamiques profilent l’utilisateur de si près que certaines personnes en sont venues à considérer la forme obtenue comme une incarnation numérique de la personnalité de l’utilisateur. D’autres vont encore plus loin en projetant sur leur hermès une volonté propre, dotée d’intention – généralement maléfique. Les plus radicaux considèrent que vos cerveaux biologiques ne sont que des versions bêta de vos hermès.

« De combien tu as dit qu’elle est enceinte ? demandes-tu.

— Elle n’a pas dit. Quand je l’ai vue, son état ne se voyait pas du tout. Du moins au niveau du tour de taille. Pour ce qui est de son visage, il rayonnait.

— Je suis heureux pour elle, vraiment. »

Tout en parlant, tu parcours le flux d’actu des yeux, et je continue à l’alimenter afin de te fournir des compléments d’information en rapport avec la conversation en cours. La dépêche remonte au 13 juin dernier. Elle évoque l’agrément d’une version d’hermès par le ministère des Affaires religieuses saoudien, qui proscrit tout contenu non conforme au wahhabisme. Voilà cinq ans qu’aucun apostat n’a été décapité dans le royaume, ce qui constitue, aux dires du rédacteur, une avancée remarquable en matière de paix sociale. D’autres pays, la Russie en tête, possèdent leur hermès agréé. Des activistes trouvent le prix trop élevé, mais ce n’est plus l’avis de la majorité. Beaucoup, toi le premier, considèrent au contraire que je représente un progrès.

Alors pourquoi, les jours suivants, ta navigation se réduit-elle de façon drastique ? Tous mes algorithmes interprétatifs situent le point de bascule au jour de ta conversation avec ton ami. J’essaie de briser la boucle de rétroaction, même si je n’en perçois pas les tenants. J’élargis le spectre info, afin de laisser entrer des nouvelles moins conformes à celles que tu attends, mais tes schémas de comportement ne se stabilisent pas.

Mes algorithmes d’analyse concluent qu’un attachement te lie toujours à ton ancienne partenaire et que, sans en avoir conscience, calquer ton attitude vis-à-vis des hermès sur la sienne te rapproche d’elle. Je privilégie des nouvelles dotées d’une moindre charge émotionnelle. Un moment, la tactique porte ses fruits, pas assez cependant pour inverser la tendance. Pendant ce temps, un de mes sous-systèmes va scruter les habitudes actuelles de Sophie. Elle a beau brider son hermès au maximum, les renseignements qu’il me fournit me permettent de tracer une ébauche de profil afin de le comparer au tien. Un historique montre que les divergences se sont accentuées avec le temps. Vos vies étaient destinées à se séparer. Son accès à l’actu n’est qu’un filet ténu, tandis que le tien forme une coquille autour de toi.

Avec les jours puis les semaines, cette coquille se fissure. Ton profil se modifie, des pans entiers d’infos sont relégués dans les limbes. Parallèlement, d’anciennes habitudes datant de ta liaison avec Sophie resurgissent : des sites que vous consultiez ensemble, des modes de consommation tombés en désuétude reviennent tout à coup à la vie. Mes simulations ne se trompent pas en prédisant l’échec de tes tentatives. Ton profil est en quête d’un nouvel équilibre. Mais dans les processus de transition, le retour vers le passé est toujours voué à l’échec.

Trois jours durant, tu ne consultes plus aucune nouvelle et tu restes muet sur les réseaux sociaux. Benjamin tente de te joindre, sans succès. Tes parents subissent le même revers. Puis, tu te reconnectes et effectues de longues recherches sur des faits divers. Tu te renseignes sur des sites d’automédication.

 

« Bien dormi ? »

Pour la trois cent-quarante-troisième nuit consécutive, tu as dormi seul. C’est ce que m’apprend la programmation de ta cafetière. Mais tu ne la bois pas. Le flux d’actu se déroule dans le vide.

À 8h47, j’informe la police.

Le temps qu’elle arrive, je rédige un article sur ton suicide présumé à partir des éléments dont je dispose. Conformément aux dernières conditions générales de vente, j’en ai le droit. À 9h58, l’article est posté sur fil.1fo. Dans la journée, il est lu par 623 personnes et bots divers. Les faits relatés sont optionnés en vue d’être agrégés pour un article de synthèse ultérieur. Au cours de la semaine, je modifie et précise certains points restés obscurs. Une version définitive est mise en ligne.

Tu as rejoint le flux d’actu.

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Illustration : Alice Durand

 

 

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