Haine, harcèlement, trolls : le web nous a-t-il rendus plus méchants ?

Haine, harcèlement, trolls : le web nous a-t-il rendus plus méchants ?

La mise en spectacle, le jugement et l’anonymat ont contribué à banaliser la méchanceté et la malveillance sur internet. Retour sur les origines et les manifestations de ce phénomène.

Temps de lecture : 11 min

À force de considérer internet comme une révolution, on finit par oublier que tout ce qui y circule n’est pas également nouveau. Certes, il est indéniable que l’avènement du numérique a constitué une « coupure épistémologique », au sens de Gaston Bachelard, ce qu’on nomme aujourd’hui, de façon un peu plus chic, un « changement de paradigme ». Pour autant, si les mails ont remplacé les lettres, les sites de discussions les forums antiques, la méchanceté est restée ce qu’elle était. C’est du moins l’hypothèse de mon dernier livre, La méchanceté en actes à l’ère du numérique (CNRS éditions 2018).

 
Devant les insultes, les harcèlements en tout genre sur les réseaux sociaux, la haine de l’autre, deux attitudes mentales sont possibles : soit on y voit la continuité d’une méchanceté inhérente à l’homme en société (tendance Rousseau), soit on fait sienne la vision apocalyptique qui consiste à voir dans le progrès une source de malheur. Ces deux positions, pour estimable qu’elles soient, font l’économie de la compréhension du phénomène à l’ère numérique. Je préfére adopter dans mon ouvrage un point de vue plus analytique en posant au départ qu’internet n’est pas un commencement absolu et que la méchanceté qui s’y exprime est le résultat d’un processus intermédial. Les sciences de l’information sont en effet si obnubilées par le présent, pour ne pas dire comme François Hartog, le « présentisme », qu’elles négligent d’envisager la généalogie. C’est pourquoi j’ai voulu mettre au jour la façon dont certains phénomènes observables sur différents médias ont constitué des conditions théoriques des formes de la méchanceté ordinaire sur internet.
 

Méchanceté réelle vs méchanceté fictive

Ayant écrit précédemment un livre sur les méchants des séries américaines(1), je me suis demandé s’il serait un acquis pour enquêter IRL (In Real Life). Allai-je trouver dans la représentation fictionnelle de la méchanceté le mécanisme de la méchanceté que nous éprouvons sur les réseaux sociaux ? Très vite, il m’est apparu qu’il fallait répondre par la négative.

Pourquoi ? En raison du statut du personnage de fiction. Si les méchants des westerns (avec leurs vêtements noirs, leur moustache, etc.) ou JR dans Dallas étaient méchants de part en part, parce que tel était leur character, les « nouveaux méchants » ne sont pas seulement méchants : tout en étant criminels, menteurs ou les deux à la fois, ils sont aussi de bons pères ou de bons maris (Dexter, Walter White dans Breaking Bad). Parfois, leur cruauté est même au service de la société (Dexter tue pour aider la société à se débarrasser des criminels qui tuent des innocents). De plus, ils sont placés dans le récit dans une position de héros accomplissant une quête (comme ne le suggère pas l’étiquette maladroite d’ « anti-héros »), ce qui les rend forcément aimable, tant l’esprit humain souhaite qu’une quête réussisse, quelle qu’elle soit (casse de banque ou évasion de prison).

Tout cela n’apparaît pas dans la méchanceté numérique car elle ne s’incarne pas dans un caractère correspondant à une catégorisation psychologique, mais au travers d’actes identifiés comme méchants. À consulter les profils des internautes qui font des commentaires haineux, on n’apprend souvent pas grand-chose sur leur profession ou sur leur origine sociale. C’est à partir de ce qu’ils disent que l’on se fait une idée de ce qu’ils sont. Même chose pour le bashing : quand François Hollande est identifié en couverture de Valeurs actuelles par un flan qui s’affaisse, il nous importe peu de savoir quelle est la personne physique qui est à l’origine de cette métaphore dégradante, c’est l’acte de méchanceté en tant que tel qui nous frappe.

 Le terme méchanceté recouvre toute une gradation d’agression d’autrui (médisance, moquerie, cruauté, sadisme, haine, etc.). 
Dernière différence entre réalité et fiction : si la méchanceté fictionnelle s’exprime dans les séries américaines essentiellement par le mensonge et le crime, dans la réalité le terme méchanceté recouvre toute une gradation d’agression d’autrui (médisance, moquerie, cruauté, sadisme, haine, etc.). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai gardé ce terme à l’extension très large, malgré son caractère enfantin.

Quelles sont les composantes médiatiques de la méchanceté sur internet ? Poser cette question, c’est admettre d’emblée qu’aucun média n’est autonome, qu’aucun n’écrit son histoire indépendamment des autres, pour la raison qu’un média est le résultat d’actions sociales ou d’idéologies qui le dépassent et dont il n’est souvent que le symptôme. C’est dans cette perspective que j’ai dégagé les conditions de l’expression de la méchanceté sur internet, ce que Kant appelait les conditions transcendantales de la connaissance des phénomènes.
 

Se donner en spectacle

En premier lieu, on doit ancrer les manifestations actuelles de la méchanceté dans la « société du spectacle » décrite par Guy Debord, c’est-à-dire une société caractérisée par la transformation du vécu en visible : « Le spectacle est l’affirmationde l’apparence et l’affirmation de toute vie humaine, c’est-à-dire sociale, comme simple apparence. » En découle une transformation des rapports sociaux : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (proposition 4)(2).

Historiquement, la télévision dans les années 1980 témoigne d’une évolution que l’on peut parfaitement caractériser par ces formulations. En 1983, est diffusé Psy-Show. Le programme, animé par un ex-présentateur de la météo, Alain Gillot-Pétré, reçoit en studio un couple en crise qui va venir raconter ses difficultés à Pascale Breugnot, la productrice, et Serge Leclaire, un psychanalyste notoire. Ce récit va être alimenté par une séquence montrant le couple au travail dans sa station-service et par deux films joués par des comédiens illustrant le point de vue de chacun. Contrairement à l’interview du documentaire qui témoigne d’une relation vécue entre l’interviewé et l’intervieweur, le dispositif de Psy-show extériorise la vie de ceux qui se confient aux trois médiateurs, tout en les dessaisissant de leur histoire. Comme le titre de l’émission le souligne, ils se donnent en spectacle. D’autant plus que, dans le studio, sont réunis une quinzaine de proches qui vont à la fin poser au couple des questions ou faire des commentaires.


Par la suite, l’ordinateur domestique et la webcam permettront à tout un chacun de se transformer soi-même en spectacle : rappelons-nous la « Jennicam » qui transmettait toutes les vingt minutes une image d’une jeune Américaine chez elle, parfois devant son écran, parfois allongée nue sur son lit, seule ou à deux(3).(4) Un peu plus tard, ce sera Facebook où l’on pourra, au début, annoncer à ses « amis » en quel « mode » on est. Puis ce sera le selfie. Tous héritiers de Guy Debord.
 

L'enfer du jugement

 Le téléspectateur n’est plus seulement cet être passif qu’on se plait à opposer aux actifs acteurs de la réalité : il juge. 
Mais laissons de côté ces différentes manifestations de la spectacularisation de la vie pour examiner ce que devient l’autre dans ce contexte. Déjà ce qu’il va devenir est en filigrane dans ce public assis dans un coin du studio de Psy-Show. Le téléspectateur n’est plus seulement cet être passif qu’on se plait à opposer aux actifs acteurs de la réalité : il juge. Au début, ce ne sont que quelques remarques gentilles adressées à un couple, mais cela devient, quelques années plus tard, un outil d’exclusion.
 
Loft Story innove moins en enfermant des jeunes dans un studio transformé en appartement pendant des semaines, qu’en remettant leur destin télévisuel entre les mains des téléspectateurs. « Pour Loana, faites le 60 001 ! », « Pour Jean-Edouard, faites le 60 002 ! »… On se rappelle comment, par un simple texto, il était possible de voter pour exclure les candidats, puis pour les « nominer » (le premier terme ayant choqué les intellectuels dont j’étais, on lui préféra très vite le second). Une nouvelle technologie de la communication – le téléphone portable – va faire du jugement du téléspectateur une arme fatale. Mais, à présent, il n’est pas nécessaire de s’embarrasser des nuances d’une argumentation, comme dans Psy-Show, une touche de téléphone suffit, comme un pouce levé ou retourné pour mette fin à la carrière télévisuelle d’un candidat.
 
Le développement du web 2.0 renforce ce rôle conféré au jugement : en 2000, apparaît Tripadvisor qui propose l’évaluation des hôtels ou des restaurants, permettant aux internautes de noter les établissements qu’ils ont visités (0 à 5) et de laisser des appréciations. Ceux-ci, à leur tour, peuvent noter les clients. La vie devient une sorte d’école continuelle où l’on passe constamment un examen dont le jury est constitué par les gens qu’on rencontre, comme l’illustre parfaitement un épisode de Black Mirror, où l’on voit l’enfer que deviennent les relations sociales lorsqu’elles sont soumises aux jugements d’autrui (Nosedive, épisode 1, saison 3). La Chine va d’ailleurs lancer, en 2020, une application qui notera les citoyens en fonction de leurs comportements sur les réseaux sociaux ou dans la vie réelle. Les propos dissidents ou le fait de traverser au mauvais moment sous l’œil des caméras feront perdre des points. Dire du bien du gouvernement en fera gagner. Et selon la moyenne, les citoyens pourront ou non accéder à des services (voyager en première, mettre ses enfants dans une école privée, etc.).
 
De nombreux programmes de télévision ont popularisé et banalisé la notation de son prochain : Un dîner presque parfait, Bienvenue chez nous, Quatre mariages et une lune de miel, etc. Dans tous les cas, le format de l’émission repose sur l’appréciation par plusieurs personnes du goût d’une autre : on juge ses plats, la décoration de sa chambre, sa robe de mariée et, surtout, on leur attribue une note. Chaque hôte affirme son goût avec autorité, persuadé d’être l’arbitre des élégances et du bon goût.
 
À la mise en spectacle de soi s’associe alors la conviction d’être aussi la mesure de toute chose, d’être le seul juge. Par conséquent, le jugement de l’expert ou du critique de métier (gastronomique, littéraire, cinématographique, etc.) se trouve, si ce n’est totalement dévalué, tout au moins rétrogradé, la note moyenne des jugements des utilisateurs valant souvent plus que celui, isolé, de l’expert.
 

Je m’avance masqué

René Girard note que le verbe krinein en grec signifie d’abord « juger » puis « condamner »(5). Une troisième condition va faciliter ce glissement sur internet : l’anonymat. Si celui-ci peut avoir des vertus pour dénoncer des dysfonctionnements de notre société, comme c’est le cas des Anonymous, il facilite aussi l’exercice de deux déclinaisons de la méchanceté.

 Dresser des personnes contre les autres est le plaisir du troll. 
« La méchanceté est en première ligne l’esprit de division », écrit le philosophe français, Vladimir Jankélévitch. Dresser des personnes contre les autres est le plaisir du troll. Il vient contrarier la vision édénique de l’internet comme lieu de la démocratie où chacun peut discuter avec tout le monde sans souci de la hiérarchie. En s’avançant masqué, il déstabilise la situation d’équilibre dans laquelle se trouve une communauté formée dans les échanges verbaux. En feignant d’entrer dans la discussion, il met en crise les règles de la conversation fondée sur l’idée que les acteurs de la communication verbale visent à améliorer leur représentation mutuelle du monde(6). Le but ultime de cette intrusion dans une machine trop bien huilée est bien souvent  de ruiner l’image de celui qui ne se présente pas comme un anonyme mais comme un expert. La dévaluation de celui-ci n’est plus seulement un état de fait, mais un sport de combat.
 
Si le troll est en fait le symptôme d’un malaise politique qui secoue en profondeur notre société, l’anonymat peut être tout simplement une possibilité d’exprimer sa cruauté en toute impunité. J’ai récemment analysé les commentaires d’une séquence d’Un diner presque parfait, dans laquelle on voit la maîtresse de maison, Sandra, lancer un verre d’eau à la figure de l’un de ses hôtes qui s’est indigné qu’elle ait utilisé des cerises en conserve pour son dessert. La scène a été postée le 17 janvier 2015 sur Youtube, a été vue 3 678 120 fois au 9 mai 2018 et a été commentée par 7 871 internautes. Deux jours avant l’écriture de cet article, un commentaire a encore été ajouté. Très généralement, les internautes s’en prennent au physique de la jeune femme, considérant que sa bêtise est proportionnelle à son poids et à son apparence. Il va de soi que ce n’est pas non plus le besoin d’augmenter la compréhension du monde qui motive le fait d’écrire quelques lignes sous un pseudo. À l’inverse du troll, qui casse la communication, le geste de Sandra permet de former une communauté, à la manière de ce bouc-émissaire qui, selon René Girard, soude un groupe dispersé(7). Il suffit de voir comment au fil du temps, les voix se répondent et s’encouragent les unes les autres à redire la même chose pour constater que ce ressassement est fonctionnel. Les commentaires, les notifications, les tweets permettent de construire une autre communauté que celle policée de la société et, pour cette raison, elle a besoin de victimes. Ici comme ailleurs, on le constate « la méchanceté […] loin d’abolir l’objet haï, il arrive plutôt qu’elle l’entretienne, qu’elle s’amuse à en prolonger l’existence afin de jouer le plus longtemps possible avec sa proie ».
 

« Ton malheur est mon bonheur »

Tout cela ne serait rien si le téléspectateur ou l’internaute ne prenait pas un plaisir manifeste au spectacle de ces divers actes de méchanceté. Passée l’illusion entretenue par les producteurs que les reality shows, à la suite de Psy-Show, témoignait d’un pacte compassionnel, il a bien fallu admettre que ces programmes, au contraire, provoquaient un sentiment d’un autre ordre, une certaine satisfaction du téléspectateur à se dissocier de celui qui était dans l’écran. Déjà au XVIIIe siècle, le philosophe Edmund Burke notait cette délectation paradoxale, ce delight, éprouvé à la vision d’une tragédie, qui tiendrait « d’abord au soulagement que nous éprouvons à la pensée qu’une histoire aussi mélancolique n’est qu’une fiction et, ensuite, à la considération que nous sommes nous-mêmes exempts des maux que nous voyons représentés(8).

Deux siècles plus tard, Vladimir Jankélévitch est allé plus loin en formulant « le chiasme sadique de l’agressive et gratuite méchanceté » : « Ton malheur est mon bonheur. (9) » La programmation de la téléréalité, et spécialement celle d’aujourd’hui, avec ses embrouilles, ses personnages ignorants et ridicules, s’est bâtie sur ce sentiment. Les commentaires sur les forums, les sites de partage, en sont la continuité. Dans le pire des cas, celui de la haine, la conscience de notre finitude entraîne une vengeance par anticipation, qui « se venge non d’un acte mais de l’existence de l’autre », comme si l’existence de l’autre était une « atteinte à la mienne ».(10)           

 Le téléphone portable, comme le web 2.0, ont amplifié des conditions de la méchanceté auxquelles la télévision nous avait déjà habitués. 
La méchanceté à l’ère numérique n’est sans doute pas très différente de ce qu’elle était avant dans d’autres médias ou même en dehors : besoin de dégrader l’autre, de le souiller, de diviser, besoin de boucs émissaires pour se construire une illusoire communauté. Mais les réseaux sociaux réunissent des conditions – mise en spectacle, jugement, anonymat – qui en font des terrains fertiles. Le téléphone portable, comme le web 2.0, ont amplifié des conditions de la méchanceté auxquelles la télévision nous avait déjà habitués. À cela s’ajoute l’idée qu’internet est un lieu où l’on peut s’affranchir des normes de la société. Qu’il s’agisse du troll qui lutte contre une communication verbale trop huilée, de la valorisation des gestes d’impolitesse (mettre un verre d’eau à la figure de quelqu’un), de l’attaque contre les experts, il s’agit de contester un ordre social dans lequel le « méchant numérique » n’a pas l’impression d’exister. 
 

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Crédit photo : iStock/RichVintage

(1)

François JOST, Les Nouveaux méchants. Quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal, Bayard, 2015 

(2)

Guy DEBORD, La société du spectacle, Folio, 1967 

(3)

François JOST, L'empire du loft, La Dispute, 2002, 2e édition augmentée, L'empire du loft (la suite), 2007. 

(4)

eFrançois JOST, L’empire du loft, La Dispute, 2002, 2e édition augmentée L’empire du loft (la suite), 2007.      

(5)

René GIRARD, Le Bouc émissaire, LGF, Le livre de poche, 1982, page 35. 

(6)

Dan SPERBER et Deirdre WILSON, La Pertinence, traduction française, Minuit, 1986. 

(7)

René GIRARD, Le Bouc émissaire, LGF, Le livre de poche, 1982, page 35. 

(8)

BURKE Edmond, Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau, Vrin, 1990, page 85. Cité par Falhault, op. cit La Méchanceté, Descartes et Cie, 1998, page 99. 

(9)

Vladimir JANKÉLÉVITCH, L'innoncence et la méchanceté, Flammarion, 1992, op. cit., page 118. 

(10)

Jean-Paul NANCY, « La haine, le sens coagulé », Document pour la conférence « Les messages de haine dans le discours politique - Quelles responsabilités ? » organisée par le Conseil de l'Europe à Varsovie, août 2013, page 8. 

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