L'enfer du jugement
Le téléspectateur n’est plus seulement cet être passif qu’on se plait à opposer aux actifs acteurs de la réalité : il juge.
Mais laissons de côté ces différentes manifestations de la spectacularisation de la vie pour examiner ce que devient l’autre dans ce contexte. Déjà ce qu’il va devenir est en filigrane dans ce public assis dans un coin du studio de
Psy-Show. Le téléspectateur n’est plus seulement cet être passif qu’on se plait à opposer aux actifs acteurs de la réalité : il juge. Au début, ce ne sont que quelques remarques gentilles adressées à un couple, mais cela devient, quelques années plus tard, un outil d’exclusion.
Loft Story innove moins en enfermant des jeunes dans un studio transformé en appartement pendant des semaines, qu’en remettant leur destin télévisuel entre les mains des téléspectateurs. « Pour Loana, faites le 60 001 ! », « Pour Jean-Edouard, faites le 60 002 ! »… On se rappelle comment, par un simple texto, il était possible de voter pour exclure les candidats, puis pour les « nominer » (le premier terme ayant choqué les intellectuels dont j’étais, on lui préféra très vite le second). Une nouvelle technologie de la communication – le téléphone portable – va faire du jugement du téléspectateur une arme fatale. Mais, à présent, il n’est pas nécessaire de s’embarrasser des nuances d’une argumentation, comme dans
Psy-Show, une touche de téléphone suffit, comme un pouce levé ou retourné pour mette fin à la carrière télévisuelle d’un candidat.
Le développement du web 2.0 renforce ce rôle conféré au jugement : en 2000, apparaît Tripadvisor qui propose l’évaluation des hôtels ou des restaurants, permettant aux internautes de noter les établissements qu’ils ont visités (0 à 5) et de laisser des appréciations. Ceux-ci, à leur tour, peuvent noter les clients. La vie devient une sorte d’école continuelle où l’on passe constamment un examen dont le jury est constitué par les gens qu’on rencontre, comme l’illustre parfaitement un épisode de
Black Mirror, où l’on voit l’enfer que deviennent les relations sociales lorsqu’elles sont soumises aux jugements d’autrui (
Nosedive, épisode 1, saison 3). La Chine va d’ailleurs lancer, en 2020,
une application qui notera les citoyens en fonction de leurs comportements sur les réseaux sociaux ou dans la vie réelle. Les propos dissidents ou le fait de traverser au mauvais moment sous l’œil des caméras feront perdre des points. Dire du bien du gouvernement en fera gagner. Et selon la moyenne, les citoyens pourront ou non accéder à des services (voyager en première, mettre ses enfants dans une école privée, etc.).
De nombreux programmes de télévision ont popularisé et banalisé la notation de son prochain : Un dîner presque parfait, Bienvenue chez nous, Quatre mariages et une lune de miel, etc. Dans tous les cas, le format de l’émission repose sur l’appréciation par plusieurs personnes du goût d’une autre : on juge ses plats, la décoration de sa chambre, sa robe de mariée et, surtout, on leur attribue une note. Chaque hôte affirme son goût avec autorité, persuadé d’être l’arbitre des élégances et du bon goût.
À la mise en spectacle de soi s’associe alors la conviction d’être aussi la mesure de toute chose, d’être le seul juge. Par conséquent, le jugement de l’expert ou du critique de métier (gastronomique, littéraire, cinématographique, etc.) se trouve, si ce n’est totalement dévalué, tout au moins rétrogradé, la note moyenne des jugements des utilisateurs valant souvent plus que celui, isolé, de l’expert.