« Halo » ou Microsoft au pays des gamers

« Halo » ou Microsoft au pays des gamers

Halo est le succès transmédia de Microsoft qui lui a permis de lancer sa Xbox. Grâce à cette franchise, l'entreprise a pu conquérir les gamers du monde entier et créer un nouveau modèle d'interaction entre joueur et producteur de jeux vidéo.

Temps de lecture : 16 min

En 1999, alors que Sony s’apprête à lancer sa deuxième console Playstation, Microsoft qui s’était jusque-là cantonné au développement sur PC, se met à travailler sur sa propre console de salon, la Xbox. La même année, Steve Ballmer, président du groupe, décide de sectionner la multinationale informatique en cinq divisions spécialisées, dont l’une d’entre elles se dédiera au divertissement et aux appareils embarqués (« Entertainment and Devices »). Pendant près de dix ans, la division fera office de placard aux incursions semi-ratées de Microsoft dans le marché du divertissement, du mobile et des produits technologiques innovants, en regroupant en son sein la console Xbox puis Xbox 360, le studio de jeux vidéo Microsoft Game Studios et Windows Phone. En 2007, cette division enregistre les pires résultats du groupe en totalisant jusqu’à 1,9 milliards de dollars de pertes, mais dès 2008, le revenu de la division gagne 90 % et en 2011 elle enregistre le meilleur premier trimestre de l’entreprise avec des bénéfices s’élevant à 4 millions de dollars.

Capture d'écran d'un comics Halo. On voit le personnage principal au centre en armure avec une visière jaune, autour des cases avec des personnages qui interagissent entre eux.


Cet îlot d’infortune s’avèrera cependant être une véritable niche, un lieu d’expérimentations où naîtront les jeux en réalité alternée (Alternate Reality Game) modernes (l’ARG de référence The Beast y sera créé) ainsi que les grands noms du mouvement transmédia (42Entertainment, Fourth Wall Studios, No Mimes Media, Six to Start…). Au demeurant, elle entretiendra l’un des plus grands environnements expérimentaux et de référence en la matière, avec la franchise Halo. La franchise multi-supports Halo ne serait cependant jamais devenue transmédiatique (au sens d'un univers éclaté mais cohérent et alimenté par des auteurs distincts) sans le passage par le carrefour de la culture numérique au sens large - informatique, vidéoludique, digitale. D'un blockbuster ou d'une série d'un nouveau genre au phénomène de divertissement global, Halo est nourri depuis dix ans de cette culture du remix, de l’expérimental et de campagnes de publicité maintes fois récompensées. Aujourd'hui, le studio de développement historique Bungie, créateur originel de la saga laisse la main à Microsoft : 2012 marquera le début, avec la sortie de Halo 4, d'une nouvelle trilogie - la trilogie du Reclaimer.

Ce dossier, accompagné de trois interviews d'un chercheur (Alexis Blanchet), d'un essayiste (Daniel Ichbiah) et de deux pro-amateurs (Antoine Martin et  Juan G. Gonzalez, community managers de Halo France), se propose donc d'analyser comment la firme de Redmond a transformé une série de jeux vidéo sur console en une saga renouvelée cette année avec la sortie de Halo 4, premier opus d'une nouvelle trilogie.

Des feuilles EXCEL au First Person Shooter

 

À l’aube du XXIe siècle, Microsoft, l’entreprise emblématique de la révolution informatique des années 1980, vieillit et comprend rapidement qu’une nouvelle révolution, à la fois numérique et du divertissement, est en marche. Numérique, car la massification de l’accès à Internet et l’ « humanisation » de la technologie succèdent à une technologie du hardware et des feuilles EXCEL. Les populations s’équipent et recherchent de plus en plus des services conviviaux, aussi bien au niveau fonctionnel, dans ce que la technologie peut offrir en termes de loisir, dans le quotidien, qu’en termes de facilité d’utilisation, de design, d’expérience utilisateur, ce que le groupe Apple comprendra mieux et plus rapidement. En 2001, 42 % des foyers américains possèdent une console de salon. Appareils technologiques souvent lourds, les consoles réussissent à faire oublier leur nature informatique, pour se rapprocher d’un appareil de lecture comme un lecteur DVD. L’objectif est de procurer une expérience de divertissement, différente de celle du cinéma car basée sur la simulation et l’évolution à la première personne d’un utilisateur dans l’espace, à l’aide d’une manette.
 

En faisant abstraction de la nature informatique de l’appareil, on est en réalité bien loin du cœur de métier de Microsoft comme l’explique un article du New York Times en 2001 s’intéressant au lancement en grande pompe de la console Xbox, véritable gageure du groupe. La console aura en effet nécessité trois ans d’investissements en recherche et développement, de consultations d’experts et de réflexions commerciales quant à son positionnement. Microsoft explore là, comme l'exprime très justement le New York Times, un territoire méconnu de l’acteur informatique : le territoire du « fun », du divertissement, du storytelling. N’étant pas en position de force sur la chasse gardée de Sony et Nintendo, Microsoft décide de façon plutôt étonnante, d’adresser sa console à un public particulièrement exigeant et connaisseur : celui des gamers. En martelant que la Xbox « a été conçue par des gamers, pour des gamers », Microsoft prend beaucoup de risques mais justifie ce positionnement d’entrée de jeu. Les gamers seraient des férus de performance et de sophistication technique : Microsoft leur offre une console sous stéroïde, basée tout simplement sur ce qu’elle sait faire, à savoir la technologie des ordinateurs PC. La Xbox est ainsi la première console a bénéficié d’un disque dur de 8 gigabits, d’une mémoire vive conséquente et d’un cache de données. Elle recèle de nouvelles possibilités graphiques, des expériences de jeu plus confortables là où la Playstation doit être couplée à une multitude de cartes mémoires externes vendues séparément. La Xbox promet d’ores et déjà un accès à Internet et la consommation de services en ligne en streaming. Par ailleurs, Microsoft mise sur un dialogue serré avec ce qu’ils considèrent être des « ambassadeurs » en puissance de la Xbox : les gamers sont consultés dans des bus qui sillonnent les Etats-Unis et qui permettent de bêta tester la console. Ces tests itinérants sur machine, qui vont vers le public, préfigurent pour Microsoft une stratégie inédite mais payante. La console obtient sa sortie la bienveillance des joueurs qui se sentent inclus dans la production et l’histoire de ce qu’on considère être une console révolutionnaire.
 

Or, la performance technique de la console ne permet pas à elle seule d'asseoir dans la durée sa console. Microsoft sait qu'il lui faut trouver un system seller : comme le nom l'indique, un contenu moteur des ventes d'un système, d'une technologie et en l'occurrence d'une console, à l'image de ce que sont les logiciels de système d'exploitation Windows aux machines PC. Microsoft maintient donc son positionnement et son coeur de cible gamer en choisissant un genre particulier, le First Person Shooter (FPS).

Si le choix n’est a priori pas très audacieux et le concept plutôt faible pour enthousiasmer les foules, il s'agit dans le détail d'une exécution radicale qui revisite et améliore de fond en comble le genre, par et pour la console Xbox. En 1999, Bungie, un éditeur indépendant qui compte moins de cinq salariés, est contacté par Microsoft pour créer cette machine de guerre exclusive à la Xbox. Le jeune développeur, apprécié des gamers, s’était déjà illustré avec un FPS disponible sur Mac et des jeux tactiques disponibles sous environnements Mac et PC. Microsoft confie donc à l’indépendant la tâche de fabriquer le system seller ou killer app de la Xbox : le jeu en question devra non seulement exalter la machinerie, et devenir une grande franchise fédérant une communauté autour d'elle et de la Xbox dont elle deviendra synonyme (et vice versa). L'enjeu de la pérennité, de la longévité et de l'alimentation à l'infini de cette franchise en germe est stratégique pour Microsoft. C'est là un enjeu économique - relancer régulièrement les ventes de console à chaque sortie de jeux de la franchise - et politique - prouver une vraie légitimité au sein des industries culturelles et inscrire au panthéon de la pop culture l'un de ses jeux qui serait connu au-delà du cercle restreint des gamers. Pour se faire, le jeu et la console doivent séduire d'abord leurs ambassadeurs et créer une relation forte. 

De la construction d’un blockbuster hybride sans passer par la case cinéma

 

Halo : Combat Evolved, le premier opus de la franchise, sort sur Xbox en 2001. Très attendu, le jeu de tir subjectif à la première personne aux airs d’aventure épique dans un décor futuriste, est très bien reçu et permet de marquer le lancement de la console. Les aventures du Master Chief, ce héros masqué mi-humain mi-machine, posent les bases d’un univers aux ramifications étendues colonisant d’autres supports.

Comme la chronologie ci-dessous permet de le constater, les sorties des épisodes console de la trilogie sont espacées de quatre ans pendant lesquels Microsoft et Bungie coopèrent parfois (mais pas toujours) pour proposer des adaptations romancées, des récits secondaires inédits sous forme de livres papier, romans, recueils de nouvelles, comics, etc. Ces récits sont la plupart du temps focalisés sur des événements et des intrigues, ou des personnages qui apparaissent ou sont mentionnés dans la trilogie principale dont l’intrigue est centrée sur le Master Chief que le joueur incarne.
 

Chronologie des produits de la franchise Halo : les pastilles bleues correspondent aux sorties jeux vidéo (console et ordinateur), les oranges aux formats livres (guides, comics, romans) et les violettes aux formats audiovisuels et expériences interactives promotionnels.

 

Parallèlement, une branche interne de la division Entertainment & Devices est créée spécialement pour faire face à l’extension grandissante du périmètre de la franchise. Prénommée 343 Industries, elle travaille conjointement avec le studio Bungie et la direction de Microsoft. La cohabitation entre les deux acteursse se passe relativement bien la majeure partie du temps, chacun ayant son périmètre d’action défini. Bungie, en tant que primo-auteur, s’occupe essentiellement des jeux et de la communauté de gamers. 343 Industries se charge de la cohérence globale de l’univers étendu, du développement d’œuvres « compagnons » et secondaires, du merchandising, des partenariats, des opérations spéciales (de promotion, de communication, liées à la communauté). Des premières tensions affleurent cependant en termes de contrôle et d’orientation de la franchise.

Bungie subit le contrecoup du succès du titre, notamment après le premier opus, avec le développement chaotique de Halo 2 sur lequel repose la pression d’exprimer au mieux les fonctionnalités en réseau de la Xbox. Le second opus, toujours sur Xbox, finit par sortir mais la pression se fait à nouveau sentir avec la perspective de la nouvelle console Xbox 360. Microsoft espère faire coïncider la sortie de Halo 3 avec celle de la Xbox 360 : Bungie se rebiffe contre un timing que le studio juge bien trop court et déclare par voie de presse que le jeu sortira quand le studio estimera que la qualité du titre sera optimale et non pas pour accompagner la sortie de la console. La Xbox 360 sort donc en 2005 et Halo 3 en 2007. Bungie annonce la même année que le studio reprendra son indépendance et ne développera plus de titres Halo pour Microsoft après deux titres « bonus », hors trilogie principale. La rupture paraît amicale, du moins Microsoft n’entreprend aucun recours pour forcer la main du studio qui a fait le succès de sa console. En fait, la firme garde le contrôle de la licence Halo (et donc de la franchise), débauche un certain nombre d’employés de Bungie, fait de 343 Industries un ersatz de Bungie et a désormais toute latitude pour orienter la franchise comme elle le souhaite. De son côté, le studio redevenu indépendant, signe un partenariat avec l’éditeur Activision pour produire des jeux vidéo qui seront cette fois disponibles sur plusieurs plateformes et consoles.
 

Halo 3 : ODST sort ensuite en 2009 et propose un arc narratif suivant le point de vue d’une unité de soldats d’élite dont l’histoire est parallèle à l’intrigue principale de Halo 2. Bien qu’on reste dans le genre du FPS, l’esthétique et la narration diffèrent des titres précédents et s’inspirent du roman noir. Un récit caché fragmenté en plusieurs unités, s’inspirant du feuilleton radiophonique I Love Bees, est inséré dans le jeu et propose encore un autre point de vue, celui d’une jeune civile. Halo : Reach, sort en 2010 et doit en principe clore la franchise : cet épisode prequel permet au joueur d’intégrer une autre unité d’élites, cette fois de Spartans (avant que le Master Chief ne devienne l’unique représentant de ces soldats transhumains suite à leur extermination), lors de l’invasion de la planète Reach qui ouvre la guerre contre le Covenant.

Au total, Microsoft annonce avoir vendu 52,7 millions de Xbox en 2011. La franchise Halo aurait généré 2,3 milliards de dollars en ventes et en 2010,et 6,3 millions de livres liés à l’univers auraient été vendus. Entre 2010 et 2011, la division Entertainment & Devices enregistre des bénéfices de 4 millions de dollars ainsi qu’une augmentation de 60 % de son revenu.
 

Évolution des ventes accumulées des jeux sur console (de la première trilogie aux deux derniers épisodes additionnels, Halo ODST et Halo Reach). À titre indicatif, une seconde courbe d’évolution des joueurs Halo enregistrés sur le Xbox Live (application permettant de jouer en réseau). La possibilité de jouer en réseau n’est disponible qu’à partir de Halo 2.


Début des années 2010, la Xbox 360 connaît un nouveau souffle avec le périphérique de reconnaissance gestuelle et vocale Kinect. Microsoft annonce alors le développement d’une nouvelle trilogie Halo, dont le premier épisode Halo 4 sortira en 2012. Par ailleurs, 343 Industries, qui développera désormais les nouveaux titres de la franchise, poursuit sa politique de partenariats avec des auteurs de science-fiction reconnus ou d’illustrateurs de comics (entre autres issus de Marvel). Seule inconnue restante de la franchise : le passage par l’adaptation cinématographique ou télévisuelle que Microsoft n’arrive toujours pas à solutionner après cinq ans de tentatives ratées, y compris avec de grands noms de l’industrie (Peter Jackson, Neill Blomkamp, Steven Spielberg). La mécanique plurimédia et de diversification marche à pleine vitesse et même le départ de Bungie ne semble pas mettre en péril l'équilibre d'une saga qui s'est autonomisée au fil de son expansion et de la délégation auctoriale(1) dont elle fait l'exercice. Néanmoins, la seule déclinaison multi-supports n'est pas synonyme de transmédia: c'est bien la délégation auctoriale (par qui ? avec quel public ?) et l'éclatement de l'univers (cohérence diégétique, expériences proposées) qu'il faut interroger pour examiner la nature transmédiatique de Halo.

Fonder l’expérience transmédia : du phénomène de divertissement pluriplateforme à l’environnement ouvert

 

Si dans un premier temps Microsoft était entré dans le marché des consoles par la porte gamer, la firme prépare en réalité la transformation de la Xbox en périphérique multimédia et de divertissement pour le grand public. Dix ans durant, l’entreprise contrôle la communication autour de sa console et de la franchise Halo dans cette optique : les commentaires autour des chiffres des ventes sont systématiquement mis en comparaison avec des produits culturels de masse à succès (cinéma, littérature), le FPS phare est systématiquement qualifié de « phénomène de divertissement » et non simplement de jeu vidéo. Microsoft investit chaque fois plus en dépenses marketing, y compris expérimental, pour faire de la franchise un objet de culte et attirer de nouveaux consommateurs. La dimension sociale de la franchise fait partie intégrante de la stratégie promue par la qualification de « phénomène ». Rapidement, la figure du Master Chief devient une icône de la pop culture. La communication elle-même, paradoxalement très rarement basée sur les réseaux sociaux, est prise en charge par des agences de publicité et des studios transmédia réputés pour leur créativité et leur capacité à créer une mythologie et des dispositifs immersifs dans les campagnes produites. La campagne emblématique de la franchise, « Believe » pour Halo 3, aurait coûté 40 millions de dollars à Microsoft. Cette campagne comprend un diorama (maquette muséographique servant de reproduction de scènes de guerre), une vraie-fausse exposition d'un photoreporter de guerre (Jack Courage) à Londres, des courts métrages documentaires interrogeant des vétérans de guerre ayant combattu « aux côtés du Master Chief ». L'ensemble joue sur le brouillage des genres (esthétiques, muséographique) et des cadres de l'expérience (le vrai-faux, le réalisme, la suspension de l'incrédulité) de façon à charger de réalité cet univers imaginaire, d'immerger les spectateurs et de rallier autour d'une histoire transfigurée en Histoire. On joue donc sur les aspects de l'expérientiel, de l'émotionnel, du vécu, dimensions qui entretiennent la connivence avec les habitués et invitent le grand public à s'aventurer dans cette histoire en marché, à la trame riche et à la narration sophistiquée. Les jeux en réalité alternée I Love Bees et Iris, ainsi que les formats associés intégrés dans les jeux eux-mêmes, comme Sadie's Story, s'appuient sur les mêmes ressorts.

En 2011, Frank O’Connor, autrefois Content Manager de Bungie devient directeur en charge du développement de la franchise chez 343 Industries (division de Microsoft en charge de Halo). Il revendique lors d'une interview 5 à 6 millions de fans de la série.
 

Campagnes promotionnelles et jeux en réalité alternée (récit interactif multiplateforme) : le feuilleton « radiophonique » I Love Bees et le comics – jeu de piste Iris

Campagnes promotionnelles et jeux en réalité alternée (récit interactif multiplateforme) : le feuilleton « radiophonique » I Love Bees et le comics – jeu de piste Iris

Un tournant décisif : l’immersion dans la culture numérique

 

Dans son article sur les différentes formes de « faire soi-même » dans les jeux vidéo (2008), le chercheur Sébastien Genvo part du constat qu’il existe une grande variété de formes de créations amateures autour de la pratique vidéoludique des joueurs transposées dans l’environnement en ligne : tantôt pour améliorer les jeux (création d’outils), tantôt pour transposer dans des montages vidéo l’expérience du joueur (walkthroughs, machinimas, montages musicaux). L’auteur questionne cette tendance qu’a le monde numérique à « favoriser l’acte de l’utilisateur ». Cette interrogation mène à trois grandes catégorisations de la posture des utilisateurs-joueurs : l’attitude ludique, l’attitude exploratoire, l’attitude autotélique ou réalisée en et pour elle-même. Dans le cadre de Halo, on retrouve diverses actions destinées à exploiter ces caractéristiques liées au milieu numérique. Ainsi, en 2003, un groupe d’amateurs de Halo décide de faire une série de webisodes en empruntant un genre audiovisuel particulier : le machinima. Tournés à l’intérieur de l’environnement virtuel des jeux et doublés avec leurs propres voix, le genre est propre à la culture vidéoludique. La série appelée Red vs Blue, oscille entre la rigolade entre amis et la satire existentialiste. Elle se compose d’épisodes hebdomadaires de cinq minutes chacun. En 2004, le Wall Street Journal estimait les téléchargements hebdomadaires de la websérie entre 650 000 et un million pour un revenu annuel de 200 000 dollars par an pour ses créateurs, qui produisirent une compilation DVD. Bungie contacta assez rapidement les auteurs (Rooster Teeth Productions), pour les féliciter et Microsoft alla jusqu’à les contacter pour produire d’autres formats courts. Par ailleurs, Red vs Blue créa un précédent inattendu : non seulement les producteurs autorisent le détournement de leurs produits à des fins créatives, y compris si cela génère des recettes pour les créateurs de ces détournements, mais au-delà de ça, Microsoft encadre juridiquement et promeut ces pratiques avec l’aménagement d’une licence de contenus (la « Game Content Usage Rules ») inspirée de licences numériques ouvertes creative commons.

 

Réalisant que le communautaire doit s’accompagner d’une reconnaissance des actions des joueurs au-delà de la simple consommation, d’une légitimation des productions et d’une réciprocité des efforts engagés (productions, attention), Microsoft développe des contenus inédits en ligne et soigne ses rapports avec ses fans, notamment ceux qui entretiennent des sites de fans. En France par exemple, la page Facebook Halo France est créée à l’initiative de Microsoft mais elle est entretenue par deux gérants de sites de fans (Halo.fr et Halo Destiny) qui gardent certes le contrôle éditorial des publications, mais qui font office de courroie de transmission au sujet des mises à jour de la franchise. En échange, les pratiques communautaires inhérentes aux sites de fans (tels que les concours), sont dotées de lots mis à disposition par Microsoft. La logique permet aux producteurs de s’inspirer et d’intégrer les pratiques liées à la culture numérique pour proposer une expérience continue, notamment avec des contenus inédits, tant sur la forme que sur le contenu. En 2011, le portail Halo Waypoint s’inscrit dans la tendance : on y retrouve une encyclopédie multimédia, reprenant aussi bien des caractéristiques d’un guide interactif et d’un annuaire de contenus amateurs ou même secondaires (feuilleton audio I Love Bees ou comics interactif Sadie’s Story qui deviennent ainsi authentifiés) que des éléments de coulisse (interviews, documentaires) ou des espaces personnalisés socialisant et étendant l’expérience du joueur (mini jeux pour augmenter son niveau). Enfin, le portail s’illustre en véritable chaîne médiatique en proposant une programmation (par exemple, la diffusion d’un comics animé inédit tel que Halo : The Mona Lisa) ou en se déployant sur plusieurs plateformes mobiles.
 

Capture d'écran d'un jeu Halo sur mobile et tablette. On voit différents éléments du jeu et de son interface.

Halo Waypoint : portail encyclopédique et plateforme communautaire ludique. Disponible en tant que disque additionnel pour console (ou via Xbox Live), sur Internet et appareils mobiles.


Avec l’annonce de la sortie d’une nouvelle trilogie, 343 Industries espère aujourd’hui pouvoir séduire un public plus jeune. En dehors d’une pléthore de romans formant la vaste histoire de la mythologie de Halo, Halo 4 devrait être en 2012 un véritable test pour le studio de Microsoft, anciennement chargé de la licence et non pas du développement. En 2011 déjà, le remake du premier Halo (Combat Evolved) offre des fonctionnalités nouvelles, rendues possible par la Xbox360 munie de l’accessoire Kinect, parmi lesquelles la possibilité pour le joueur de recharger son arme par commande vocale. Une bibliothèque d’artefacts, à compiler progressivement au fil de la partie, revisite l’idée d’encyclopédie interactive et reprend certaines caractéristiques du genre du jeu d’aventure sans pour autant nier l’ADN de base du jeu : le FPS.

L’exemple de Halo, en tant que fiction transmédia, est emblématique et permet de tirer quelques enseignements en termes de design d’expérience et de dispositif de relation. D’une part, on constate que l’univers et la mythologie développés sont en expansion permanente. Loin d’être le simple fait du récit de cette épopée et de la richesse mythologique, cette autoalimentation du système découle d’une compréhension affinée des interactions entre culture vidéoludique, culture amateure en ligne et culture de la consommation médiatique. Affinée car, comme le montre l’entretien avec deux gérants de sites de fans (Halo.fr et Halo Destiny), Microsoft est passé maître dans ce qu’on appelle la gestion communautaire. Celle-ci constitue le ciment d’un paradigme de la relation qui organise l’édifice complexe constitué par la narration officielle, les contenus des fans et la réécriture « du sens » de l’ensemble.

Ensuite, cet effort de relation (au sens de relater, de rendre compte, de témoigner) est rejoint par une logique qui encourage et produit des mises en relation d’éléments épars, multiformats, de sources multiples, à reconstituer à l’infini. Pour cela, il faut effectivement ménager des marges et des trous dans la structure, de façon à alimenter l’activité de spéculation et de mise en ordre toujours recherchée mais jamais résolue par ceux qui font office d’autorités auctoriales (les « producteurs officiels »).

 

Enfin, le système s’appuie sur une dimension relationnelle, que d’aucuns qualifierait d’émotionnelle au sens où il s’agit de l’aspect le plus social et identitaire de la réussite du dispositif. Il permet en effet de fonder une communauté Halo, où la passion devient « fiction utile », support identitaire de relations sociales, s’insérant dans le quotidien des individus, parfois sur plusieurs années. À juste titre, l’objet du transmédia est le design d’expérience : inspiré du game design, il s’agit de fonder l’expérience, notamment l’expérience sociale et l’expérience personnelle d’immersion, pour activer le sentiment d’être pris dans, d'avoir une prise et que ses actions soient prises en compte, de mise en dialogue des espaces et des temps de l’expérience vécue. On peut estimer qu’Internet et les cultures numériques (dont la culture vidéoludique fait déjà partie dès les années 90) constituent par ailleurs la pierre angulaire de ce système. Le « phénomène Halo » s’est exprimé dès lors qu’a été activée la logique de recours systématique au marketing alternatif ou digital(2), et que fût investi cet immense territoire numérique composé de productions de fans, de métadiscours, de spéculation, d’interactions et de contenus interstitiels (entre les jeux) pour maintenir une relation long terme.

 

Halo a su créer au cours des dix dernières années, un monde avec ses propres codes, sa propre histoire sans cesse déblayée, réinterprétée. Éclatée en une multitude de points de vue, dans laquelle a su s’emboîter l’expérience fictionnalisée des fans et des joueurs, le récit réussit à ne jamais s’épuiser. Aujourd’hui érigé au statut d’icône culturelle, ce monde à explorer, même à habiter, tire sa force de sa constante (ré)actualisation. Grande fresque de science-fiction ou récit de guerre, l’ouvrage devient toujours plus multidimensionnel, toujours plus chargé de densité, de réalité jusqu’à montrer de vrais visages humains en gros plan lors des derniers spots audiovisuels. Là où il n’y avait que le masque du Master Chief et des images 3D, des visages et de la granularité apparaissent : le rideau du puppet master est en réalité un miroir permettant d’entrevoir une réalité mixte faite de notre propre mise en narration. Une fictionnalisation ancienne, mais à l’image de la complexité et de la sophistication des médias de notre époque. Une époque qui cherche peut être, au-delà des mascarades récréatives à tous azimuts, à retrouver le rôle social et le sens des grands récits.

Références

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