Histoire de la page, de l'Antiquité  à l'ère du numérique

Histoire de la page, de l'Antiquité à l'ère du numérique

Anthony Grafton retrace l’histoire de la page, du rouleau à la tablette.

Temps de lecture : 5 min

Il est peu directement question de numérique dans le dernier livre d'Anthony Grafton, La Page de l'Antiquité à l'ère du numérique(1) (la sacro-sainte interactivité, la libération du lecteur, la délinéarisation du texte, etc.) et les conséquences politiques de tels changements - sans se livrer pour autant à des conclusions alarmistes -, c'est en effet davantage un éloge de la tabularité, de la mise en page et des technologies d'accès aux textes qui est proposé. L'entreprise d’Anthony Grafton consiste ainsi à tirer de son érudition des exemples de réalisations passées suffisamment novatrices et déstabilisantes pour nous amener à nous interroger sur nos propres angoisses et dépasser, dans la lignée de Gilbert Simondon(2) , les débats stériles entre technophiles et technophobes.

 Anthony Grafton nous livre un éloge de la tabularité, de la mise en page et des technologies d'accès aux textes 
Car si les hommes du passé ne sont pas devenus plus ignorants en utilisant des procédés déjà décriés en leur temps (comme Ann Blair, une autre historienne du livre, l'a montré(3) ), nous pouvons comparativement et raisonnablement penser que nous exagérons les effets négatifs des « nouvelles technologies »(4) sur nos mémoires et nos apprentissages.

Le deuxième chapitre de son enquête - peut-être le plus intéressant - examine d'abord les conséquences et les raisons du passage du rouleau au codex dans les communautés chrétiennes du IIe siècle après J.-C. Parce qu'ils eurent probablement besoin de comparer les Évangiles et de recourir à un support facilement maniable et transportable, à une époque où ils étaient encore persécutés, les chrétiens furent sans doute les premiers à adopter massivement(5) l'organisation paginale, avec son mode de découpage, de manipulation textuelle et de condensation. Ainsi des Hexaples d'Origène (IIIe après J.-C.), dans lesquels la Bible est divisée en six colonnes par page (texte hébreu à gauche, Septante à droite accompagnée de traductions), qui auraient occupé les rayons entiers d'une bibliothèque s'ils avaient été réalisés en rouleaux.

Cette adoption traduit aussi, comme on l'a ailleurs fait remarquer(6) , une nouvelle relation de l'homme au monde, inscrit dans un dispositif graphique qui la rend visible et qui la travaille. Le terme « pagina » évolua ainsi pour ne plus simplement désigner des « rangées de pieds de vigne » mais d'abord des « rangées de colonnes sur un rouleau de papyrus » puis une unité matérielle et intellectuelle (la page) à partir de laquelle et sur laquelle de nouvelles initiatives vont pouvoir être menées. Exemplaire, à ce titre, le travail d'Eusèbe de Césarée (269-335 après J.-C.) qui, pour mettre à bien ses ambitions (implanter et diffuser la culture chrétienne sous Constantin en fournissant des Bibles aux nouvelles églises) mobilisa tout un centre de production de textes (un scriptorium) et de très nombreuses mains. Parmi ses réalisations : un système de correspondances (on parlerait aujourd'hui d'hyperliens) entre les quatre évangiles où chacun est découpé en bref segments, eux-mêmes classés dans dix tables auxquelles le lecteur est invité à se reporter, grâce au numéro de chaque table indiqué marginalement, pour découvrir les passages semblables. Le codex autorise donc de nouvelles formes de découpage et d'accès aux textes qui déterminent leur lisibilité, leur interprétation, leur circulation et leur transmission.
 
Le troisième chapitre confirme de telles conséquences. « Avec l'essor des ordres monastiques, écrit Anthony Grafton, les écoles se multiplient et les scriptoria peuvent produire des ouvrages de plus en plus complexes ». Or, ce sont ces expérimentations sur le corps de la page (couleur, lettrines, distinction du commentaire et du texte, rythmique du blanc, chapitrage, etc.) qui, aux XIe-XIIe siècles, permettront de passer (ou de rendre visible le passage) de l'âge monastique à l'âge scolastique, de la mémorisation totale d'un texte pour en retrouver les parties souhaitées à la consultation ponctuelle(7) et rendue possible par un ensemble de dispositifs graphiques (diagrammes, index, table des matières, schémas, etc.). On aurait pu craindre, avec l'avènement de l'imprimerie, que la sensibilité à l'objet typographique et le souci de la digestion des textes par leur singularisation ne s'affaiblissent ; mais des réalisations, comme la Chronique de Nuremberg (1493) de Schedel, parviennent à concilier les avantages de la mécanisation des techniques de production et ceux de la personnalisation, notamment grâce à l'articulation du texte et des illustrations qui facilitent, dans une savante rhétorique visuelle, la captation de l'attention et la fixation de la mémoire. Cet ouvrage, à la fois synthèse de l'histoire du monde jusqu'au XVe siècle et anthologie illustrée des villes médiévales, apparaît donc comme une œuvre originale, qui porte la vision d'un homme et les représentations de son époque, inscrites, exprimées et consignées dans l'architecture de la page.
 
 
Le dernier chapitre est une incursion dans le monde universitaire auquel Anthony Grafton avait déjà consacré un livre(8) . À partir de l'exemple du dictionnaire de Bayle, où s'accumulent les notes et les références, il montre la nécessaire acquisition de compétences de lecture, d'autant plus évidentes dans le cas des pages savantes. Si l'œuvre de Bayle peut sembler chaotique aux yeux du profane, elle est cependant le fruit d'une lente maturation qu'un lecteur peut apprendre à domestiquer (Voltaire semblait naviguer facilement dans ce labyrinthe textuel), pour peu qu'on l'y aide. L'Histoire naturelle de Pline resta en effet impraticable jusqu'à ce que les scribes « transfèrent le texte sur des pages de codex, beaucoup plus faciles à consulter. » Des commentaires furent ensuite ajoutés pour clarifier les passages les plus obscurs. Enfin, le découpage du texte en chapitre et l'ajout d'un index finit de faire de cette oeuvre un espace enfin navigable, mais rapidement saturé par un ensemble de commentaires (de la même façon, « à la fin du XVe siècle, les éditions de Virgile contiennent jusqu'à sept strates de commentaires. »).
 
Un texte et sa périphérie décrivent ainsi parfois une chorégraphie difficile à déchiffrer. Car les discours s'y mêlent au point que le lecteur peut ne plus savoir très bien que lire et qui lire : « Le commentaire peut être une sorte de lichen textuel, une moisissure capable de se développer uniquement dans les interstices d'un texte plus grand et plus durable, mais il peut aussi se transformer en un texte autonome proclamant l'originalité de son auteur ». C'est pourquoi, très vite, on inventa de nouvelles mises en page pour dissocier graphiquement les niveaux de parole et ainsi aider « le lecteur à identifier immédiatement la nature de chaque type de texte ». Le genre du commentaire ne cessa alors de se transformer(9) . Anthony Grafton se livre à une synthèse historique impossible à restituer avec exhaustivité ici), de l'Antiquité au XVIIe siècle, à la fois dans sa forme et dans sa perception (indispensable au Moyen Âge, soupçonné à la Renaissance, progressivement écarté, voire parodié, à l'Âge classique au profit des manuels), en exerçant un poids sur la production littéraire. C'est en effet les commentateurs de la Poétique d'Aristote au XVIe siècle qui parvinrent à faire circuler au siècle suivant, et notamment auprès des « classiques » (Racine, entre autres), l'idée d'une inscription de l'écriture dans la tradition antique.
 
On comprendra, au terme de ce parcours érudit, que l'exploration historique n'avait qu'un but : nous amener à anticiper des difficultés à venir en nous penchant sur des résolutions passées. Même si l'entreprise peut sembler naïve et théoriquement faible, elle a néanmoins le mérite d'être solidement menée. Après une telle démonstration, on regrettera seulement qu’Anthony Grafton se livre à une facilité en vogue qui consiste à s'abandonner à une prédiction désenchantée (« Il sera bon de s'en souvenir le jour où nos livres disparaîtront, avalés par les écrans de nos ordinateurs ») par méconnaissance d'un présent bien conscient des enjeux de la présentation, de la manipulation et de l'accès de l'information.
    (1)

    En juin dernier, Anthony Grafton prononça quatre conférences au Musée du Louvre rassemblées dans cet ouvrage. , historien du livre et des traditions textuelles. Mis à part le premier chapitre (« La page et son lecteur : de l'ère numérique à l'antiquité »), qui reprend des thèses trop connues sur les effets et les dangers supposés de la lecture sur écran (ralentissement, fatigue oculaire, distraction, etc.), analyse rapidement ses discours et ses imaginairesVoir Anne-Marie CHARTIER et Jean HEBRARD, Discours sur la lecture 1880-2000, Fayard, 2000. 

    (2)

    Gilbert SIMOND, Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, 2001.

    (3)

    Ann BLAIR, Too Much to Know: Managing Scholarly Information before the Modern Age, Yale University Press, 2010. Voir aussi Johnathan SAWDAY, Neil RHODES, The Renaissance computer, Taylor & Francis, 2007.

    (4)

    Voir Yves JEANNERET, Y'a-t-il (vraiment) des technologies de l'information ?, Presses Universitaires du Septentrion, 2007.

    (5)

    Les historiens s'accordent généralement sur le témoignage du poète Martial (1er-IIe siècles après J.-C.) pour situer les premières utilisations du codex. 

    (6)

    Emmanuel SOUCHIER, « Histoires de pages et pages d'histoire » dans L'Aventure des écritures : La Page, Bibliothèque nationale de France, 1999, p. 19-35. 

    (7)

    Ivan ILLICH, Sur l'art de lire de Hugues de Saint-Victor, Les Éditions du Cerf, 1991. 

    (8)

    Anthony GRAFTON, Les Origines tragiques de l'érudition : une histoire de la note en bas de page, Seuil, 1998. 

    (9)

    Voir Marie-Odile Goulet-Cazé et Tiziano Dorandi (dir.), Le commentaire : entre tradition et innovation, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2000. 

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