Histoire de l’écran, de Lascaux à l’iPad
Nul n’échappe aux écrans. Mais, qui connaît leur histoire ?
Nul n’échappe aux écrans. Mais, qui connaît leur histoire ?
« Écran, vous avez dit écran ? Mais que voulez-vous dire exactement ? » La progression de l'emploi du terme, suscitée par le développement anarchique de nombreux dispositifs permettant la diffusion d'images animées au cours du vingtième siècle, est peut-être l'occasion de faire le point sur ce « phénomène de société ».
L’animation des territoires s’accroît, les hommes pratiquent maintenant l’agriculture et l’architecture. Gens et choses circulent. En Mésopotamie, en Égypte, mais aussi en Chine ou en Amérique centrale, des formes d’écriture se développent au sein des grands foyers de civilisations.
Les communautés humaines se structurent peu à peu autour d’échanges, mais aussi de conquêtes et d’assimilations réciproques. L’histoire retenant plus difficilement celle des populations « sans histoire », pour qui souhaite y laisser une trace mieux vaut maîtriser l’art du graphe. Les images et les mots deviennent des moyens de recensement. Les hommes s’approprient maintenant la nature et, pour justifier son partage entre eux, s’en remettent à leur vue et à l’interprétation des signes.
L’espace se quadrille, la pensée se complexifie, c’est l’avènement de la philosophie : l’art de penser la pensée, l’amour de la sagesse ou l’amour du savoir. La distinction du corps et de l’âme devient sujet à réflexion. Le monde se conçoit par abstraction, l’image fait écran à la pensée, la matière agissant comme un filtre.
Illustrant les préoccupations immanentes à la pensée occidentale, le mythe de la caverne(2)
souligne l’importance des rapports entre « savoir » et « faire voir ».
Depuis près d’un millénaire, le codex a remplacé le volumen. La page permet la subdivision des ouvrages et, de là, la numérotation. Le livre offre de nouveaux moyens d’orientation au lecteur, grâce aux tables des matières et aux index. Collections de mots et d’images. C’est le temps des glossaires et des listes(3) .
En effet, de cette époque ne subsistent pas d’exemplaires d’écrans, mais des descriptions, des croquis, des représentations. Pourquoi ? Parce que l’écran fait partie du quotidien, ce n’est ni une réalisation noble, ni de grande valeur.
Le mot « écran » ne désignera dans un premier temps qu’un objet usuel et de peu d’importance, tout entier dévolu à la belle fonction de protéger l’homme du feu brûlant dans sa demeure.Le mot « écran » ne désignera dans un premier temps qu’un objet usuel et de peu d’importance, tout entier dévolu à la belle fonction de protéger l’homme du feu brûlant dans sa demeure.
Si l’on accorde généralement la paternité du premier traité sur la perspective à Léon Battista Alberti(4) (1404-1472), il nous apparaît ici nécessaire de nous arrêter sur quelques notions historiographiques d’importance. En effet, si dans sa description moderne, l’on fait bien référence à « l’écran plan » comme l’un des éléments de la perspective centrale, dite aussi géométrique, classique ou conique ou encore projection perspective, « système particulier de projection sur un plan bidimensionnel des objets à trois dimensions et de leurs divers rapports spatiaux, de telle sorte que la vision de l’image représentée corresponde à la vision des objets dans l’espace», pour la distinguer des autres formes qu’à pu prendre la perspective au cours des siècles, il n’est en réalité pas fait usage à l’époque du terme « écran ». On emploiera plus volontiers les termes « tableau » pour faire référence au plan vertical, et « géométral (ou plan de terre) » pour le plan horizontal.
Retrouvons maintenant notre escren de cheminée qui a subi quelques modifications. Initialement circonscrit dans le champ des arts décoratifs, il apparaît dans la littérature française de la première moitié du XVIIe siècle que l’écran jouit d’une relative mauvaise réputation quant à sa valeur artistique – « c’est un ignorant qui n’a jamais appris le Blason que dans les escrans » ; « un mauvais poète qui ne fait de vers que pour les escrans »(5) .
À la fin du XIXe siècle, les images et les mots abondent, et l’écran désigne maintenant aussi bien un format (« forme d’écran »), un dispositif d’encadrement d’œuvres à distinguer de celui du tableau (« écran sur pied »), que des supports neutres qui ne deviennent écran que parce qu’ils « font écran », c’est-à-dire soit qu’ils détournent ou atténuent un faisceau lumineux (en peinture ou en photographie), soit qu’ils participent d’un dispositif de diffusion d’images qui nécessite une surface disponible pour l’affichage momentané de ces images.
En quelques années, les écrans se sont installés aussi bien dans l’espace privé que dans l’espace public. Les artistes s’en saisissent, comme entre autre Moholy-Nagy, Duchamp, Léger, Gance, puis Nam June Paik avec ses 13 distorted TV Sets, le collectif SKB Promotei, avec Electronic Painter…
L’écran est associé maintenant à des valeurs plus sombres. Le roman 1984 de George Orwell, aussi bien que le Panopticon de Jeremy Bentham, expriment le malaise d’une société confrontée à ses paradoxes. Le télécran diffuse les messages de propagande du Parti, et permet dans le même temps à la « Police de la Pensée » d’entendre et de voir les citoyens-spectateurs. S’ouvre bientôt l’ère des webcams et des émissions de téléréalité, les écrans connectés enferment la société des médias dans un discours sur son propre système.
Le nouveau millénaire approche et la menace d’une catastrophe planétaire d’un ordre nouveau se diffuse par les écrans. Le « bug de l’an 2000 », évènement relevant de la mythologie néo-occidentale voit l’homme s’éveiller à la conscience de l’environnement technologique qu’il avait mis tant d’ardeur à déployer.
Projection, protection, surface, cadre, dispositif… La métrologie lexicale de l’écran donne à voir les différents foyers de sens qui racontent son histoire à travers le temps.
Jean-Patrick COSTA, L’Homme nature ou l’alliance avec l’univers, Alphée, 2011
Umberto ECO, Vertige de la liste, Flammarion, 2009
Léon Battista ALBERTI, De la statue et de la peinture, 1435
Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, 1690
Monique SICARD, L'année 1895. L'image écartelée entre voir et savoir, Synthélabo, 1994
Gilles LIPOVETSKY, Jean SERROY, L'Écran global. Du cinéma au smartphone, Points, 2011
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Crédits photos :
Visuel principal : Procédé du portillon de Durer
Homme de Néandertal - crâne découvert en 1908 à La-Chapelle-aux-Saints, France (Luna04 / Wikimedia)
Vidéo Ina.fr : Les premiers Européens : de -1 800 000 à -20 000
Tablette archaïque - Musée du Louvre (Marie-Lan Nguyen / Wikimedia)
Auspicium (Lalupa / Wikimedia)
Allégorie de la caverne par Pieter Jansz Saenredam (Skraemer / Wikimedia)
Cheminée médiévale (JPS68 / Wikimedia)
Description de l'oeil et de la vision par James Ayscough, pour illustrer l'usage et l'avantage des lunettes (Olaf Simons / Wikimedia)
Écran de cheminée (Mel22 / Wikimedia)
Zootrope (Solipsist / Wikimedia)
Les frères Lumière (Riana / Wikimedia)
Première radiographie (Old Moonraker / Wikimedia)
Statue à Francfort (Fb78 / Wikimedia)
Caméra de sécurité (Liftarn / Wikimedia)
Salle de marchés (ChrisiPK / Wikimedia)
« Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux ; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles. Je vois cela, dit-il. ».PLATON, La République, livre VII.
« Si, par hasard, nous voulions mesurer un corps humain, nous appliquerions sur ce corps cet instrument à l’aide duquel nous observerions et noterions la limite des membres en onces et en minutes. Ainsi, par exemple, la distance qu’il y a entre le sol et le dessus des pieds, la distance d’un membre à un autre, comme du genou à l’ombilic ou à la fontanelle de la gorge, et ainsi du reste. C’est là une chose que ni le sculpteur ni le peintre ne doivent dédaigner, car elle est fort utile et tout à fait nécessaire. » Léon Battista ALBERTI, De la statue et de la peinture (1435).