Attention captive
Outre leur fonction affichée, ces nouveaux outils ont pour objectif sous-jacent de maintenir le consommateur dans un contexte d’achat potentiel, l’invitant à demeurer dans un écosystème où son attention restera captive. Si vous avez, via votre enceinte connectée, l’univers commercial d’Amazon à portée de main, vous serez plus enclins à y réaliser aveuglément vos emplettes, avec d’autant plus de facilités que l’interaction vocale rend tout cela extrêmement léger et que l’algorithme vous bombardera de suggestions pertinentes, formulées grâces aux informations recueillies via cette même enceinte connectée. L’agent conversationnel est si proche du client que ses propositions ciblées et personnalisées pourraient à terme faire disparaître le marketing tel qu’on le connaît aujourd’hui. Orientant ouvertement nos perceptions, ces assistants intelligents sont porteurs de biais qu’ils évoquent parfois eux-mêmes sans détour. Demandez par exemple à Siri : « Est-ce que je dois acheter un téléphone Samsung ? » Et il vous répondra : « Eh bien, je suis peut-être biaisé, mais je préfère les produits Apple ».
Demandez à Siri : « Est-ce que je dois acheter un téléphone Samsung ? » Et il vous répondra : « Eh bien, je suis peut-être biaisé, mais je préfère les produits Apple »
Si elle peut sembler récente dans son usage quotidien, la commande vocale a en réalité plusieurs décennies d’existence, se développant à partir des années 1950 aux États-Unis, 1970 en France. Malgré quelques antécédents notables que nous ne pouvons ici recenser, c’est l’intégration, à partir d’octobre 2011, du logiciel Siri à l’iPhone 4S d’Apple qui aura incontestablement marqué un tournant, démocratisant auprès du grand public ce type de
software. Fruit d’un vaste programme de recherche américain lancé par la
Darpa en 2003 et visant à soulager les commandements militaires de la surcharge cognitive, Siri, et par extension ce type d’outils, nous invite à un usage finaliste et instrumental du langage, que l’on doit envisager dans le contexte élargi de ce que le philosophe italien Maurizio Ferraris nomme la
Mobilisation totale (titre d’un de ses récents ouvrages paru aux PUF en 2016).
Nous sommes, au travers de tous ces objets, mobilisés en permanence, dans un état d’alerte pareil à celui du soldat en guerre.
Nous sommes, au travers de tous ces objets, mobilisés en permanence, dans un état d’alerte pareil à celui du soldat en guerre. Cette porosité des logiques militaires et civiles, cette contamination de l’une par l’autre, doit nous faire envisager l’interface conversationnelle moins comme un instrument de dialogue facilité avec les machines, que comme un vecteur efficace d’enrégimentement. Comme l’avait fort bien montré Stanley Kubrick dans 2001, l’odyssée de l’espace au travers de la figure inquiétante de l’ordinateur de bord HAL 9000 — lequel s’exprimait au moyen d’une voix de synthèse —, l’individu, une fois reproduit dans ses processus les plus intimes, est alors sommé d’entrer dans le rang, en réduisant la parole à sa dimension uniquement performative. Envisagé du point de vue cybernétique, on l’invite alors à penser qu’il n’est pas une voix singulière avec tout ce que cela suppose de mystère et d’unicité, mais un simple processeur traitant de l’information de manière désuète, ralentie et imparfaite, une variable superflue, un grain de sable dans la machine.
À lire également dans le dossier De la radio aux robots parlants, métamorphoses de la voix
--