Internet fait-il disparaître les frontières ?

Internet fait-il disparaître les frontières ?

Alors qu’Internet annonçait l’avènement d’un espace mondial pour l’humanité, nous assistons à la résurgence progressive des frontières.

Temps de lecture : 10 min

Le 8 février 1996, John Perry Barlow publiait la Déclaration d’indépendance du cyberespace. Ce texte, considéré comme l’un des témoignages majeurs de la cyberculture qui prévalaient aux prémices d’Internet, fut rédigé en réaction à la Loi sur les télécommunications de 1996, approuvée ce même jour par Bill Clinton. Depuis, l’opposition ne cesse de s’intensifier entre ceux qui conçoivent Internet comme un espace indépendant des États et ceux qui appellent au contraire à sa gouvernance internationale.
 

« In China, Germany, France, Russia, Singapore, Italy and the United States, you are trying to ward off the virus of liberty by erecting guard posts at the frontiers of Cyberspace. These may keep out the contagion for a small time, but they will not work in a world that will soon be blanketed in bit-bearing media ».

John Perry Barlow, A Declaration of the Independence of Cyberspace, 8 février 1996.

Aujourd’hui, ce débat prend une forme différente. Alors qu’Internet constitue l’une des composantes majeures des sociétés contemporaines, les conflits d’intérêts dont il fait l’objet prennent une ampleur qui exige de mieux comprendre les virtualités de sa régulation. Alors qu’Internet annonçait l’avènement d’un espace mondial pour l’humanité, nous assistons à la résurgence progressive des frontières. Internet, jour après jour, se conforme de plus en plus aux injonctions des États, qui aspirent à recouvrer leur souveraineté. La mondialité d’Internet se trouve ainsi compromise par des dynamiques contradictoires. D’une part, nous assistons à un partitionnement réticulaire engagé par les firmes transnationales telles que Google ou Facebook, qui souhaitent concentrer la majeure partie des pratiques numériques au sein de leur propre réseau. D’autre part, nous observons un partitionnement territorial, engagé par les États, qui souhaitent qu’Internet se conforme à leur contexte juridique particulier.

L’abolition des distances

Des pratiques individuelles aux organisations collectives, Internet est devenu l’une des médiations les plus puissantes, au point de s’imposer progressivement aux médiations antérieures telles que le téléphone, le courrier postal, la radio, la télévision ou la presse papier. Internet s’avère être une remarquable technologie de redistribution des ressources pouvant être dématérialisées. L’information, la musique, les films, mais aussi la monnaie, circulent à présent à des vitesses considérables, pour un coût de plus en plus négligeable.

Internet constitue aussi un environnement inédit de collaboration, de coordination et de coproduction, qui autorisent des pratiques autrement impossibles, telles que le crowdsourcing ou le crowfunding. Wikipédia, Facebook, Google, Kickstarter ou Uber, bien que profondément différents dans leurs principes, résultent en effet du potentiel d’interaction permis avec le déploiement d’Internet, dont ils sont les héritiers.

Force est de constater qu’Internet a rendu possible une recomposition radicale des conditions pratiques de la coexistence. À l’échelle du Monde(1) , il est possible de s’informer, de s’exprimer, d’échanger, de coproduire ou de cofinancer, dans des proportions tout à fait exceptionnelles, qui engagent à repenser plus largement la gouvernance des sociétés qui organisent à de nombreuses échelles les pratiques individuelles et collectives.
 

 Internet accroît la capacité d’expression, d’action et de coordination, au point d’éveiller la vigilance à l’égard de toutes tentatives d’en affecter le potentiel  

Au premier regard, comment ne pas adhérer à La déclaration d’indépendance du cyberespace promue par John Perry Barlow ? Internet marque bien une étape décisive dans l’émergence de l’individu comme composante élémentaire du social et plus encore des sociétés. Internet accroît effectivement la capacité d’expression, d’action et de coordination, au point d’éveiller la vigilance à l’égard de toutes tentatives d’en affecter le potentiel.
 

Pourtant, en donnant l’illusion d’une abolition des distances, et en appelant à une abolition des frontières, cette conception d’Internet se heurte à plusieurs réalités, de plus en plus criantes, qui engagent à dépasser cette première lecture, tout en considérant l’utopie qui l’anime comme un projet politique parmi d’autres.

La pertinence des territoires

Pour mieux comprendre ce dont il est question, il est important de prendre plus au sérieux le propos de John Perry Barlow, tant il demeure pertinent pour saisir les enjeux contemporains d’Internet. Son texte remet en cause non seulement l’intervention des États dans la gouvernance d’Internet, mais aussi dans toutes autres formes de gouvernance. Il s’agit de dénoncer l’incapacité des institutions politiques à gérer toutes formes d’organisation sociale. Cette suspicion à l’égard de la politique instituée, partagée aussi bien par les pionniers d’Internet que par les promoteurs de ses formes contemporaines les plus marchandes, explique largement la réticence à toute forme d’intervention dans la gouvernance d’Internet.

La déclaration d’indépendance du cyberespace pose en cela un défi particulièrement délicat. Elle appelle à une « frontière » entre Internet et tout autre espace qui lui préexisterait. Internet disposerait en cela d’une frontière légitime qui justifierait sa souveraineté. Une frontière qu’il faudrait protéger à tout prix de la velléité des États à en prendre le contrôle. Internet constituerait une expérience inédite de coexistence qui devrait impérativement échapper à l’inefficience des formes de gouvernance archaïques que représenteraient les États.

Ce propos, profondément ancré chez les plus libertaires parmi les pionniers d’Internet, doit néanmoins être reconsidéré lorsqu’il est repris par ceux qui organisent à présent sa marchandisation. Ces dernières années, Google, Facebook et plus récemment Uber, incarnent le renouvellement de ce discours, tout en s’inscrivant dans une perspective très éloignée de celles qui prévalaient aux prémices d’Internet.
 

Surtout, de plus en plus, l’indépendance revendiquée dans cette déclaration ne résiste plus aux exigences de gouvernance contemporaine. Car sans aucun doute, non sans habilité rhétorique, John Perry Barlow négligeait le fait, pourtant majeur, que personne ne peut prétendre être pleinement citoyen du cyberespace, sans relever d’une autre spatialité qui ne saurait se soustraire aux États, aussi « archaïques » soient-ils. Accueillir les « esprits » est une chose, accueillir les corps en est une autre. Internet est manifestement un lieu d’une rare liberté pour les esprits, mais à mesure qu’il est habité par des acteurs de plus en plus nombreux, il apparaît de plus en plus que la contemporanéité d’Internet s’éloigne de plus en plus de l’utopie, technique et politique, qui s’imposait lors de son avènement.
 

Ces racines politiques d’Internet sont effectivement profondes, et il est difficile d’en comprendre les enjeux politiques contemporains sans considérer l’utopie qui participa à son élaboration. Bien qu’elles soient certainement plus anciennes encore, les origines d’Internet les plus évidentes remontent au début du XIXe siècle, lorsque le comte de Saint-Simon allait initier une pensée politique des réseaux dont l’influence se révélera être particulièrement importante. Plus récemment, c’est certainement la transposition de la cybernétique à la société proposée par Norbert Wiener après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale qui annonçait la convergence de la pensée libérale et libertaire au cœur d’une même conception d’Internet. Les héritiers de cette pensée allaient s’assurer qu’Internet soit un dispositif technique de circulation sans entraves de l’information, au service de la liberté individuelle.
 

Ainsi, la liberté de s’exprimer rencontre la liberté de commercer, à l’abri de toutes les formes d’autorités qui souhaiteraient contrôler l’information pour mieux asseoir leur pouvoir. Or, il apparaît à présent que la liberté individuelle à laquelle nous assistons ne s’exerce pas sans conflits d’intérêts, lorsque ses finalités divergent fondamentalement. Ces conflits dans l’expression contradictoire de la liberté rappellent les fondements mêmes de la politique, qui n’est autre chose que l’art délicat de la coexistence. Internet étant à présent l’espace de pratiques de plus en plus nombreuses et de plus en plus importantes, il n’est absolument pas surprenant qu’il fasse l’objet d’enjeux politiques qui ne se réduisent pas à de simples processus d’autorégulation.
 

 Pratiqué par des milliards d’individus, Internet accueille des pratiques dont les aspirations sont d’une rare diversité  

Google, Facebook, Amazon, Airbnb ou Uber œuvrent à s’affranchir le plus possible des contraintes institutionnelles héritées des organisations politiques qui régissent les territoires qu’ils souhaitent desservir, tout en s’assurant d’asseoir à tout prix leurs positions dominantes en décidant unilatéralement des pratiques qui conviennent. Dès lors, se pose inéluctablement la question de la frontière, et plus généralement de l’étendue territoriale de toute forme de gouvernance. Pratiqué par des milliards d’individus, Internet accueille effectivement des pratiques dont les aspirations sont d’une rare diversité.

La résurgence des frontières

En déstabilisant les ordres établis de nos existences contemporaines, constitués progressivement sur des millénaires et inégalement institués, Internet apparaît ainsi comme un puissant vecteur de changement, au même titre que le furent l’écriture, le livre, la presse, la radio ou la télévision. En revanche, en feignant de n’être le vecteur d’aucune autre forme d’asservissement et de ne promouvoir que la liberté, Internet pourrait au contraire donner naissance à des pouvoirs d’une puissance inédite, dont la légitimité serait encore plus discutable que celle dont se revendiquent les démocraties modernes. L’utopie qui souhaite affranchir Internet de toutes formes de gouvernance qui s’inscriraient plus largement dans l’histoire de l’humanité, présente le danger de prétendre à une forme de neutralité, alors qu’elle est la plupart du temps au service d’une conception particulière du vivre ensemble, lorsqu’il ne s’agit pas plus simplement d’idéologies au service d’intérêts particuliers.
 

Avec toutes les difficultés inhérentes à son exercice, la politique œuvre précisément à faire tenir ensemble la pluralité des existences, des désirs, des héritages et des intérêts. Ses formes actuelles les plus élaborées, incarnées par les régimes parlementaires, gagneraient certainement à évoluer plus encore. Elles sont fragiles, insatisfaisantes, lentes à se conformer à l’évolution des possibles et souvent sujettes aux détournements par des intérêts particuliers, assaillies par des lobbies parfois très puissants. Elles ont en revanche le mérite de proposer des règles qui rendent possible l’expression de la liberté individuelle, car elles assument pleinement le fait que si la liberté peut être partagée, les finalités de son exercice ne le sont pas.

 Il suffit de constater la diversité des frontières figurées sur Google Map pour se convaincre de leur persistance 

Force est de constater que les frontières n’ont pas disparu. Non seulement elles font l’objet de revendications croissantes alors que nous assistons à des replis nationalistes d’une rare puissance, en réaction aux puissantes dynamiques de reconfiguration de l’espace mondial, mais elles ressurgissent aussi avec beaucoup de force ces dernières années, alors que de nombreuses entreprises, soumises à de multiples pressions, se conforment à des injonctions contradictoires, qui émanent d’acteurs les plus divers. Il suffit de constater la diversité des frontières figurées sur Google Map pour se convaincre de la persistance des frontières, ou encore de la diversité des déclinaisons nationales des offres audiovisuelles pour saisir à quel point l’idéal d’un espace mondial qui s’affranchirait des États serait soumis à rude épreuve.

Quelle mondialité pour Internet ?

L’expérience d’une liberté sans limites, virtuellement possible avec Internet, fait à présent l’objet d’un intense débat, dont la dimension politique doit être prise au sérieux. La pertinence d’une telle liberté est discutée, alors qu’elle est remise en cause aux noms des libertés contradictoires, mais aussi, plus concrètement, de la propriété, de la sécurité et de la souveraineté. De plus en plus, il apparaît que ce projet de liberté sans entraves ne dispose pas de la légitimité et du consensus nécessaires à son établissement au-delà d’un projet technique.
 

Manifestement, Internet ne relève pas d’un projet de société qui est partagé par l’ensemble de l’humanité. Dès lors qu’Internet n’est pas un espace totalement indépendant et que ceux qui le pratiquent y mobilisent des réalités qui lui sont aussi extérieures, qu’il s’agisse d’informations, de films, de musiques, de monnaies, mais aussi des drogues, de faux papiers, de contrefaçons, de représentations pédopornographiques ou de pornographies involontaires, on comprend la résurgence du politique. Une telle association relèverait de l’amalgame grossier si nous n’en étions pas à reconnaître, avant toute nuance, l’enjeu politique de régulation des pratiques inhérent à toute organisation sociale.
 

Lorsque des entreprises s’octroient le pouvoir de centraliser la quasi-totalité des pratiques numériques et de décider, seules, de la conservation des données, de leur traitement et de leur circulation, on perçoit aussi les limites de la non gouvernance d’Internet. Lorsque la vulnérabilité des dispositifs informatiques autorise des attaques qui exposent des individus, des entreprises, des associations, des militants, ou même des gouvernements, comment exiger de ne pas intervenir au nom de la pureté d’une utopie inégalement partagée ?
 

Les situations qui engagent des problèmes de gouvernance se font chaque jour plus nombreuses. La mise en place d’un droit à l’oubli par l’Union européenne et son imposition aux moteurs de recherche place Google dans une situation quasi insoluble. En imposant d’appliquer ce droit à l’ensemble des déclinaisons nationales de son moteur, dès lors qu’elles sont mondialement accessibles, Google s’expose à des poursuites dans d’autres environnements juridiques, qui ne reconnaîtraient pas ce droit, lui opposant par exemple la liberté d’expression et d’information. Lorsque Facebook, menaçant l’Union européenne de ne pas offrir certains services alléguant que le droit européen de protection de données est trop contraignant, ne lance pas son application Moments sous prétexte que la désactivation de la reconnaissance des visages exigerait des efforts trop importants, comment ne pas reconnaître que la mondialité des uns n’est pas celle des autres ?
 

  Le problème est de comprendre à quel point Internet va être profondément transformé par la puissance des frontières existantes, qui divisent déjà profondément l’humanité 

Que les atteintes à Internet soient perpétrées par des individus isolés, des entreprises ou des gouvernements, il n’y a aucune raison de supposer l’autorégulation de cet espace. Cela fait plus d’une décennie que nous assistons au contraire à des démonstrations de force, plus ou moins explicites, qui appellent des régulations afin d’assurer le respect des valeurs jugées les plus fondamentales. L’utopie est dès lors plus affectée qu’il n’y paraît. À présent, il importe de saisir à quel point la résurgence des frontières est avant tout la résurgence de la politique, dans ce qu’elle a de plus noble ou de plus autoritaire. Le problème n’est pas tant de supposer ou non l’existence d’une frontière entre Internet et le reste du monde, mais de comprendre à quel point Internet va être profondément transformé par la puissance des frontières existantes, qui divisent déjà profondément l’humanité.

L’illusion serait de croire que les États sont de pures formes d’oppression des individus et qu’en leur absence, les citoyens du monde partageraient des aspirations communes. Les États incarnent au contraire, imparfaitement, la pluralité du Monde et plus encore de l’humanité, telle qu’elle existe à ce jour. Nous pouvons aspirer à une gouvernance mondiale d’Internet, mais cette dernière serait aussi une gouvernance mondiale de l’humanité. Et pour cela, elle créerait le même artifice de cohésion que toutes formes d’organisation politique, mais avec le mérite de représenter légitimement les intérêts de la majorité. Ce projet ne s’est jamais vraiment réalisé, mais tout autre projet s’est avéré jusqu’à présent profondément destructeur.
 

Le Monde n’a pas besoin d’Internet pour être divisé. Internet, à présent, a le même problème que le Monde. Alors que les pratiques individuelles sont de plus en plus mondialisées, que l’information, l’argent, la pollution et la violence circulent de plus en plus vite à l’échelle de la planète, il est temps de reconsidérer l’urgence d’une gouvernance mondiale. Tant que nous supposerons que la politique relève du consensus ou de la neutralité, et que nous refuserons de perdre un peu de liberté pour en gagner beaucoup, l’adéquation de la politique avec les pratiques contemporaines tardera, les frontières persisteront, et Internet sera plus divisé qu’il ne l’est déjà.

 

Références


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Crédits photos :
The map is not the territory. Paul Keller / Flickr
« Liberté ». Paris 2015. Denis Boquet / Flickr
Borders/frontiere. Paolo Cuttitta. / Flickr

    (1)

    Pour distinguer le « Monde », espace de l’humanité, unique, du « monde » défini comme « ensemble de tout ce qui existe « Larousse ». 

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