Internet a-t-il tué la hiérarchie du savoir ?

Internet a-t-il tué la hiérarchie du savoir ?

La classique hiérarchie du savoir, verticale, serait en train de céder la place à une organisation horizontale, sous l’influence du web. Nabila a-t-elle désormais autant d’importance que Descartes ?

Temps de lecture : 8 min

Avez-vous remarqué que les grands hommes ont disparu de nos vies ? Il y a un siècle encore, on sculptait des statues à tour de bras. Le hall des administrations affichait fièrement les bustes des directeurs, et tel écrivain, tel général, tel député dominait de sa silhouette la place du village et le parc urbain. On rirait désormais d'imaginer son chef de service ainsi représenté pour l'éternité, et plus personne ne pense que son maire est un « grand homme ». Nous vivons dans un monde de plus en plus horizontal, où les hiérarchies intellectuelles se sont affaiblies – et Internet n'y est pas étranger.

Quand Lagarde et Michard structuraient la société

Pourtant, la société occidentale s'est bâtie sur ces hiérarchies. Peut-on vivre dans notre société sans avoir les connaissances minimales sur Racine, Delacroix et Rodin... et être capable de se rendre compte qu'ils sont « plus importants » que Nabila, Ribery et Dany Boon ? Au sein du savoir « légitime », l'éducation telle que pratiquée au cours du XXe siècle repose pleinement sur ces hiérarchies, dans certains cas tellement exacerbées qu'elles deviennent un symbole, adoré ou honni, de tout un système éducatif : Lagarde & Michard vient ainsi nous dire de manière univoque et incontestable quels sont les grands écrivains des cinq derniers siècles, sans laisser aucune place à la discussion, aux chemins de traverse… voire à la nuance.

 

 L'intérêt des hiérarchies est social : elles permettent de se sentir membre d'une même société  

Plutôt qu'intellectuel, l'intérêt de ces hiérarchies est social : elles structurent une civilisation et permettent de se sentir membre d'une même société qui partage des valeurs identiques. D'où l'opprobre qui peut s'abattre sur celui qui ne connaît pas les jugements dont il faut faire montre pour « en être » : on sera jugé inculte si l'on ne comprend pas telle référence à l'Albatros de Baudelaire ou à tel événement historique... mais on peut à l'inverse jouer de cette hiérarchie implicite à la société en se revendiquant des « mauvais genres » - tels qu’il y a cinquante ans encore, le roman policier, le rock ou la bande dessinée. Si on remonte jusqu'aux savoirs les plus basiques, c'est la question de l'utilité du savoir qui est posée et de son lien avec la culture et le vivre-ensemble. Quelles sont les connaissances minimales à avoir pour que nous « fassions société » ? Est-il important d'avoir des idées assez précises de l'histoire de France, de la chronologie, de ses grands hommes, ou faut-il plutôt être capable de comprendre des concepts et phénomènes, y compris à partir de sociétés très éloignées dans l'espace et le temps ? Les débats et polémiques nous montrent que la question n'est pas si aisée et qu'elle a en tout cas elle-même des ressorts culturels et politiques.

Pour des raisons bonnes et mauvaises, le fait que ces hiérarchies se gomment ou perdent en importance a été lié au développement d'Internet. Le mouvement est cependant plus ancien : on se souvient des critiques qui ont accompagné l'adoubement par le ministère de la Culture sous Jack Lang de pratiques situées tout en bas de cette hiérarchie : le rap, le tag,... À cette époque, dans La Défaite de la pensée (1987), Alain Finkielkraut – désormais académicien français – dénonce déjà le relativisme culturel, le discours alléguant que tous les contenus de culture se valent. Il ne s'agit pourtant pas encore d'Internet, mais déjà de contenus qui se sont diffusés en partie grâce à lui, ceux produits par les industries du divertissement.

Le symbole de ce traitement est l'encyclopédie collaborative Wikipédia. S'il y existe des critères d'admissibilité des articles, ils portent sur l'importance de la personne au sein de son milieu, mais n'affirment pas la supériorité d'une activité ou d'un milieu sur un autre. Des articles seront consacrés aux actrices pornographiques reconnues par le milieu du cinéma X, aux joueurs de poker qui ont gagné des tournois majeurs, tout comme aux grands auteurs littéraires ou aux prix Nobel. Les critères d'admissibilité ne servent qu'à faire le tri entre ces personnes et les acteurs pornographiques ordinaires, les joueurs de poker médiocres, les auteurs ratés et les universitaires de faible envergure.

À cette question des contenus s'ajoute celle de la manière de les traiter, propre à Internet : une des caractéristiques du réseau mondial est de gommer la différence de traitement entre les objets – de faillir à établir ces différences hiérarchiques de manière claire.

Internet ou le savoir mis à plat

 Dans le grand public, Internet a semblé souffler un vent de liberté pour certains, car il était devenu possible de publier des textes sans avoir besoin d'un intermédiaire. Si l'on part du principe que les médias tournent en vase clos, ne choisissent pas toujours les bons interlocuteurs (ou experts) et ne représentent qu'une partie de la réflexion qui se fait jour dans la société, c'est une excellente chose. Ainsi a débuté dans les années 2000 la mode des blogs – forme dont la crédibilité a d'abord souffert de son premier usage comme journal adolescent. Et il est vrai que rien ne ressemble plus à un blog Wordpress qu'un autre blog Wordpress… l'un pouvant être tenu par un véritable spécialiste et l'autre par une personne dont la lecture présente un intérêt nul, voire des dangers (complotisme, médecines alternatives, etc.) : la manière dont est présentée l'information laisse à penser qu'un blog vaut un journal (ce qui peut parfois être le cas, parfois non) et que tout le monde est spécialiste en tout.

La victoire des moteurs de recherche (Google) sur les annuaires au début des années 2000 a marqué le triomphe de ce Web mis à plat : des robots cherchent partout au lieu de se référer à une liste amoureusement concoctée par l'intelligence humaine des spécialistes. Il n'existe pas de hiérarchie entre les pages, et on fait remonter ce qui semble intéressant – on recrée une hiérarchie uniquement fondée sur des algorithmes – pour chaque requête. Face à cela, les milieux les plus habitués à la sélection ont capitulé : bien rares sont encore les bibliothécaires qui proposent des « marque-pages », des « signets » - ces sélections de sites jugés intéressants par ces médiateurs, et choisis avec soin... qui ne correspondent plus aux pratiques des usagers.

Notre Web est devenu « horizontal » et cette manière même de penser a largement renouvelé les discours sur les organisations, voire sur l’éducation. Devant la crise du politique, on cherche à intégrer le citoyen et l'on parle de co-construction : la hiérarchie a perdu en crédit, et les actions ne peuvent plus émaner que d'une association entre citoyens et personnels spécialisés.

Pourtant, on a rapidement pu se rendre compte de la nécessité de classer face au problème de « l'infobésité ». On appelle ainsi le trop-plein d'information qui nous arrive, et dont nous sommes incapables de tirer quoi que ce soit en l'absence de filtre ou de grille de lecture. La hiérarchie, c'est aussi celle d'un journal qui sélectionne certaines informations et indique lesquelles sont importantes, afin de permettre au lecteur d'approfondir plus ou moins sa lecture selon ses intérêts thématiques. Dans le cadre d'une économie de l'attention, il faut classer pour comprendre. Sans doute faut-il donc largement nuancer l'importance de la hiérarchie de la connaissance : est-elle si évidente, si claire, et le rôle d'Internet si prééminent dans le changement de paradigme qui se ferait jour ?

L'éducation, servant à donner des repères, a tendance à appuyer sur la fameuse hiérarchie du savoir... qui paraît toutefois bien naïve aux chercheurs. On peut bien sûr reprocher à Wikipédia de traiter de manière semblable les articles sur Napoléon et sur la « petite histoire ». Mais étudier l'histoire des représentations, des sons, des couleurs ou des pratiques sexuelles font précisément partie des avancées historiographiques de ces dernières décennies : il ne viendrait plus à l'idée de personne de juger les historiens du politique ou du militaire comme supérieurs à leurs collègues de l'histoire des mentalités. On peut reprocher à Wikipédia de proposer un article sur un ancien artiste de troisième zone de la même longueur que sur un génie tel que Stendhal, ne permettant plus de comprendre lequel est « important » et lequel « anecdotique ». Mais c'est ce que font les historiens dans le cadre de prosopographies (études biographiques collectives visant à faire apparaître les caractéristiques d'un groupe), ou de dictionnaires biographiques.

 

 Traiter des phénomènes peu importants avec les mêmes méthodes que le savoir légitime permet de penser des choses qui le sont rarement 

Et, tout au contraire, le fait de traiter des phénomènes peu importants avec la même rigueur, et les mêmes méthodes que le savoir légitime permet de mieux comprendre notre environnement, et de penser des choses qui le sont rarement. On présente les anniversaires de mariage (noces de coton, chêne, or, etc.) comme une « tradition », jamais explicitée ni remise en cause dans les magazines : ce n'est que sur Internet que, en traitant ce thème comme n'importe quel autre, on est amené à s'interroger sur l'origine réelle de cette tradition, en faisant appel à l'histoire et aux comparaisons internationales. Bien souvent, l'appréhension du savoir que l'on trouve sur Internet est celle des milieux académiques – où Internet s'est développé – ce qui peut paraître déroutant à l'homme de la rue.

Juger le savoir et l’organiser

L'abandon de la hiérarchie traditionnelle entre ce qui est important et ce qui ne l'est pas permet d'ouvrir les populations à une plus grande curiosité. Bien que la sélection scolaire ait lieu depuis un siècle sur les sciences, la « culture générale » est encore littéraire : il est de bon ton de se dire « nul en maths », personne ne vous en tiendra rigueur ; alors que tout ignorer de Madame Bovary vous classera comme un ignare médiocre. Ce fait a depuis longtemps été jugé préjudiciable au développement de nos sociétés, comme cela a été déjà souligné en 1959 dans la fameuse conférence The Two Cultures de Charles Percy Snow. Le relâchement des hiérarchies a permis à la culture scientifique d'acquérir une légitimité nouvelle : on prend pour acquis (dans un certain milieu, du moins) qu'une plaisanterie sur le chat de Schrödinger sera comprise, car l'anecdote est entrée dans la culture générale. Et surtout, cela permet de mieux intégrer dans les élites les ingénieurs et les personnes capables d'innovation, encore récemment mises au ban par la hiérarchie des savoirs traditionnelle.

Encore faut-il savoir à quelle connaissance on a accès et quel est son sérieux : en cela, les acteurs de l'Internet sont souvent conscients du problème de la certification du savoir, et sont loin de s'opposer systématiquement à une hiérarchie verticale. La question est alors de quelle hiérarchie il est fait référence : l’Internet savant permet de remplacer les valeurs de notoriété médiatique par celles du milieu académique. Chaque interview complaisante de personnalités médiatiques scientifiquement contestées (telles que les frères Bogdanoff en sciences ou Lorànt Deutsch en histoire) est rapidement commentée sur les réseaux sociaux, où se trouvent certains spécialistes. En tant que réseau, Internet est une nébuleuse incontrôlable qui ne possède pas d'intérêt univoque – ce qui en fait un endroit où les vérités peuvent être dites sans peur de troubler des intérêts de pouvoir ou d'argent. Souvenons-nous il y a quelques semaines du coup médiatique d'un chercheur autoproclamé faisant croire à la découverte d'un portrait inconnu de Shakespeare sur le frontispice d'un ouvrage ancien : quelques spécialistes d'histoire du livre ont pu rétablir la vérité (démonter les arguments, donner la véritable identité du personnage, remettre en contexte) en quelques heures, quand les médias traditionnels ont encore diffusé sans esprit critique les communiqués officiels les jours suivants. Là encore, il est question de hiérarchie : il convient de savoir qui est le plus à même de fournir des informations pertinentes – mais Internet permet précisément d'avoir accès à une pluralité de voix, si on sait les trouver, et de faire son choix parmi elles – ce qui demande à coup sûr des compétences à acquérir.

 

 Internet est un désir de conversation entre des humains ordinaires 

Internet ne relève donc pas forcément de la remise en cause de la hiérarchie traditionnelle, mais plutôt la volonté d'accéder au savoir de manière différente. Internet est une immense conversation, un désir de conversation entre des humains ordinaires – plutôt plus jeunes, plus urbains et mieux formés que la population générale. En revanche, la plupart des auteurs soulignent la remise en cause de la verticalité. Le cours magistral est moins accepté et perd en pertinence quand son contenu est déjà disponible en ligne, sur des sites ou des ouvrages numérisés facilement accessibles. La leçon laisse sa place à la médiation et on enseigne avant tout la capacité à savoir faire le tri, à réfléchir, à faire preuve d'esprit critique, et ainsi à pouvoir soi-même produire des contenus de médiation ou de recherche.

La question de la hiérarchie fait donc appel à deux questions liées mais différentes : être capable de juger l'information et le savoir, et être capable de l'organiser. La seconde problématique prend le pas sur la première. Les plus grandes entreprises mondiales sont celles qui ont réussi à proposer de l'information de manière pertinente, soit en passant par des algorithmes, soit en reliant les gens entre eux et en leur permettant de partager du contenu. Les algorithmes établissent une nouvelle hiérarchie qui repose sur l'attente des gens, la volonté supposée de l'utilisateur à partir de l'étude de son comportement (et, de plus en plus, les algorithmes sont capables d'apprendre) et non un jugement préalable sur ce qui est bon. Comment utiliser et hiérarchiser ce savoir, peut-être n'est-ce pas le rôle de ces acteurs – car la hiérarchisation n'est pas une vérité en soi et est absolument impossible à systématiser. Cette hiérarchie est bien plutôt un choix de société, qui évolue au fil du temps : en cela, elle est elle-même foncièrement culturelle, et relève de l'éducation.

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Crédits photos :
Lagarde et Michard. Betty B / Flickr
Logo Wikipédia. Wikimedia Commons

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