Quelle société dessine Internet ?
Internet interroge de nombreuses problématiques comme l’anonymat, la propriété intellectuelle, l’expertise, la sécurité, la vie privée ou la responsabilité. Autrement dit, c’est la question de la relation qui est au cœur de ces sujets.
En disséquant le « prix de la gratuité », Boris Beaude touche à nombre de questions sous-jacentes : devenue normative, elle cache pourtant la séparation coûteuse entre production et diffusion et dissimule les dispositifs qui la rendent en fait possible (produits d’appels, vente associée, publicité, contrepartie, etc.). On peut faire le parallèle avec l’affaire « Free » de janvier 2013 qui rappelle qu’il existe bien un modèle économique de la gratuité. Le coût opérationnel des structures majeures de l’Internet révèle aussi cette réalité. En revanche, Boris Beaude ne répond pas à la question de la rémunération de la création, évoquant simplement le passage du droit de propriété au droit d’accès.
Parmi les possibles que permet la synchorisation, celui qui paraît le plus évident et le plus révolutionnaire est sans doute l’intelligence collective. Sans a priori sur les capacités de chacun, le crowdsourcing notamment fait émerger de la masse, sens et qualité. Cette pensée issue de la cybernétique n’est pas sans susciter des débats. Les conditions nécessaires pour développer efficacement cognition, coordination et coopération ne sont pas toujours réunies (ce point mériterait d’être plus largement évoqué dans cet ouvrage). L’auteur préfère parler de « capacité distribuée », cette « propension d’Internet à faciliter la circulation des connaissances et des outils, à simplifier la coordination et la coopération, mais sans préjuger de son résultat ou de sa source » (p. 173), d’où peut émerger l’intelligence, ou pas.
À l’inverse, Internet est également le lieu d’une fragilisation très grande de la société. S’appuyant sur les recherches de Danah Boyd et Kate Crawford
, l’auteur remet en question l’exploitation trop souvent mal faite des données fournies par Internet et alerte sur l’importance de conserver une approche scientifique. Boris Beaude dénonce « la pensée magique de la communication » et rappelle les faiblesses qu’entraîne Internet : le manque d’approfondissement et de concentration, le consensus mou, la perte de l’altérité, la connectivité permanente, la manipulation de la représentativité ou encore l’engagement de l’identité.
La question de l’identification notamment est à double tranchant : si l’anonymat est revendiqué comme une condition à la liberté d’expression (comme pour le vote démocratique par exemple), en revanche, des considérations de sécurité peuvent imposer une forme de transparence : encore faut-il savoir pour qui et pour quoi. En outre, il est dans les faits très facile aujourd’hui retrouver l’identité d’un internaute. L’affaire Marc L. est à ce titre emblématique : la revue
Le Tigre avait dressé le portrait (anonymisé) d’un certain
Marc à partir de données collectées grâce au moteur de recherches Google. Souvenirs de vacances, orientation sexuelle, numéro de téléphone portable : la quantité et le caractère parfois intime des informations disponibles en ligne avaient, sinon choqué, du moins interpellé sur l’enjeu des « traces » qu’on laisse sur le web.
Un double mouvement semble apparaître : d’une part celui d’une surveillance accrue des pratiques et usages, de l’apparition de pratiques illégales difficilement contrôlables, qui ne sont plus le fait uniquement de hackers isolés et dont la prise de conscience collective est lente ; d’autre part, celui que l’auteur appelle « sousveillance », reprenant le terme de Steve Mann, pour désigner la tendance à « une surveillance décentralisée, déléguée à l’ensemble des individus » (p.206). Ce qui amène Boris Beaude à l’inquiètante conclusion que nous avons perdu le contrôle de notre vie privée…