Internet, un espace bien réel

Internet, un espace bien réel

Boris Beaude décrit Internet comme un espace bien réel, avec des particularismes géographiques propres. Mais au-delà d'un simple exercice conceptuel, l'auteur décrypte les enjeux sous-jacents à la maîtrise du net par les acteurs mondiaux majeurs et appelle à une politisation de cet espace commun.

Temps de lecture : 6 min

Boris Beaude, géographe, chercheur au sein du laboratoire Chôros de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, s’intéresse à Internet en tant qu’espace. C’est d’ailleurs son angle d’approche pour aborder les questions soulevées par l’usage désormais incontournable du Web.

L’objectif poursuivi par cet ouvrage est sans doute de faire en sorte qu’Internet ne soit plus considéré comme un outil virtuel, mais bien comme un lieu où se dessine la réalité de nos échanges, de nos relations et où se tisse donc la société. Boris Beaude, à travers des exemples concrets, des chiffres et des retours d’expérience, décrit ce qu’Internet permet de faire bouger dans notre rapport au monde : ce que signifient la gratuité, l’intelligence collective, mais aussi la surveillance accrue et l’absence de contrôle organisé.

Or les enjeux sont de taille : les guerres en cours pour la maîtrise des navigateurs et des accès, la vulnérabilité des systèmes, l’hypercentralisation des pouvoirs engagent dès à présent des dimensions sociétales fondamentales et pourtant mésestimées.

En rappelant régulièrement à la fois les principes éthiques à la source de la création de ce tissu mondial et la réalité souvent opaque des pratiques qu’Internet permet, Boris Beaude veut faire prendre conscience à ses lecteurs qu’il y a urgence : la place vacante laissée par le politique au sein d’Internet impacte déjà les territoires et la société, en partie débordés par l’ouverture de l’espace-monde sur une échelle de temps très courte.

Internet, un espace réel

Boris Beaude commence par rappeler la dimension sociale de l’espace, cette distance qui sépare et rassemble tout à la fois. Donner sens au monde, savoir en déchiffrer l’information, se situer, pour affiner sa maîtrise de la réalité passe nécessairement par la circulation de l’information, le partage de la connaissance, qui amènent à la production de nouvelles réalités. En ce sens, Internet est une source extraordinaire de création de possibles, qui modifie profondément « la coexistence, [de] la circulation de l’information et [de] la relation à l’altérité » (p. 41).

Mais la question de la spatialité d’Internet renvoie évidement à sa dimension réelle. Boris Beaude revient à l’étymologie du mot « virtuel », c’est-à-dire « qui est en puissance », pour affirmer que l’immatérialité de ce qui se passe sur Internet ne signifie pas que l’on est dans le domaine du virtuel, mais bien dans un espace spécifique, différent du territoire mais non moins réel. Décrire Internet comme un réseau n’est pas surprenant : le Web est à la fois ce qui relie et ce qui est relié Mais cette notion permet de penser également Internet comme un lieu, où la distance n’est plus une dimension pertinente et où la permanence de l’information fait toute la différence avec d’autres moyens de communication. En donnant une définition d’Internet comme lieu réticulaire, Boris Beaude engage que notre être sociétal sera aussi inextricablement lié aux lieux réticulaires que notre corps l’est à l’esprit : « Après des siècles de lieux réticulaires, il en sera de même pour notre être sociétal : la société sera certes tributaire des lieux territoriaux, mais ces derniers seront tellement hybridés avec des lieux réticulaires qu’il sera de plus en plus difficile de les penser séparément » (p. 62).

Internet, une organisation sous contrôle

La notion de « synchorisation » déployée par Boris Beaude permet de mieux comprendre la spécificité d’Internet. Il la définit comme le « processus qui consiste à se donner un espace commun pour être et pour agir. La synchorisation constitue en cela le pendant spatial de la synchronisation […]. » (p.67) Internet est ainsi le seul espace toujours commun et mondial. Cette notion, fondamentale, entraîne à la fois une foule de possibles (l’homme se donne les moyens d’agir en commun) et une foule de tensions. Boris Beaude souligne fortement le risque de concentration, en dénonçant l’hypercentralité des pratiques. Quelques acteurs privés se partagent une connaissance et un contrôle « que nous n’accepterions d’aucun acteur territorial. » (p.83) Ainsi, l’importance des réseaux sociaux, dont l’impact se modélise mathématiquement, a déclenché une guerre larvée dont l’objectif est de gagner de l’espace probablement utile (un réseau n’est en effet intéressant que par la probabilité de croisements qu’il génère : plus il est étendu, plus il a de la valeur).

Cette centralisation favorise donc de plus en plus les grands acteurs déjà en place, car elle leur permet ensuite de redéployer d’autres services et de créer de l’espace supplémentaire. En ce sens, l’analyse que propose l’auteur des moyens pharaoniques mis sur la table par Google pour faire la publicité d’une offre gratuite (Chrome), tend bien à prouver l’importance des enjeux liés à la maîtrise des navigateurs. Et l’auteur de renvoyer chacun à la confiance faite à ces acteurs privés qui érigent une structure panoptique inédite. En ce sens, la description que Boris Beaude fait de la méconnaissance et du statu quo qui président la plupart du temps aux choix des individus en matière d’environnement informatique et de protection de données, mérite toute attention.

Quelle société dessine Internet ?

Internet interroge de nombreuses problématiques comme l’anonymat, la propriété intellectuelle, l’expertise, la sécurité, la vie privée ou la responsabilité. Autrement dit, c’est la question de la relation qui est au cœur de ces sujets.

En disséquant le « prix de la gratuité », Boris Beaude touche à nombre de questions sous-jacentes : devenue normative, elle cache pourtant la séparation coûteuse entre production et diffusion et dissimule les dispositifs qui la rendent en fait possible (produits d’appels, vente associée, publicité, contrepartie, etc.). On peut faire le parallèle avec l’affaire « Free » de janvier 2013 qui rappelle qu’il existe bien un modèle économique de la gratuité. Le coût opérationnel des structures majeures de l’Internet révèle aussi cette réalité. En revanche, Boris Beaude ne répond pas à la question de la rémunération de la création, évoquant simplement le passage du droit de propriété au droit d’accès.

Parmi les possibles que permet la synchorisation, celui qui paraît le plus évident et le plus révolutionnaire est sans doute l’intelligence collective. Sans a priori sur les capacités de chacun, le crowdsourcing notamment fait émerger de la masse, sens et qualité. Cette pensée issue de la cybernétique n’est pas sans susciter des débats. Les conditions nécessaires pour développer efficacement cognition, coordination et coopération ne sont pas toujours réunies (ce point mériterait d’être plus largement évoqué dans cet ouvrage). L’auteur préfère parler de « capacité distribuée », cette « propension d’Internet à faciliter la circulation des connaissances et des outils, à simplifier la coordination et la coopération, mais sans préjuger de son résultat ou de sa source » (p. 173), d’où peut émerger l’intelligence, ou pas.
 

À l’inverse, Internet est également le lieu d’une fragilisation très grande de la société. S’appuyant sur les recherches de Danah Boyd et Kate Crawford(1) , l’auteur remet en question l’exploitation trop souvent mal faite des données fournies par Internet et alerte sur l’importance de conserver une approche scientifique. Boris Beaude dénonce « la pensée magique de la communication » et rappelle les faiblesses qu’entraîne Internet : le manque d’approfondissement et de concentration, le consensus mou, la perte de l’altérité, la connectivité permanente, la manipulation de la représentativité ou encore l’engagement de l’identité.
 
La question de l’identification notamment est à double tranchant : si l’anonymat est revendiqué comme une condition à la liberté d’expression (comme pour le vote démocratique par exemple), en revanche, des considérations de sécurité peuvent imposer une forme de transparence : encore faut-il savoir pour qui et pour quoi. En outre, il est dans les faits très facile aujourd’hui retrouver l’identité d’un internaute. L’affaire Marc L. est à ce titre emblématique : la revue Le Tigre avait dressé le portrait (anonymisé) d’un certain Marc à partir de données collectées grâce au moteur de recherches Google. Souvenirs de vacances, orientation sexuelle, numéro de téléphone portable : la quantité et le caractère parfois intime des informations disponibles en ligne avaient, sinon choqué, du moins interpellé sur l’enjeu des « traces » qu’on laisse sur le web.

Un double mouvement semble apparaître : d’une part celui d’une surveillance accrue des pratiques et usages, de l’apparition de pratiques illégales difficilement contrôlables, qui ne sont plus le fait uniquement de hackers isolés et dont la prise de conscience collective est lente ; d’autre part, celui que l’auteur appelle « sousveillance », reprenant le terme de Steve Mann, pour désigner la tendance à « une surveillance décentralisée, déléguée à l’ensemble des individus » (p.206). Ce qui amène Boris Beaude à l’inquiètante conclusion que nous avons perdu le contrôle de notre vie privée…

Internet, à l’ère d’une politique hybride

L’usage massif d’Internet dans notre quotidien conduit à une hybridation des espaces qui fait dire à l’auteur que nous sommes face à des « territoires réticulés » et des « réseaux territorialisés » (p.212).

La question du territoire comme interface est particulièrement prégnante maintenant que la mobilité permise par les téléphones portables accentue la disparition de notion d’interface visible. Les mobiles renforcent également l’importance croissante de la géolocalisation, dimension qui fait se correspondre les deux espaces. La question de l’ « egocentrage »(2) , à peine abordée, semble pourtant au cœur de la représentation des territoires et au-delà, de la cognition. Boris Beaude défend une position assez ferme sur l’inégalité face à la connectivité : « Internet ne fait que renforcer la spatialité des espaces les mieux dotés et ne peut pas grand-chose pour les autres. » (p. 220) La ville est donc le lieu idéal d’expérimentation de la « virtualisation » des territoires.

Dès lors, l’auteur pose la question bien légitime de la privatisation de la connexion : faut-il considérer la connexion comme un bien public ? Les réseaux sociaux ne peuvent-ils être pensés de même ? Plus généralement, Boris Beaude fait le constat de la désertification de la politique autour des questions liées à Internet, alors même que son développement est très récent…

Il s’agit donc de mettre des moyens publics au service de « l’architecture de nos interactions numériques » (p. 239). De poser la question du partage comme fondement d’Internet et donc de notre façon d’être aujourd’hui en relation avec les autres. D’accepter l’émergence d’une société-monde qui vient battre en brèche les États-nations. Le risque encouru est énorme : la perte de neutralité du réseau permettrait une prise de contrôle absolue sur les individus. C’est pourquoi Boris Beaude pense qu’Internet est un vecteur de changement politique. Pour lui, il s’agit à présent de choisir entre la mondialisation de la politique et la nationalisation d’Internet.

    (1)

    Danah Boyd et Kate Crawford, « Six provocations for Big Data », Social Science Research Ntework, le 21 septembre 2011, papers.ssrn.com, cité par Boris Beaude, op. cit. p. 178. 

    (2)

    Boris Beaude rappelle que la géolocalisation permet de contextualiser l’espace : la personne devient le centre géographique d’un espace réticulaire. Parce que je suis situé ici, je vais recevoir une information qualifiée, croisant mes centres d’intérêts et l’endroit où je me trouve. En marketing, cela donne lieu au ciblage des individus. L’espace des individus devient ainsi un outil commercial. 

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