Christophe Castaner sur BFM TV le 1er mai à 20h18

© Crédits photo : BFM TV / Capture d'écran.

Intrusion dans la Pitié-Salpêtrière : retours croisés sur une info polémique

Le 1er mai, des manifestants s'introduisent en fin d’après-midi au sein de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Événement secondaire de la journée, il devient rapidement un sujet à part entière. Des responsables du Monde, de BFM TV et France Inter reviennent sur leur traitement médiatique.

Temps de lecture : 15 min

Comment avez-vous pris connaissance de ce qu’il s'est passé à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière le 1er mai, et comment avez-vous traité l’événement dans un premier temps ?

Frank Moulin (directeur adjoint de la rédaction - BFM TV) : Nous avons d’abord appris que Christophe Castaner allait rendre visite à cet établissement. Au tout début, la visite était présentée comme ayant pour but de rendre visite à un policier blessé et c’est ce qu’indique notre bandeau. Sur les images, on voit des policiers l'attendre puis il prend la parole et parle d'attaque, d'intrusion violente. Quelques minutes avant cette visite, on avait des bribes d’information non étayées sur une éventuelle intrusion dans l’enceinte mais ce n’était ni assez solide ni assez précis pour être relayé à l’antenne. Nous n’avons évoqué cette intrusion qu’après l’intervention de Castaner, avec notamment un bandeau affichant  ses propos entre guillemets : « Un hôpital a été attaqué »(1) .

Nous citons donc les propos du ministre de l’Intérieur, qui ne sont contredits à ce moment-là par aucune des personnes rencontrées sur le terrain par nos reporters, y compris à l'hôpital, et qui sont corroborés très rapidement dans le début de soirée par les propos de Martin Hirsch, de la ministre de la Santé et de la directrice de l'hôpital. Ces quatre sources officielles, sans forcément toutes utiliser le mot « attaque », emploient les expressions « intrusion violente » ou « pris pour cible », etc. Nous avons donc quatre sources officielles d'administrations différentes, d'univers différents, qui semblent décrire la même situation. Nous les citons, et sommes d’ailleurs les premiers à avoir Martin Hirsch en interview.

Il y a peut-être là un enseignement à tirer : il faut douter de tout, tout le temps. Mais au moment où nous diffusons l’information, nous avons quatre sources officielles, et un ou deux reporters sur place qui dans un premier temps n'ont pas de version différente. Notons également les vitres fendues ou brisées le long du boulevard à l’extérieur de l’enceinte. À ce moment-là, il n'y a donc pas d’autres sources tenant des propos contradictoires. Dans le sens où ces propos sont repris entre guillemets, nous faisons preuve du doute habituel, en tout cas à l'écrit évidemment.

Luc Bronner (directeur de la rédaction - le Monde et lemonde.fr) : Lorsque les autorités ont commencé à communiquer sur le sujet. Je n'ai plus les horaires exacts, il faudrait regarder dans le détail. C'est le ministre de l'Intérieur notamment qui évoque cette information, et les journalistes de permanence voient passer l'information.

Sur le live du Monde, même après la déclaration de Christophe Castaner devant la Pitié-Salpêtrière, les éléments sur « l'attaque/intrusion » de l'hôpital ne sont pourtant pas repris.

Il y a une forme de prudence à ce moment-là par rapport à une déclaration qui est un peu étonnante, comme aucun élément n’est remonté. Le live fonctionne sur de très longues périodes, pendant plusieurs heures, il y a mille infos qui circulent.

Par ailleurs, Christophe Castaner fait énormément de déclarations les jours de manifestation, nous sommes évidemment loin de reprendre tout ce qu'il dit. Nous n’étions pas prévenus de la tonalité du contenu de sa déclaration. Cela ne devient un sujet qu'ensuite : une fois ses déclarations faites, tout s’est passé très vite et a gagné de l’ampleur, notamment parce que l’information a été reprise et confirmée par l'AP-HP, en tout cas par des autorités de l'AP-HP.

Assez rapidement, avec les premières remontées de témoignages, notamment vidéo, nous comprenons que le récit officiel fait par le ministère de l'Intérieur semble remis en question. Les journalistes de permanence la nuit, qui sont basés à Los Angeles, publient un article vers 3 h du matin, sur la base d'une dépêche AFP, pour donner un premier aperçu des différentes versions qui circulent.

« C’est de fait une forme d'intrusion, mais aucun élément ne permet de parler d'attaque. »

À cette heure-là, évidemment, nous ne sommes pas en situation de trancher. Nous essayons donc de poser le plus à plat possible les différentes versions. Celle du ministère de l'Intérieur, évidemment, et les autres versions qui commencent à circuler, notamment sur les réseaux sociaux, et semblent montrer qu’il existe une forme d'intrusion, puisque des gens pénètrent dans l'espace de l'hôpital, mais pas dans un bâtiment. Donc c'est de fait une forme d'intrusion, mais aucun élément ne permet de parler d'attaque.

Bruce de Galzain (chef des informations - France Inter) : Très tôt dès le flash de 17 h, puis notre reporter Thibault Lefèvre est arrivé à la Pitié-Salpêtrière rapidement et a été mis au courant dans la foulée. Il recueille même assez vite des témoignages, dont celui de l’interne Mickael Sebban, témoin direct et immédiat, mais il est trop tard pour les diffuser dans les journaux de 18 h et de 19 h et on ne les entendra que le 2 mai au matin. Grâce à Lisa Guyenne, de notre service société, une interview avec la directrice de l'hôpital [Marie-Anne Ruder, NDLR] est ensuite rapidement organisée, au cours de laquelle elle détaille ce qu’il s’est passé.

Le 2 mai, en ouverture du journal de 7 h, nous nous basons prioritairement et principalement sur Thibault Lefèvre pour le reportage factuel diffusé à l'antenne. Il s’agit pour nous de l'ouverture de tranche, l'élément le plus important. Nous avons donc décidé de faire de cette histoire un élément à part entière, alors que beaucoup d’événements se sont déroulés la veille. 

« Nous avons décidé de faire de cette histoire un élément à part entière, alors que beaucoup d’événements se sont déroulés la veille. »

À 8 h, nous abordons le 1er mai avec deux angles différents : les syndicalistes policiers et un reportage du 1er mai en région. Assez rapidement, à 9 h, nous diffusons les propos de la directrice de l’hôpital, un témoignage direct. Enfin, à 13 h, nous nous rendons compte que Christophe Castaner a parlé un peu vite et la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, relativise déjà un peu ce qu’il s’est passé. Sa déclaration a déjà été diffusée sur notre antenne telle quelle à 6 h et la veille dans le journal de 23 h. Nous avons donc d’un côté le travail factuel, clair et distancié du reporter qui est sur place, avec un témoin direct sur lequel s'appuyer, et de l’autre la déclaration du ministre de l’Intérieur qui change la donne. Sur le Web, les différentes versions de l’article évoluent rapidement.

Ne pensez-vous pas que vous avez laissé davantage la place à la « version officielle » dans vos rendez-vous d’info ?

Nous ne parlons pas d'attaque, nous restons sur le fait qu'il y a eu une intrusion : c'est à dire que la grille d’entrée de l’hôpital a été forcée selon la directrice de la Pitié-Salpêtrière, et que la porte du service de réanimation a été poussée. Nous essayons de comprendre ce qu’il vient de se passer, comment ça s’est passé et comment ça a été ressenti immédiatement par les gens qui étaient derrière la porte. Le reportage dans lequel nous entendons l’interne maintient, pour moi, la distance nécessaire avec un événement qui s'est déroulé la veille et nous a été rapporté par un témoin direct. C’est l’essentiel. Et à 9 h, nous insistons sur le fait que quelques dizaines de personnes ont tenté d'ouvrir la porte du service de réanimation. On ignore quelles étaient les motivations des manifestants, mais nous écoutons la directrice qui, elle, a son avis.

https://twitter.com/MartinHirsch/status/1123625089088532481

 

À quel moment avez-vous compris que la version mise en avant par ces différentes sources n'était pas exactement conforme à la réalité ?

Frank Moulin (BFM TV) : Assez vite dans la soirée. En tout cas, je peux vous dire avec certitude que c'est forcément dans la soirée parce que le lendemain matin à l'antenne, si vous réécoutez les présentateurs, ils se demandent si les personnes soupçonnées de s’être introduites dans l’enceinte de l’hôpital voulaient fuir quelque chose. Nous sommes plutôt dans l’état d’esprit : « Que s’est-il passé ? » Il y a donc un questionnement journalistique dans la voix des présentateurs et même des reportages et ce, je pense, dans la soirée, dans la nuit.

Luc Bronner (Le Monde: Lorsque je me réveille le matin du 2 mai, je fais un tour sur Twitter, et découvre assez vite qu'il y a quelque chose d'assez troublant. En voyant les différentes déclarations, je me dis, comme tout le monde dans un premier temps, que c’est un fait extrêmement grave si c’est avéré. Mais en regardant les vidéos et les premiers témoignages, ce que je vois ne ressemble pas à une attaque. Cela suppose que nous enquêtions rapidement car dans toutes les hypothèses, c’est une information majeure. Pour moi il est évident, à ce moment précis, qu'il faut travailler le sujet.

J'envoie donc un mail à 6 h 53 qui dit la chose suivante : « Ce matin, je suis frappé par le décalage entre la thèse officielle (AP-HP et intérieur) et les images qui circulent sur « l’intrusion » à la Pitié-Salpêtrière hier. Je pense que ça mérite qu'on creuse très vite cette histoire (vidéos, témoins, syndicats, etc.). [...] » À ce moment-là, je mobilise la rédaction parce que cela suppose d'enquêter.

Bruce de Galzain (France Inter) : Dans la matinale nous ne parlons pas d’attaque mais d’intrusion. À 9 h, nous insistons sur le fait que nous ignorons les motivations des manifestants, donc que nous ne pouvons pas parler d'attaque. Effectivement, plus tôt, nous diffusons le ministre de l'Intérieur dont nous diffusons la déclaration à l'antenne. Il y a ensuite des vidéos qui nous parviennent, donc nous effectuons des mises à jour sur les articles publiés sur internet, parce que les réseaux sociaux commencent à s’agiter.

Dans le journal 13 h, nous développons les différentes versions qui nous font nous dire que, sans doute, le ministre a parlé trop vite. Dès notre conférence de rédaction de 9 h,  nous avons discuté de toutes les nouvelles informations à notre disposition, des versions des faits contradictoires qui émergeaient, et c’est l’angle « que s'est-il réellement passé » qui s’est imposé.
 

Comment avez-vous traité l'information ensuite ?

Luc Bronner (Le Monde: Suite à mon mail, la machine se met en route et en fin de matinée nous pouvons publier un premier papier qui est, pour le coup, beaucoup plus détaillé parce que nous avons eu le temps de faire du travail d'enquête. Il sera suivi d'un autre papier en milieu de journée, avec notamment de nouvelles vidéos, qui invalide complètement la thèse de l'attaque. Forcément, cela prend un peu de temps : entre l'intuition que nous pouvons avoir — comme d'autres probablement tôt le matin —, le processus de vérification des vidéos et des témoignages, le contact de sources variées, il se passe quelques heures, même à plusieurs journalistes.

« C'est la marche normale d'une rédaction que de prendre ces quelques heures pour faire remonter les témoignages et les vérifier. »

Cela explique qu'au-delà de l’article que nous avons publié à 3 h du matin, le premier papier un peu plus conclusif, car ayant bénéficié d’un peu plus de temps d'enquête, est publié en fin de matinée. C'est la vie normale d'une rédaction, et c'est une chose qu'il faut que l'on explique mieux à l’extérieur, parce que les gens ont du mal à comprendre notre fonctionnement, et c’est compréhensible. Mais voilà, c'est la marche normale d'une rédaction que de prendre ces quelques heures pour faire remonter les témoignages et les vérifier. 

Bruce de Galzain (France Inter) : Suite à la conférence de rédaction, nous allons à la recherche de ces vidéos et de ces témoignages, et c'est là que le travail de notre service d'information générale est fondamental. Nous partons particulièrement à la recherche des personnes qui ont été mises en garde à vue. Pendant cinq jours, jusqu’au lundi 6 mai au matin, nous entendrons ces témoignages, puisque l'on arrive à les retrouver le vendredi 3 mai: ces personnes parlent spécifiquement à France Inter et nous réalisons plusieurs reportages.

Frank Moulin (BFM TV) : Nous continuons à chercher la vérité, nous fouillons sur les réseaux sociaux pour trouver des vidéos parce que c’est ce que nous faisons toujours, par principe. Nous avons poursuivi notre travail, prospecté sur le terrain pour obtenir des témoignages, qui allaient dans différents sens puisque l'on a pu voir et entendre une cinquième source dans la matinale.

Nous avions deux choses : d’un côté, un médecin du service réanimation qui parle d’intrusion violente et ajoute des vols et des dégradations, qu’il situe, si je me souviens bien, dans un autre endroit. Cela ne veut pas dire que c'est la vérité, mais c'est un témoignage. Je pense qu'il confond des faits qui ont eu lieu à un autre moment, mais toujours est-il qu'il le dit. Et en parallèle, assez vite, nous avons été, de souvenir, la seule chaîne de télé à avoir eu en direct trois infirmiers, qui disent à peu près « ne pas s'être sentis en danger » et qui tempèrent énormément la notion d’intrusion violente. Si nous avions retrouvés ces personnes la veille au soir, nous les aurions interviewées à ce moment-là. Assez vite sur notre antenne donc, nous avons en titre « Que s'est-il passé ? ».

 

Que dit cet événement du rythme d'enquête, de vérification, de publication de l'information, à côté de réseaux sociaux très actifs dans le même temps, avec de nombreuses vidéos publiées au fur et à mesure, etc. ?

Bruce de Galzain (France Inter) : Il y a certes une course à l'information mais chez nous, elle ne doit pas aller au détriment de la véracité de cette même information. Même si tout va très vite sur le Web, ce que nous cherchons à mettre à l'antenne ne va pas obligatoirement à la même allure. Nous avons diffusé la première déclaration du ministre, qui a donné une version faussée de la réalité et vendredi nous diffusons sa nouvelle déclaration en forme de mea culpa. Il me paraît très juste de les diffuser en expliquant qu’il s’est trompé dans les mots qu’il a utilisés.

Y a-t-il eu précipitation ? Notre objectif premier était de mettre en avant le témoignage direct que nous avions recueilli. Donc oui bien sûr que les sites web, les télés toute info et les réseaux vont très vite. Les décodeurs justement sont là aussi pour aller aussi très vite. Mais est-ce pour nous un problème ? De mon côté, je garde ma temporalité radio avec de grandes éditions où  nous essayons avant tout de mettre en avant les éléments les plus factuels, avec le plus de distance possible, en tout cas sur le travail de reporter. 

Luc Bronner (Le Monde: Tout d'abord, il faut constamment faire preuve de prudence : toute information, toute déclaration, suppose toujours une forme de prudence, même lorsqu’elle émane d'une autorité. Parce que celles-ci peuvent se tromper de bonne foi et aussi parfois travestir une réalité. Ensuite, il y a la rigueur, c'est à dire que l’on mobilise des ressources journalistiques pour enquêter, vérifier, croiser, etc., lorsque l’on comprend qu'il y a un décalage entre ce qui a été dit et une réalité. Ce sont des règles de fonctionnement que nous essayons de tenir au Monde.

« Notre rôle, à nous, journaliste, est d'enquêter. L'indignation vient une fois que les faits sont vérifiés. »

Tout cela appelle pour moi une remarque générale, qui est que nous, journalistes, devons absolument nous éloigner de l'indignation qui marque souvent les réseaux sociaux. J'ai vu beaucoup de journalistes, sur Twitter notamment, le 1er mai au soir ou le 2 mai au matin, être uniquement sur le registre de l'indignation, en disant que ce qu’il s'était passé à la Pitié-Salpêtrière était scandaleux, qu’il y avait eu une attaque des « black blocs », etc. Je ne crois pas que cela soit notre rôle. Notre rôle en l’occurrence est d'enquêter. L'indignation vient une fois que les faits sont vérifiés. On peut éventuellement prendre position, mais je ne pense pas que ce soit le travail initial des journalistes. Si nous nous tenons à la ligne d'une sorte de prudence, de rigueur, et que nous nous tenons à distance de l'indignation facile, nous faisons un travail qui est bien meilleur qu’en cédant à une forme de dictature de l'instant sur les réseaux sociaux, dictature de l'opinion, de l'émotion, de l'indignation qui, in fine, modifie la perception de l'opinion publique.

Concernant notre approche des sources indépendantes, je ne note pas de changement. Depuis de nombreuses années, nous avons toujours travaillé en essayant de faire remonter les témoignages sur les sujets que nous traitons. La différence est que désormais tout le monde a un téléphone portable et peut filmer et publier des images. Mais, pour avoir couvert les banlieues pendant un certain temps, le travail journalistique est exactement le même. Les outils ont simplement un peu changé, parce que les images sont partout et potentiellement diffusées très vite.

Frank Moulin (BFM TV) : Paradoxalement, je pense que le seul enseignement que nous pouvons tirer de cet événement n'a rien à voir avec la vitesse. L'enseignement est qu'il faut tout vérifier tout le temps. Il faut tenter d’examiner la situation de manière honnête : dès le début de l’affaire, vous avez quatre sources officielles. Tout d’abord, un ministre de l'Intérieur qui dit quelque chose dans un micro. Certes, c’est un homme politique, mais il est aussi ministre. Il est censé comme chaque samedi ou presque faire un point sur la journée.

Dans la même soirée, Martin Hirsch, une personnalité qui est qualifiée d'esprit indépendant, confirme, en tant que directeur de l'AP-HP, ce que dit le ministre. La directrice de l'hôpital, qui est beaucoup moins connue, tient les mêmes propos. Sur le terrain, dans un premier temps, personne ne contredit cette information, et le lendemain matin, un médecin du service concerné, en l’occurrence la réanimation, soutient cette version.

« Ralentir le rythme de l’information n’annule pas le risque d’erreur. »

Je pourrais vous répondre que l'information va trop vite, qu’il faut ralentir le rythme. Mais quand quatre personnes, cinq avec le médecin, disent la même chose, vous avez beau ralentir le rythme, je ne suis pas sûr que cela protège à 100%. On peut tout à fait imprimer très calmement une énorme bêtise. Le rythme accroît peut-être le risque de se tromper, mais le ralentir n'annule pas ce risque non plus.

Et si vous reprenez les discours de Georges Pompidou en 1968, il reprochait aux radios RTL et Europe 1 de couvrir les manifestations en direct, de les faire vivre en direct. Ce qui ne pose pas question aujourd'hui, à savoir faire vivre un événement en direct, interrogeait à l'époque. Y a-t-il plus de risque en direct ? Oui. Mais vérifie-t-on moins en direct, est-on moins sérieux ? Non. Je vous assure que non.

On peut aussi se demander s’il n’y pas un risque à récolter des témoignages en direct, mais ici, on ne parle pas d’un « témoignage » : il s’agit d’un récit, d’une prise de position du ministre de l'Intérieur… Un média de direct ne va pas renoncer à transmettre en direct un point d’information du ministre de l’Intérieur. Il nous arrive très fréquemment sur de nombreux événements de choisir de ne pas diffuser tel ou tel témoin en direct ; sur les faits divers, c’est même la norme, l’habitude, de ne pas les diffuser.

Si nous étions dans le rythme du journal Le Monde sur papier (disponible en kiosque à 13 h, NDLR) vu l’horaire des faits, peut-être que ce qui aurait été écrit aurait été différent. Car entre temps d’autres sources étaient apparues.

 

Quelle leçon peut-on tirer de cet événement et de sa couverture ?

Frank Moulin (BFM TV) : J’en tire surtout deux enseignements. D’abord, cela nous rappelle qu'il faut toujours mentionner ce que l'on ne sait pas — je le répète au quotidien mais cet exemple le confirme. Dire ce que l’on sait, préciser qui le dit, mais toujours ajouter ce que l’on ne sait pas. Dans ce cas, on ignore dans un premier temps le déroulé exact de ce qui est présenté par les autorités comme une intrusion. Il faut aussi préciser pourquoi on ne le sait pas — on manque pour l’instant de témoignages directs ou d’images qui permettraient de décrire précisément cette « intrusion ».

« Préciser ce que l’on ne sait pas, et pourquoi on ne le sait pas permet d’être encore plus précis et complet. »

Évidemment, dans l'info en direct et en continu, on vérifie les infos avant de les donner. On vérifie toujours, on recoupe. Il y a des infos que l'on met beaucoup de temps à donner, le temps qu’il faut pour la vérifier une fois ou deux. C'est notre quotidien. Mais préciser ce que l’on ne sait pas, et pourquoi on ne le sait pas permet d’être encore plus précis et complet.

Ensuite, un enseignement plus global sur la force du point de vue, à quel point ce que l’on pense déjà pèse sur la vision que l’on a d’un même fait. Quand la vidéo filmée de l’intérieur du service de réanimation a été vue, face à la même vidéo, les gens en tiraient des conclusions différentes : certains — plutôt hostiles au mouvement des gilets jaunes — retenaient avant tout la peur et la crainte que suscite cette foule qui court vers une porte, puis qu’un manifestant — un seul a priori — tente de forcer le passage pour entrer, ceux-là insistaient sur le fait qu’il s’agissait d’une tentative d’intrusion. D’autres — plutôt hostiles au gouvernement et à Emmanuel Macron — retenaient avant tout l’aspect calme et l’absence de violente, en insistant sur l’absence d’intrusion dans l’hôpital et que face à la porte fermée, tout le monde était resté dehors.

« Face à la même vidéo, chacun vient piocher ce qu’il souhaite. »

Face à la même vidéo, chacun vient piocher ce qu’il souhaite. Je trouve que c’est un bon exemple de la fragilité potentielle du témoignage. Dans la plupart des faits divers ou des événements, nous n’avons pas forcément la vidéo, nous n’avons que le récit des témoins. Le fait d’avoir dans ce cas à la fois la vidéo et les récits différents de ceux qui ont vu la vidéo est une occasion de mesurer une fois de plus la difficulté de reconstituer précisément et de manière complète des faits uniquement à partir de témoignages.

Bruce de Galzain (France Inter) : Les leçons, Thomas Legrand les a tirées dans son éditorial politique, lundi matin. Quant au travail de la rédaction, nous relatons des faits. Il faut qu'il y ait un suivi, et je crois que nous l’avons correctement fait. On ne peut pas passer à autre chose en deux minutes. De notre côté, l’affaire aura vraiment duré six jours sur l'antenne, avec notamment notre reporter Mathilde Dehimi qui a recueilli de nouveaux témoignages exclusifs le week-end. Cela permet d’entendre ce qu’ont vécu les gardés à vue, ce qui avait été psychologiquement et physiquement dur à vivre. Dans ce genre d'événement, il est fondamental d'être factuel et de ne pas s'arrêter à de simples déclarations. Il faut ensuite poursuivre, donner à nos auditeurs à mieux comprendre en allant un peu plus loin, en allant à la recherche des témoins directs.

Luc Bronner (Le Monde: Il faut vraiment vérifier tout le temps, y compris des informations qui proviennent d'autorités. Je pense que les autorités peuvent se tromper, sous-réagir, sur-réagir, qu'elles peuvent aussi à certains moments faire de la politique et avoir des stratégies de manipulation. Mais, quoi qu'il arrive, notre travail est d'être dans une logique de vérification et de croisement maximal des sources. Procéder ainsi réduit considérablement le risque d'erreur, même si des erreurs peuvent toujours survenir.

    (1)

    Un premier bandeau "la Pitié Salpêtrière attaquée" a été diffusé l'espace de trois minutes le 1er mai, entre 20h26 et 20h29, avant d'être modifié en "Castaner : 'un hôpital attaqué'". NDLR

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