Invention de l’écriture : émergence de l’information ?

Invention de l’écriture : émergence de l’information ?

Écriture des chiffres, de la langue, alphabet... Revenir sur l’invention et l’évolution de l’écriture depuis la Haute Antiquité, dans des sociétés de plus en plus complexes, permet d’appréhender comment l’information et l’écriture ont partie liée depuis la nuit des temps.

Temps de lecture : 16 min

Poser la question de savoir si l’invention de l’écriture est un tournant capital pour l’information revient à y répondre positivement dans un mouvement spontané, qui semble dire « oui » à une évidence. Reste que dans cette question même, le sens du mot information demande à être éclairci.

« Information » signale d’abord une action : celle de donner une forme ; celle de faire savoir quelque chose ; celle de recueillir des renseignements ainsi que l’ensemble de ces activités ; puis l’action de collecter des connaissances sur un sujet particulier ; enfin, « information » désigne un élément de connaissance que l’on peut représenter de façon conventionnelle par un signe sur un support.

En regard de ces définitions de l’information, cette petite suite de définitions, donnée par le Trésor de la Langue française informatisé  constitue une sorte d’esquisse de ce qu’est l’écriture.

  • L’écriture donne une forme visible à ce qui ne l’est pas : écrits, les sons d’un mot exprimant un nom de nombre ou celui d’une personne, d’une chose, d’un dieu, d’une action, passent de l’invisible au visible, puisque les choses sont visibles mais pas les mots qui les disent, car nous voyons quelqu’un qui parle sans pour autant voir la langue qu’il parle.
  • L’écriture fait savoir quelque chose : titre de livre, en-tête de lettre, signature, etc.
  • L’écrit prend son sens non seulement si le scribe connaît la forme des signes, mais s’il sait quoi dire et à qui il s’adresse – ce qui n’exclut nullement la poésie.
  • L’expression « les écritures » désigne aussi bien les textes sacrés d’une religion que les registres d’une entreprise.
  • Enfin, toute écriture est composée d’éléments de connaissance que sont les signes : les chiffres, les lettres.
 La ressemblance entre « information » et « écriture » n’est pas du tout un hasard 

La ressemblance entre « information » et « écriture » n’est pas du tout un hasard : la notion même d’information, avec l’ensemble de ses sens, s’est développée dans les sociétés contemporaines où l’écriture s’est généralisée, où tout le monde sait lire, où la vie politique et sociale passe par la diffusion d’une masse de messages (journaux et textes sur papier, téléphone, radio, télévision, puis productions de l’écriture téléinformatique). Elle est donc intrinsèquement liée à l’invention de l’écriture.

En Mésopotamie, les premiers textes sont comptables

C’est en Haute Antiquité que naît l’écriture. L’archéologie de la Mésopotamie a fourni des documents explicitant les expérimentations et les besoins qui rendirent la création de l’écriture possible, entre -3300 et -3000 avant notre ère.

Les premiers « textes » mésopotamiens sont de très courts documents comptables ; la comptabilité a été rendue nécessaire par la gestion de biens de consommation : céréales en grains, huile et rations alimentaires ; une telle gestion administrée d’approvisionnement démontre le rassemblement de personnes qui ne vivent pas directement d’un travail agricole et/ou pastoral. De fait, c’est vers le milieu du IVe millénaire avant notre ère qu’apparut, au Moyen Orient, la ville, lieu de concentration d’une population caractérisée par la division du travail et la différenciation sociale. Aux ouvriers agricoles et du bâtiment, aux potiers, aux messagers, aux prêtres et aux maîtres du pouvoir (que l’on identifie à des « rois ») se sont ajoutés les scribes, qui travaillaient comme gestionnaires.

Il faut remonter encore bien plus haut pour comprendre le mouvement de fond qui mène à l’invention de l’écriture. Dès le VIIIe millénaire avant notre ère, les hommes de cette région se servirent de petits objets appelés calculi qui, selon leur forme (bâtonnet, bille, disque, cône, etc.), matérialisaient chacun un nombre : 1, 10, 60, etc. Ils s’en servaient pour leurs opérations de dénombrement, par exemple,  compter les brebis qui rentrent dans un enclos, en respectant la règle : pour 1 bête = 1 bâtonnet, pour 10 = 1 disque, faire la même opération pour les bêtes qui sortaient et, ensuite, comparer le nombre des calculi représentant les bêtes entrées avec celui des bêtes sorties, et compter la différence.

Vers -3 300, ces calculi furent enclos dans une enveloppe d’argile sur quoi était imprimée l’image d’un sceau gravé : l’ensemble formait un document comptable ; il attestait qu’une opération (inconnue de nous) se situait sous l’autorité d’une personne identifiée par le sceau et d’une quantité de choses, représentée par les calculi, sans indication des biens en jeu. Si une vérification s’avérait nécessaire, entre le moment où une cargaison avait été constituée avec le document et le moment de sa réception, par exemple, il fallait casser l’enveloppe d’argile et faire le compte des calculi : comparer les biens réels avec ce qui est représenté par le document comptable.

Détruire le document a dû poser des problèmes. On y remédia : le nombre des calculi cachés fut reproduit avec attention sur la surface de l’objet, avec des impressions qui représentaient peu ou prou la forme de ces calculi (voir la 3e image dans le bas de cette page).

Les traces d’enfoncement que l’on voit sur l’image : longs, quasi rectangulaires, au nombre de trois ; (au-dessous des premiers) moins profonds, circulaires et au nombre de trois, reproduisent et le nombre et la forme des calculi enfermés. Mais ce sont des signes, très exactement des chiffres ! Nos plus anciens signes d’écriture sont des chiffres, lisibles par d’autres, les collègues et le chef du comptable, enfin par les archéologues 5 200 ans après eux.

Mais alors, le document disait deux fois la même chose : avec les calculi et avec les chiffres. On cessa donc de cacher des calculi, de produire des enveloppes creuses au bénéfice de petites tablettes d’argile, pleines. Les premières tablettes ne montrent que des chiffres, pour une seule opération : ce sont les tablettes numérales.

Tablette numérale chiffres et impression d’un sceau (Syrie ?), Cuneiform Digital Library Initiative (University of California, Los Angeles, University of Oxford, and the Max Planck Institute for the History of Science, Berlin). Cette tablette est conservée (était?) au Musée de RAQQA, en Syrie, ravagée par l’État islamique

Sur cette image, on voit les dessins vagues du sceau et, plus sombres, les chiffres : deux grands cercles, un moyen, sept cercles plus petits, et, à droite, deux encoches longues et fines. Les tablettes de l’étape suivante montrent l’enregistrement de plusieurs opérations et le calcul de totaux, et donnent à voir des signes pour des mots de la langue, par exemple, le schéma d’un poisson pour écrire globalement, avec un pictogramme, le mot « poisson »

De la notation de chiffres à celle des mots de la langue

Ces plus vieux textes de Mésopotamie ne sont pas déchiffrés au plan des signes pour la langue (on ne sait pas vraiment quelle langue écrivirent ces comptables), mais grâce aux totaux et à l’universalité de l’opération d’addition, ils le sont au plan des chiffres.

L’écriture mésopotamienne évolua dans son tracé pour devenir cunéiforme «  en forme de clous » . Ses nombreux caractères diffèrent : un petit nombre de caractères notent un mot entier globalement par un dessin : ce sont des pictogrammes, premiers signes d’écriture dédiés à la langue ; certains autres notent un mot globalement, mais sans représenter quelque chose : on les appelle idéogrammes ou logogrammes ; en sumérien (première langue déchiffrée écrite dans ce système), tous les mots pouvaient être écrits avec un logogramme.

La notation globale des mots entraîna la division du son des mots : les logogrammes et d’autres caractères désignèrent une syllabe (et non un mot global) ; cette syllabe pouvait être formée : soit d’une voyelle isolée, V (e, a, i, ou), soit d’une consonne suivie d’une voyelle, CV (exemple : me), soit d’une voyelle suivie d’une consonne, VC (exemple : em), soit de deux consonnes entourant une voyelle, CVC (exemple : men) ; on combinait ensemble les signes syllabiques pour écrire un mot entier, ou bien les logogrammes et les signes syllabiques. Il existait en plus des signes pour faciliter la lecture, mais il n’y eut de signe ni pour une consonne seule, ni pour un groupe de consonnes.

Cette écriture a noté les deux langues principales de Mésopotamie : le sumérien et l’akkadien, et d’autres langues en Iran et en Asie Mineure, et dura 3 000 ans.

 C’est l’écriture des nombres avec des chiffres qui entraîna celle des mots de la langue. 

C’est l’écriture des nombres avec des chiffres qui entraîna celle des mots de la langue – retenons ici la différence majeure entre le « nombre » qui est une entité mathématique, et le « chiffre » qui est un signe d’écriture pour un nombre. Ce ne sont pas les mêmes choses du tout. Il existe des nombres inventés par les mathématiciens, comme « l’infini », qui n’ont pas de réalité physique, mais un signe bien connu — ∞ — avec lequel on travaille. 

La différence entre « nombre » et « chiffre » est la même que celle entre « langue » et « écriture » que l’on confond spontanément : on vient de voir qu’un mot pouvait s’écrire avec un logogramme et/ou un ensemble de signes syllabiques. C’est pourtant toujours le même mot de la langue !

L’écriture rend visible l’invisible

L’art de la comptabilité se développa dans d’autres civilisations, pour les mêmes raisons : le comptage et le nécessaire enregistrement des données. Ainsi dans l’économie étatique de l’empire inca au Pérou (XV-XVIe siècles de notre ère), on inventa les quipus ; ceux-ci sont formés d’une corde principale sur laquelle sont nouées des cordes secondaires (de couleurs différentes, chacune indiquant une entité particulière : village, famille, denrée), sur lesquelles peuvent être à leur tour être nouées des cordes de niveau inférieur ; sur les quipus les nombres y sont représentés par des nœuds de différentes formes et chaque corde enregistre un nombre entier, lisible à partir de son attache à la corde de niveau supérieur  . Ce génial système d’enregistrement d’information de nombres n’entraîna pas d’écriture de la langue.

« l’écriture rendait visible ce qui était jusqu’alors invisible »  

Pourquoi ? Il me semble que la Mésopotamie nous fait entrevoir la réponse. En inscrivant sur l’enveloppe des chiffres qui représentent les calculi enclos, l’écriture ainsi inventée rendait visible ce qui était jusqu’alors invisible : les chiffres rendaient visible le message matérialisé par les calculi enfermés et donc invisible. Les quipus incas, eux, rendaient visibles par des nœuds des choses du monde (village, famille, pièce de tissu, denrée) qui étaient déjà visibles dans la réalité. Or, ce qui caractérise l’écriture, c’est de rendre visible l’invisible. Sur ce fondement principal que s’établit la puissance de l’écriture, son aventure intellectuelle et sociale : l’information que contient tout texte était invisible, inconnue et, écrite, le devient.

À cette puissance qui conserve quelque chose de magique, s’ajoutent d’autres qualités de l’écrit : le caractère durable du support, la possibilité de déplacer le texte en changeant de convoyeur ou en le confiant à un messager qui ignore son contenu (et pour que celui-ci reste secret, le destinataire du texte peut mettre à mort ledit messager quand il l’aura lu), de le copier en milliers d’exemplaires. 

En Chine, la tradition veut que ce soit la divination qui fut le terrain d’invention de l’écriture, au début du IIe millénaire avant notre ère. On ne connaît pas les méthodes de l’invention de l’écriture maya.

En Mésopotamie comme en Égypte, l’écriture renforce le pouvoir

L’Égypte déploya l’art d’écrire à la fin du IIIe millénaire ou au tout début du IIe ; les questions de savoir si son invention se fit sous une influence mésopotamienne ou si elle fut locale et, dans ce cas, par quels cheminements, ne sont pas réglées. Les documents connus et déchiffrés, du IIe millénaire, montre une écriture déjà déployée.

La plus belle forme des écritures égyptiennes est la forme hiéroglyphique, généralement gravée sur la pierre, où chaque signe est une image précise ; celle écrite à la main avec de l’encre sur papyrus, plus rapide mais où se reconnaissent les images, s’appelle l’écriture hiératique ; la plus rapide, la plus difficile à lire, la plus récente aussi (Ier millénaire avant notre ère), s’appelle l’écriture démotique, très rapidement tracée pour des usages quotidiens.

Ces trois niveaux d’écriture réalisent le même système : certains caractères sont des signes pour un mot comme les pictogrammes et logogrammes mésopotamiens : on en compte quelques milliers ; d’autres valent pour une syllabe (avec consonne et voyelle), assez nombreux ; d’autres enfin, appelés parfois alphabétiques, pour une consonne isolée : au nombre de 24. En égyptien ancien, les voyelles ne furent jamais écrites avec des signes alphabétiques spécifiques. Comme en Mésopotamie, il exista des signes (des déterminatifs) pour aider à la lecture ; cette écriture dura jusqu’au IVe siècle de notre ère. 

L’écriture égyptienne contient une analyse de la langue basée sur la division du son, mais qui arriva à une solution très différente de celle de la Mésopotamie : le mot (écrit en logogramme) fut divisé en ses composants : les syllabes (écrites avec des syllabogrammes) ; la syllabe fut divisée à son tour en consonne et voyelle, mais seules les consonnes furent écrites avec des signes dits « alphabétiques » ou « unilittères ».

Tout se passe comme si les Égyptiens avaient pensé que la consonne était l’os du langage, son armature sonore – alors qu’elle est imprononçable seule, sans voyelle : si l’on place son appareil phonatoire pour produire les consonnes m, n, p, b, s, z etc. sans ajouter le souffle qui vient des poumons et qui forme les voyelles, rien ne sort, c’est dire que sans « voix » / voyelle, il ne peut se prononcer de consonne.

Même si l’idée de l’écriture est venue de Mésopotamie, il s’agit bel et bien d’une invention. Elle aura une descendance immense. En Mésopotamie comme en Égypte, les chiffres écrivaient les nombres, sur des systèmes différents. Mais il convient de ne jamais oublier ici que lorsqu’on parle d’écriture, il s’agit autant de l’écriture des nombres que de celle de la langue.

 « connaître les ressources, disposer de masses d’hommes pour faire la guerre, servir les dieux, s’enrichir... L'écriture renforce le pouvoir »

En Mésopotamie comme en Égypte, les trois aspects du pouvoir : politique, religieux, économique, étaient réunis en un très petit nombre de mains, parfois dans les mains d’une seule personne : roi prêtre, pharaon, empereur –, car l’empire constitua la forme politique la plus courante. L’écriture renforça le pouvoir : connaître les ressources, disposer de masses d’hommes pour faire la guerre, servir les dieux, s’enrichir. Fournir de quoi se nourrir aux travailleurs dépendants : depuis le berger et la nourrice jusqu’à l’architecte et la princesse. Raconter les succès du roi. Intervenir auprès des dieux, connaître l’avenir, lire les projets divins. Établir et conserver une correspondance diplomatique.

Plus que jamais, le pouvoir devint le maître du temps : l’écriture eut affaire à l’organisation du futur, à la prévision, à l’établissement d’un calendrier, aux corrections qu’il nécessitait. En renforçant ce pouvoir, elle le diversifia : organiser des examens pour fonctionnaires (Chine).

L’écriture fut l’occasion de la création d’une classe sociale, celle des scribes, dont certains eurent un rôle politique. Elle se mit au service de la connaissance et c’est là son aspect le plus formidable : c’est en partie grâce à elle que se déployèrent les savoirs qui allaient transformer le monde qui l’avait fait naître, comme la géographie, la mathématique, la théologie, la philosophie.

Une nouvelle façon d’écrire, l’alphabet consonantique phénicien

Sur les marges de l’empire égyptien, vers 1700 avant notre ère, naquit une nouvelle façon d’écrire, inventée pour une langue du groupe des langues sémitiques par des scribes spécialistes des hiéroglyphes, dont la langue parlée n’était jusqu’alors pas écrite. Nous ne possédons de cette période archaïque que de très peu nombreux et courts textes.

Cette écriture moderne, appelée « alphabet consonantique », qui sert encore de nos jours, (pour ces langues : hébreu israélien, arabe, syriaque) comportait des lettres pour les consonnes et ne connaissait de signe ni pour un mot, ni pour une syllabe, ni pour une voyelle. L’invention reposa donc sur l’expérience première de l’écriture égyptienne, avec ses caractères « alphabétiques » pour consonne. Encore une fois, même s’il y eut emprunt, il y eut invention, car le système est vraiment différent : si des milliers de caractères existaient en Égypte et en Mésopotamie, l’alphabet consonantique en compte entre 22 et 30.

Ce petit nombre de lettres s’imposa au détriment des écritures mésopotamienne et égyptienne, qui disparurent. Cet alphabet se déploya à la fin du IIe millénaire en Méditerranée orientale pour noter le phénicien, puis l’araméen, l’hébreu, plus tard le nabatéen et enfin, l’arabe – à la faveur de l’expansion musulmane, il nota beaucoup d’autres langues (persan, turc, ourdou, wolof, etc.).

Le tracé se faisait en gravure sur la pierre et à l’encre sur papyrus, tessons de poterie, cuir, bois enduit de cire, supports qui assurèrent sa diffusion car les objets inscrits étaient transportables sans peine, mais ces supports en partie périssables empêchèrent la conservation de la plus grande partie des documents.

La documentation du phénicien alphabétique, sur plus d’un millénaire, se résume à des inscriptions assez peu nombreuses et fragmentaires, émanant de rois locaux ou de personnages privés. Mais on sait, par ailleurs, que les cités phéniciennes firent écrire des Annales où étaient consignés les événements historiques, une littérature religieuse et les lois. Il n’est pas vraiment possible de juger des transformations induites par l’écriture dues à ce premier alphabet. Si le métier de scribe continua d’exister, on pense que davantage de personnes apprirent à lire et à écrire. Ce sont les marchands et armateurs phéniciens des cités commerçantes comme Byblos qui apportèrent cette écriture en Tunisie, à Malte, en Espagne.

La langue araméenne, voisine du phénicien, fut écrite vers -900 avec le même système. On dispose d’un petit nombre de textes d’inspiration littéraire et religieuse. Ce sont les scribes araméens au service des Grands rois de Perse (520-330 avant notre ère) qui la diffusèrent à l’Est et au Nord de l’Iran, car les écritures de l’Inde et de la Mongolie (par exemple) en dérivent. 

Dans l’évolution de l’alphabet consonantique, il se développa une certaine notation des voyelles : pour écrire certaines voyelles, on se servit de lettres notant des consonnes : comme la consonne w est très proche de la voyelle ou, on écrivit ou avec la lettre w ; comme la consonne y est proche de i, on écrivit i (et é) avec la lettre y. Au demeurant, cet usage ne fut pas systématique et, aujourd’hui, l’hébreu des journaux ne note pas de voyelle, tandis que l’écriture arabe écrit les voyelles longues avec ces lettres pour des consonnes (w pour ou, y pour î) et les voyelles courtes (o, é), avec un petite marque au-dessus de la ligne.

Cet usage fut appliqué dans la rédaction de la Bible juive, car l’absence de voyelle écrite pouvait faire qu’une phrase soit ambiguë, ce qui n’était pas acceptable au plan théologique. C’est la Bible juive qui forme l’ensemble le plus volumineux écrit dans ce type d’alphabet : les documents les plus anciens ont disparu, mais l’ensemble, établi entre -500 et le début de notre ère, fut copié jusqu’à nos jours.

En prenant un peu de recul, on ne peut qu’être frappé par un fait : les Égyptiens inventèrent les signes pour une seule consonne dès le IIIe millénaire et, beaucoup plus tard, une religion centrée avec un dieu exclusif, autour du culte d’Aton (règne d’Akhenaton, de -1355 à -1338). Cette technique d’écrire la langue sans les voyelles fut reprise par les Phéniciens et les Araméens, qui pratiquaient une religion à plusieurs dieux, mais le culte exclusif d’un seul dieu reprit chez les Hébreux (vers -1000 ?), se transforma en christianisme avec Jésus-Christ qui parlait araméen et lisait la Bible juive en hébreu ; Mohammed (570-632) créa l’islam avec son dieu exclusif.

Il n’y a sans doute ici pas de lien de cause à effet, mais une façon de penser la parole humaine ; parler avec seulement des consonnes est impossible pour un humain, donc ne pas noter les voyelles revient à situer la forme originelle de la parole, de toute information, ailleurs que dans l’homme : dans le divin.

L’alphabet grec / latin tisse le rapport politique dans la cité

Les Grecs empruntèrent la méthode d’écriture alphabétique, la forme et le nom de la plupart des lettres, à des marchands phéniciens qui fréquentaient les mêmes ports. Les plus anciens documents connus de nous sont datés par les spécialistes de -750, mais il en a certainement existé de plus vieux, point encore trouvés !

L’alphabet grec suit son modèle phénicien sur plusieurs points : une lettre vaut pour un son isolé, il n’y a de signe ni pour un mot, ni pour une syllabe ; mais il innove sur un autre : les voyelles y disposent de lettres spécifiques, comme les consonnes. L’alphabet grec écrit consonnes et voyelles et compta entre 24 et 29 lettres, selon les usages.

Qu’est ce qui nécessita son invention ? Le fait que la langue produisait des mots négatifs avec l’ajout de la voyelle a : par exemple, avec le a privatif placé au début, le mot nomos, « la loi », donnait l’adjectif anomos, « sans loi ». Si l’écriture grecque n’avait pas écrit les voyelles, on aurait confondu « nomos la loi » et « anomos sans loi », ce qui aurait rendu vain d’écrire une loi. Mais il y a plus profond : on peut dire que les Grecs ont eu pour souci d’écrire la parole humaine, de se rapprocher le plus près possible d’elle. D’ailleurs, les plus anciens textes sont des vers poétiques sur une coupe : « (voici) la coupe de Nestor, bien faite pour bien boire ; Celui qui vide cette coupe, aussitôt le désir d'Aphrodite à la belle couronne le saisira » (il s’agit du désir d’amour ; article « Coupe de Nestor Pithécusses », wikipédia), des remerciements d’amoureux homosexuels : « Ici Crimon a pénétré Amotion » (vers -700), bref des textes plutôt privés — sauf une longue inscription juridique et publique.

Dans les sociétés grecque et romaine, un enfant (surtout les garçons) apprenait à lire et à écrire quand les parents pouvaient payer un enseignant. Il n’y eut pas d’école publique. Même si les gens bien nés apprenaient à lire et à écrire, l’écriture était réalisée par des esclaves, privés ou publics ; ceux-ci ne créaient pas les textes (même si c’est arrivé !), mais notaient sous la dictée et lisaient à haute voix les documents dont leurs maîtres voulaient connaître le contenu. Ils enseignaient leur savoir aux enfants en tant que pédagogues.

Comme dans toute l’Antiquité, la lecture se faisait à haute voix. C’est Saint Augustin (354-430, natif d’Algérie, citoyen romain, évêque d’Hippone et auteur prolifique) qui le premier nous montre une lecture silencieuse, en soi, pour soi : l’écriture et, surtout, la lecture en systèmes alphabétiques ont déployé et valorisé la vie intérieure.

 « L’alphabet grec/latin tisse le rapport politique dans la cité et dans l’empire »

Dans les cultures grecque et romaine, le texte qui mêle consonnes et voyelles ressemble au tissage où trame et chaîne s’unissent, à l’union d’un homme et d’une femme, enfin et surtout, aux alliances entre les citoyens et cités : l’alphabet grec/latin tisse le rapport politique dans la cité et dans l’empire.

Un dernier fait nous retiendra : en Mésopotamie comme en Égypte, chez les Hébreux et les Juifs (dans le monde de l’alphabet consonantique) comme en Grèce, une curieuse interprétation de la différence entre consonne et voyelle s’était imposée. La consonne représenta le dur, le resserré, le masculin ; la voyelle représenta le mou, l’ouvert, le féminin.

Certaines sociétés choisirent de ne pas écrire la voyelle, d’autres de l’écrire. Les sociétés qui écrivent les voyelles ont aimé la représentation, certaines (pas toutes) qui n’ont pas écrit les voyelles, ont pratiqué le refus de l’image.

 Toute « information » délivrée par ces écritures colore notre pensée, notre vision du monde, notre vie et nos rapports avec les autres comme avec nous-mêmes  

Il faut donc bien voir que toute « information » délivrée par ces écritures colore notre pensée, notre vision du monde, notre vie et nos rapports avec les autres comme avec nous-mêmes.

L’alphabet grec est à l’origine de l’alphabet notant le latin (au plus tôt vers -700), lui-même modèle des alphabets dont nous nous servons en français, anglais, italien, vietnamien, etc. ; mais aussi de ceux dont se servent les Russes, les Bulgares, les Serbes (alors que le croate s’écrit en alphabet latin), créés à partir de l’an 800, dans le mouvement de la christianisation des sociétés slaves ; cette écriture sert dans l’empire russe à noter diverses langues, de populations d’Asie centrale et de Sibérie. L’alphabet phonétique international, dont se servent les linguistes, peut noter toutes les langues.

Mais l’histoire de l’invention des écritures ne s’arrête nullement ici ! Car, c’est dès 600 avant notre ère, en Ionie grecque, sur l’actuelle Turquie occidentale, que s’inventa encore une écriture ! Il s’agit de la monnaie frappée sur métal précieux, façon d’écrire des nombres sans le moindre chiffre et sans signe de la langue, mais déployant l’écriture arithmo-géométrique, qui « écrit » des nombres et leurs rapports avec des figures géométriques. Et alors commença une aventure graphique de monnaie et de mathématiques... qui a duré jusqu’à nous.

Aux acquis de l’alphabet grec s’ajoutèrent les découvertes de l’écriture mathématique, l’ensemble permettant une quantité immense de techniques et de savoirs théoriques et appliqués. Ainsi fut rendue possible l’invention de l’informatique… responsable de la dernière écriture en date : l’écriture télé-informatique.

Et ce n’est pas fini.

Références

Marcia ASCHER, Mathématiques d’ailleurs. Nombres, formes et jeux dans les sociétés traditionnelles. Paris, Le Seuil, 1998, 283 p.

Clarisse HERRENSCHMIDT. Les Trois écritures. Langue, nombre, code. Paris, Gallimard (2007), 510 p. 

Denise SCHMANDT-BESSERAT, Before Writing. From Counting to Cuneiform. Volume1 : From Counting of Cuneiform ; Volume II : A catalog of Near Eastern Tokens, Austin, University of Texas Presse, 1992.

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Ina.Illustration Alice Meteignier
Crédit Photo :
- Tablette numérale chiffres et impression d’un sceau. Avec l’aimable autorisation de la Cuneiform Digital Library Initiative
 

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