Le 17 novembre, des habitants de Saqqez font une ronde en hommage à Daniyal Aban, 17 ans, tué la veille d'un coup de feu.

Le 17 novembre, des habitants de Saqqez font une ronde en hommage à Daniyal Aban, 17 ans,  tué la veille d'un coup de feu.

© Crédits photo : Iran International (Capture écran du compte Twitter ).

Les Iraniens défient aussi le régime en s'informant

Dans la République islamique, la liberté de la presse n’existe pas, Internet est régulièrement coupé et toujours surveillé, Facebook et Twitter sont interdits. Des Iraniens nous racontent comment ils parviennent malgré tout à s'informer sur le mouvement de révolte déclenché à la suite de la mort de Mahsa Amini.

Temps de lecture : 6 min

 « Les médias officiels nous qualifient de terroristes, vandales, saboteurs et autres [les officiels parlent beaucoup d’ « émeutiers », NDLR]. Et dans les journaux télévisés, les nuits iraniennes sont décrites comme étant paisibles. Ils parlent d’une centaine de vandales qui font « quelque chose », « quelque part » et qui n'est pas important », nous raconte sur Telegram Darius*, jeune ingénieur dans le secteur de l’énergie. Et quand, à Berlin, une manifestation rassemble 80 000 personnes en soutien aux révoltes qui secouent l’Iran depuis la mort de Mahsa Amini, le 16 septembre, la télévision iranienne évoque un rassemblement de faible ampleur contre… l’augmentation du prix de l’essence.

Dans ce pays où la liberté de la presse est inexistante (l’Iran occupe la 178e place au dernier classement RSF), les Iraniens que nous avons pu joindre s’informent comme ils le peuvent. Tous nous disent ne plus regarder la télévision, porte-voix du régime. Sauf le père de Darius, qui ne se contente plus que des programmes sportifs. Le reste le rend trop « nerveux ».

Comme partout ailleurs dans le monde, la population se tourne vers Internet et les réseaux sociaux. Encore faut-il pouvoir se connecter. La République islamique a pris l’habitude, depuis quelques années, de couper l’accès à Internet lors d’événements intérieurs sensibles. Twitter et Facebook — où sont pourtant présents et actifs nombre de dirigeants du pays, dont sa plus haute autorité, le guide suprême Ali Khamenei — y sont interdits depuis 2009.

60 VPN sur un smartphone

Alors quand Internet fonctionne, les Iraniens s’y connectent par VPN. Le régime le sait et a récemment accentué sa traque contre ces réseaux privés virtuels permettant de contourner les restrictions en vigueur. Darius en dénombre une soixantaine sur son smartphone. Également jointe par la messagerie Telegram, Maryam*, professeure de sport dans une ville portuaire du sud du pays, nous explique en avoir installé plus de cinquante depuis le début du mouvement. « Je les utilise au hasard pour avoir une chance de consulter Internet. »

Capture d'écran du smartphone de Darius.
Capture d'écran du smartphone de Darius.

Dès juin 2009, et les protestations contre la réélection contestée du président conservateur Mahmoud Ahmadinejad, Maryam a commencé à suivre « Vahid Online » sur Telegram et Twitter. Avec des dizaines de vidéos postées chaque jour, le compte de cet activiste qui serait basé aux États-Unis est l’un des plus actifs pour documenter la mobilisation actuelle. Son audience — 430 000 « followers » — a explosé depuis le début des événements.

Même phénomène pour « 1500 Tasvir », né en écho aux 1500 victimes des précédentes manifestations d’ampleur, fin 2019, dont le compte Instagram  est suivi par plus d’un million et demi d’abonnés. Darius, qui a découvert l’un et l’autre grâce aux « tendances » Twitter, salue leur « importance et utilité » auprès des jeunes, comme lui, qui se mobilisent aujourd’hui. Maryam, qui se méfie des médias traditionnels — « on ne doit laisser personne, aucun journaliste ou agence de presse détourner cette révolution » fait elle aussi davantage confiance à ces deux comptes-là : « Je n’y ai pas repéré de propos hostiles au mouvement ».

Sur les réseaux sociaux, Elnaz*, étudiante en informatique, suit également depuis plusieurs années Pouyan Khoshhal. Originaire de la même ville qu’elle, au nord-ouest de Téhéran, ce journaliste installé en Turquie a fui l’Iran après avoir été arrêté en 2018. Sa faute ? Avoir utilisé le mot « mort », plutôt que « martyre », pour décrire un saint chiite dans un quotidien réformiste. Ses messages sur la mobilisation en cours sont suivis par près de 15 000 personnes sur Instagram.

Manifester avec ou sans son téléphone ?

S’informer, consulter ces sources n’est pas sans risque. Dès qu’elle sort de chez elle, désormais tête nue, sans son voile, Maryam vide le cache de son navigateur, se déconnecte de ses comptes et efface photos ou activités de son téléphone portable. « Pour éviter des accusations farfelues, si je suis arrêtée », justifie la jeune femme dont plusieurs amis ont été arrêtés au cours des manifestations des dernières semaines, puis relâchés après plusieurs jours. Elle qui se risque à écrire des slogans pro-mouvement sur les murs de sa ville préfère de plus en plus laisser son smartphone à la maison.

Même précaution pour Darius, persuadé que les autorités peuvent le « tracer ». Il a pris une part active dans les manifestations qui touchent la province de Guilan, et déjà reçu des coups de matraque. L’un de ses cousins soigne encore sa blessure à la main après s’être fait tirer dessus, un autre y a perdu plusieurs dents.

À ce jour, la répression a fait 326 morts, selon l’ONG Iran Human Rights. L’ingénieur craint d’être arrêté pour ses messages postés sur ses réseaux sociaux. Son activité en ligne lui a attiré des problèmes il y a six mois. Des agents avaient enquêté sur lui, auprès de voisins. « Puis j’ai été convoqué dans un bureau de renseignement pour trois heures d’interrogatoire. Mon compte Twitter a été supprimé. » Il en a rouvert un autre depuis, privé et sous pseudo.

« Ayatollah BBC »

Hyper-réactif lorsqu’on le sollicite, Darius garde aussi un œil sur les informations relayées par des médias basés à l’étranger — en qui il dit pourtant ne pas avoir confiance — dont le plus éminent, et acteur clé dans la révolution de 1979, la BBC. « Les gens l’appellent “ Ayatollah BBC ” depuis des années parce qu’elle reprend le même discours que celui utilisé par la propagande de la République islamique. »

Un ressentiment entretenu par la récente « fuite » d’une conversation privée dans laquelle la présentatrice irano-britannique de la chaîne, Rana Rahimpour, enregistrée à son insu, jugeait « effrayante » la violence de certains manifestants avant d’évoquer une vidéo où ces derniers s’en prenaient à un membre des bassidjis (miliciens pro-régime). Des propos qui ont beaucoup fait réagir sur la toile. Et qui ne passent pas pour Arash*, diplômé en chimie appliquée. Pour lui, la journaliste « a stigmatisé les manifestants, traité les jeunes de sauvages et justifié les crimes du gouvernement. Elle fait la promotion de la théorie de la désintégration et répand la propagande gouvernementale ».

Alors que la BBC publiait, samedi 12 novembre, un communiqué pour dénoncer la « campagne de harcèlement » visant ses journalistes (en 2020, ils ont déclaré aux Nations Unies recevoir régulièrement des menaces de mort de la part « d'agents iraniens »), la chaîne Iran International, également basée à Londres, consacrait un long sujet sur l’enregistrement polémique. « Avocate du diable ou journaliste impartiale ? », s’interrogeait cet autre média persanophone, soupçonné d’avoir bénéficié de moyens colossaux venant de la famille royale saoudienne, selon une enquête du Guardian en date de 2018.

Loin des écrans

Des révélations démenties par la chaîne, qui n’empêchent pas Darius de la consulter : « Iran International critique toujours l'Arabie saoudite sur de nombreux dossiers, comme la mort de Jamal Khashoggi. Donc je crois qu’ils sont indépendants. » La BBC et Iran International sont accusées par Téhéran d’ « inciter à des émeutes […] et à des actes terroristes ». Un haut responsable judiciaire iranien a récemment réclamé leur ajout « à la liste des groupes terroristes ». 

Dans la ville de Saqqez, où est née Mahsa Amini, des manifestants scandent le slogan "femme, vie, liberté", en kurde.
Dans la ville de Saqqez, où est née Mahsa Amini, des manifestants scandent le slogan « femme, vie, liberté », en kurde. (Capture d'écran à partir d'une vidéo de manifestants diffusée sur Iran international le 17 novembre 2022).

Maryam continue elle aussi à suivre ces médias étrangers.  Comme beaucoup d’autres, elle « ne les considère pas comme fiables, à cause de leurs antécédents en matière de désinformation ». Elle doute. « La couverture d’Iran International ne s’embarrasse pas de l’intégrité et de l’équilibre journalistique, mais en ce moment, c’est ce que les gens veulent regarder », souligne pour sa part le chercheur Sina Toossi, rattaché au Center for International Policy, cité par L’Orient le jour.

Pour une majorité d’Iraniens, l’accès à l’information se joue en partie loin des écrans de smartphones ou de télévision. Le père de Darius par exemple, conducteur de camions, capte l’atmosphère du pays au contact des gens croisés sur les routes. « La rue et les amis sont mes meilleures sources », assure également Arash, l’étudiant en chimie. Des amis qui travaillent à l’hôpital l’informent sur la situation des blessés. « En rencontrant des gens dans des cafés de confiance, je peux être au courant de ce qui se passe et de ce qui va se passer dans la rue. » Exemple avec un appel à la mobilisation pour marquer, en ce milieu de semaine, le troisième anniversaire des événements de 2019. Un appel accompagné d’une rumeur : une nouvelle coupure d’Internet décidée par les autorités.

*Les prénoms ont été modifiés.

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