Les étales de libraires sont bien fournies quand il est question d’Israël. Mais c’est Israël comme co-acteur principal du conflit le plus médiatisé de la planète qui séduit le plus souvent chercheurs et éditeurs. Révélatrice d’une réduction du champ de la connaissance à la simple ( ?) situation sécuritaire du pays, la profusion d’ouvrages d’histoire diplomatique et d’analyse en tous genres cache au public les évolutions considérables traversant la société israélienne depuis une vingtaine d’années. L’économie israélienne constitue à cet égard le parent pauvre éditorial, et ce en dépit d’une vitalité qui a permis à l’Etat hébreu d’intégrer récemment l’OCDE. La parution du livre de Dan Senor et de Saul Singer vient aussi combler une part de ce vide en proposant une vaste enquête sur la culture entrepreneuriale en Israël.
Start-up Nation décrypte ce que les auteurs, spécialistes du Moyen-Orient, nomment « le miracle économique israélien ». Quelques chiffres suffisent à résumer la position exceptionnelle – compte tenu de sa superficie, de sa démographie et de sa situation géopolitique – d’Israël au sein du système économique mondial. En 2008, l’économie israélienne a attiré autant de capital-risque (2 milliards de dollars) que l’Allemagne et la France réunies ; le pays comptait en outre, en 2009, soixante-trois sociétés cotées au NASDAQ, un nombre faisant d’Israël le deuxième Etat le mieux représenté, très loin devant le Japon (6), la Grande-Bretagne (5) ou encore l’Inde (2). Enfin, l’Etat hébreu, peuplé d’à peine sept millions d’habitants, consacre 4,5% de son budget au poste « recherche et développement » contre 3,2% pour son dauphin japonais. Comment comprendre un tel dynamisme dans un pays miné par des tensions permanentes à ses frontières et confronté, sur le plan intérieur, à une instabilité politique chronique ?
Evacuant rapidement le préjugé largement répandu et réducteur – « Les Juifs sont intelligents donc Israël est naturellement innovant » – Senor et Singer mettent en lumière une série de déterminants dont la conjugaison favorise l’expansion économique israélienne. La principale cause identifiée renvoie à la constitution décisive d’un « cluster » performant, c’est-à-dire d’un réseau étroit reliant universités, grandes compagnies, starts-up et capital-risqueurs. De ce regroupement peuvent émerger des innovations partageant pour la plupart une origine commune, l’armée. C’est l’un des apports majeurs de Start-up Nation : l’institution militaire – dont on connaissait le poids relatif dans la vie politique israélienne notamment grâce aux travaux de Samy Cohen
– représente un acteur central dans la réussite économique du pays. Tsahal, Harvard national, apporte une « formation » incomparable aux élites, confrontées à des situations critiques où les prises d’initiative sont fortement valorisées. Cette expérience se révèle d’autant plus fructueuse que de nombreux ponts sont dressés entre les secteurs militaire et civil. Il en va ainsi de l’unité d’élite des renseignements militaires dite « 8200 » qui a fourni parmi les plus brillants jeunes entrepreneurs israéliens.
S’employant à transformer chaque faiblesse en force, l’Etat hébreu est parvenu à prendre à contre-pied les limites imposées par la nature (création de technologies agricoles dont il est devenu l’un des exportateurs majeurs à l’échelle planétaire) et l’histoire (développement d’industries innovantes pour résister, d’une part, au boycott arabe, d’autre part, à l’embargo sur les armes décidé par Charles de Gaulle à partir de 1967 et qui est à l’origine de la mise en orbite de l’industrie militaire israélienne). Pour Warren Buffet, qui a fait de la société Iscar sa première acquisition en dehors des Etats-Unis, Israël est même parvenu à déconnecter son économie de sa situation sécuritaire ô combien incertaine. Le rythme de croisière des starts-up ne souffre quasiment plus des turbulences régionales, une assurance dont se réjouissent investisseurs étrangers et entrepreneurs israéliens.
Parmi les autres facteurs stimulants mis en exergue par les auteurs de ce best-seller, émerge tout particulièrement le facteur migratoire. Comme le souligne bien Gidi Grinstein, ancien conseiller d’Ehoud Barak qui compte parmi l’une des très nombreuses personnalités interviewées pour les besoins du livre, « les immigrants ne répugnent pas à repartir de zéro. Ils sont, par définition, des preneurs de risques. Une nation d’immigrants est une nation d’entrepreneurs. » Des rescapés de la Shoah aux refuzniks soviétiques en passant par les Ethiopiens, l’Etat d’Israël n’a jamais cessé d’être une terre d’immigration : 9 Israéliens juifs sur 10 sont aujourd’hui immigrants ou descendants d’immigrants de la première ou seconde génération. Cette spécificité démographique, à l’origine de la fragmentation communautaire qui perdure encore dans le pays, constitue néanmoins une formidable incitation à tenter sa chance, à prendre des risques puisque l’on n’a rien à perdre.
Ainsi de Shaï Agassi, fils d’un Juif chassé d’Irak en 1950, et fondateur de Better Place, cinquième plus importante start-up de l’histoire et partenaire de Renault-Nissan dans le lancement prochain, en Israël, du premier réseau national de véhicules électriques fonctionnant sur le modèle des téléphones mobiles. La prise d’initiative des nouveaux entrants participe de cet éthos israélien primant les valeurs de ténacité et de résilience, et au sein duquel sont valorisés, dès la petite école, le questionnement, l’expérimentation, la remise en question de l’autorité. En d’autres termes, Israël se présente comme le royaume de la ‘hutzpah, expression d’origine hybride signifiant tout à la fois culot, effronterie et arrogance.
Cette expérience exceptionnelle, que ne sont pas parvenus à imiter Singapour ou Dubaï, perdurera-t-elle ? Dan Senor et Saul Singer considèrent que le pays en a les moyens, à condition de prendre la mesure des défis qui se profilent. Il faudrait notamment limiter la dépendance excessive des sociétés israéliennes aux marchés à l’exportation et au capital-risque. Le départ d’une partie non négligeable des meilleurs chercheurs pour les universités les plus prestigieuses inquiète également, cette« fuite des cerveaux » ayant déjà sévèrement amputé le milieu économique. La principale menace est tout autre, insistent néanmoins les auteurs. L’Etat hébreu risque de souffrir à moyen terme de la faiblesse du taux de participation de la population à l’économie nationale : à peine un Israélien sur deux contribue aujourd’hui à la production contre 65% pour les Etats-Unis. Une insuffisance qui s’explique principalement par le manque d’intégration aux circuits économiques de deux franges importantes de la population : les ultra-orthodoxes (haredim) et les Israéliens arabes. Non soumis à la conscription, pour des raisons bien différentes, ces groupes ne bénéficient par conséquent pas des compétences et des réseaux fournis par les trois années de service militaire. De surcroît, un solide carcan socioculturel cantonne encore les femmes aux seules tâches ménagères dans la communauté arabe. Un chiffre exprime l’urgence de la situation : en 2028, ces deux groupes représenteront conjointement 39% de la population totale. Nécessité impérieuse donc de changer rapidement la donne. La pérennité du miracle israélien est à ce prix.