« La parole est à madame le ministre de la Santé. » Simone Veil monte les marches rouges, se positionne devant les micros. Tout autour d’elle, les dorures de l’Assemblée nationale, les députés de la République. Nous sommes le 26 novembre 1974, aux alentours de 16 h 30. Première séance du jour au Palais Bourbon. Simone Veil présente le projet de loi visant à encadrer l’autorisation de l’avortement en France — les débats prennent fin le 29 novembre à 3 h 40 du matin, après le vote. Le discours est diffusé en direct sur la première chaîne.
Il se termine sur ces mots : « […] cette jeunesse est courageuse, capable d’enthousiasme et de sacrifices comme les autres. Sachons lui faire confiance pour conserver à la vie sa valeur suprême. » Si nous pouvons les entendre encore aujourd’hui, captés à l’époque et archivés en son, nous ne pouvons pas les voir : sur ces trente-huit minutes de discours, seules vingt-quatre existent sous forme d’un film conservé.
Les dernières images gardées montrent Simone Veil indiquer que le projet de loi « prévoit ensuite une consultation auprès d’un organisme social qui aura pour mission d’écouter la femme, ou le couple lorsqu’il y en a un, de lui laisser exprimer sa détresse, de l’aider à obtenir des aides si cette détresse est financière, de lui faire prendre conscience »… Puis plus rien. Un brouillage violet s’affiche à l’écran. Accompagné d’un bruit blanc.
Fin de la bobine, laquelle contient aussi en amont le discours de Henry Berger, rapporteur du projet, député de la Côte-d’Or et président de la commission des Affaires culturelles, familiales et sociales. Où trouver la suite ? On cherche une potentielle autre bobine, ou un matériel d’un autre genre, avec le reste du discours de Simone Veil. Une note interne à l’INA, écrite en 2014, pointe vers un numéro de document, suivi d’un « A ». Il atteste d’un statut « attendu » : jamais ce document n’a été versé par la chaîne.
Jamais versées, ou même jamais enregistrées, ces quatorze minutes manquantes du discours de Simone Veil ? En cette fin d’année 1974, l’audiovisuel public connaît quelques soubresauts, et ses derniers moments sous le nom d’ORTF — Office de radiodiffusion-télévision française. Un peu plus d’un mois après, il disparaît et sept sociétés autonomes voient le jour — dont Radio France, TF1, Antenne 2, FR3 et l’INA.
Le 26 novembre très précisément, une grève sauvage éclate. Motif : un quart des journalistes est toujours en attente d’affectation dans les structures à venir après démantèlement. Un journaliste aurait pu alors décider, par solidarité avec le mouvement, de cesser l’enregistrement ; le numéro de document serait alors une invention totale, une écriture comptable pour manifester le manque.
Cependant, même en prenant en compte la confusion de l’époque, « il est peu probable que cette bande n’ait jamais existé », estime Corinne Caporiondo-Prost, cheffe du service Traitement et enrichissement des collections de l’INA. Une bande magnétique très précise est répertoriée dans les notices de l’institut, avec un numéro attribué, décorrélé du matricule du document. En le suivant, on tombe sur… les vœux du dernier président de l’ORTF, Marceau Long, le 31 décembre 1974. Nommé à la tête de l’office en 1973 par Georges Pompidou. Chargé de le démanteler en 1974, et séquestré par les grévistes à la Maison de la radio le jour du discours de Simone Veil, le 26 novembre 1974.
Ainsi, les quatorze dernières minutes manquantes de cette prise de parole auraient pu être effacées pour accueillir l’au revoir de Marceau Long à l’ORTF. Le matériel sur lequel ces enregistrements ont été réalisés, des bandes 2 pouces, coûtait cher. On pouvait donc à l’époque, sans trop d’état d’âme, les réutiliser à l’envi. Par ailleurs, les retransmissions de débats parlementaires n’étaient pas considérées comme primordiales à conserver. D’autant qu’il n’existait pas, alors, de véritable politique de conservation patrimoniale des archives audiovisuelles.
244 000 boîtes de film à explorer
Mais il reste un espoir. Malika Mekdad, chargée de missions en documentation au service Traitement et enrichissement des collections à l’INA, le sait : il existe plusieurs bandes enregistrées le 26 novembre 1974, durant les débats au parlement. Quatre, précisément. En comptant celle sur laquelle se trouvent aujourd’hui les vœux de Marceau Long. Des fiches traçant les transferts de matériels de l’ORTF le certifient. Seulement, ces bandes se trouvent dans le fonds « Gambais ».
« Gambais », du nom de la commune des Yvelines. Lieu de villégiature du tueur en série Henri Désiré Landru, où l’ORTF a installé un entrepôt. « Dans un vieux poulailler industriel », explique Malika Mekdad. Pour stocker chutes de pellicules et documents destinés à la destruction. « Au fur et à mesure, on y a mis des choses qui n’auraient jamais dû y être, dont on ne savait pas quoi faire, par manque de place », ajoute l’experte. Sa mission, qu’elle mène « quasi seule » : explorer les quelque 244 000 boîtes de film, non classées, de ce fonds. Alors que les machines adaptées se font rares au sein de l’institut.
Aucune certitude sur le contenu de ces quelques bandes. L’une d’entre elles contient-elle la deuxième partie du discours de Simone Veil ? La suite des discussions à l’assemblée ? Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Mais des pépites sortent de temps à autre de ce monticule de pellicules. En 2019, a ainsi été retrouvé l’extrait d’un film que l’on pensait perdu à jamais : le premier passage à la télévision de Miles Davis. C’était dans l’émission « Au clair de la lune », en décembre 1957.