Je like, tu comment, il share : comment se partage l'info sur Facebook ?

Je like, tu comment, il share : comment se partage l'info sur Facebook ?

Comment discute-t-on de l'actualité sur Facebook ? Le clic est-il une prise de parole ? Irène Bastard étudie ces questions dans le cadre de sa thèse chez Orange Labs et Télécom ParisTech.

Temps de lecture : 5 min

Irène Bastard réalise une thèse de sociologie chez Orange Labs et Télécom ParisTech sur « le partage d’informations en ligne ». Avec l’aide de Thomas Couronné, elle a collecté 18 000 articles diffusés par 6 médias français dans leur flux RSS sur une période de deux mois autour de l’élection présidentielle de 2012, et pour chaque article identifié le nombre de likes, comments et shares reçus sur Facebook. Ceci afin de dimensionner la conversation d’actualité sur Facebook et la focale avec laquelle les sociabilités regardent l’actualité. Cette étude a été récompensée par le SMC Research Awards.

 
Qu’est-ce que Facebook a changé dans les conversations sur l'actualité ?

Irène Bastard : Traditionnellement, la conversation d’actualité se déploie dans différents espaces de sociabilité comme les cafés, les salons, les pauses au travail[+] et incarne une fonction de l’information distincte de la fonction citoyenne : les actualités servent à créer du lien social. Discuter d’actualité est avant tout discuter, se positionner dans son réseau social, et aussi renégocier sa réception de l’actualité[+]. Nina Eliasoph défend la thèse que les discussions évitent les sujets sociologiquement à risque, comme la politique qui peut amener des conflits[+]. Katz et Lazarsfeld proposaient de plus que l’introduction des sujets d’actualité dans les réseaux soit assurée par des « leaders d’opinion »[+]. La conversation d’actualité serait donc hors ligne initiée par certains profils, et centrée sur des sujets compatibles avec le cadre des interactions.
 
En ligne, la coprésence des pages web et des interactions dans une même interface fait émerger le partage d’information, où l’on discute avec le contenu et avec ses amis. La prise de parole peut alors être plus généralisée et les sujets abordés plus diversifiés. Ce qui reste à prouver … À partir de la base de données sur l’activité dans Facebook sur les articles de presse, on peut noter deux points :

-Il y a plus de likes que de comments sur les articles ; ce qui veut dire qu’il y a plus d’internautes qui « likent » les contenus d’information que d’internautes qui les commentent, et donc une prise de parole en clic plus généralisée qu’une prise de parole en mot.

-Les sujets plébiscités sont difficiles à identifier du fait de la fragmentation des informations (une même information peut faire l’objet de plusieurs articles, sur plusieurs médias, démultipliant les espaces où les internautes peuvent s’exprimer), et de l’enchevêtrement de contenus protéiformes, drôles et sérieux, vidéo ou texte, journalistiques ou profanes.
 
Les plates-formes en ligne et notamment les réseaux sociaux numériques ouvriraient donc l’expression semi-publique à des personnes qui ne s’expriment pas nécessairement dans d’autres contextes, mais discuter n’a de sens que si d’autres personnes interagissent et de ce fait l’activité se concentre sur certains sujets susceptibles de réunir un « presque public »[+].
 
Quelle différence établiriez-vous entre le like, le comment et le share ?

Irène Bastard : Si l’on décortique le fonctionnement des boutons Facebook, il faut noter que le share (implémenté en octobre 2009) recrée un statut sur le mur du cliqueur : il s’agit de se saisir d’un contenu pour l’émettre à son tour en appliquant son nom en en-tête de ce contenu. Alors que le like (février 2009) et le comment (au démarrage de Facebook) sont des réactions au statut originel. On peut « liker » le statut d’un ami parce qu’on est d’accord avec le contenu publié ou parce qu’on veut faire un clin d’œil à l’ami en question, commenter la vidéo publiée par un ami ou en profiter pour prendre des nouvelles. Mais cette construction technique, déployée au fur et à mesure, reste bricolée par les internautes, qui peuvent décider de « liker, « sharer » et « commenter » en fonction de leur pratique personnelle.
 
En analysant le sous-corpus des 800 articles de Rue89 (pour lesquels j’ai pu accéder à l’audience des articles), on montre que l’indicateur de pages vues par article est plus concentré que l’indicateur de shares, lui-même plus concentré que les likes eux-mêmes plus concentrés que les commentaires[+]. Les « publics » globalement lisent plus d’articles qu’ils n’en commentent. Les activités en ligne assureraient donc une sélection progressive des contenus pour les apporter dans le réseau social. Mais sans avoir les données individuelles, on ne peut rien dire des profils des commentateurs et likeurs, par exemple est-ce que des internautes ne font que des shares et d’autres que des commentaires, ou est-ce que des internautes font les deux.
 
On ne peut de plus rester à ce niveau macro d’observation indépendamment des contenus : il paraît après tout naturel que certains articles – comme les articles d’opinion – se prêtent au commentaire ; et que certains articles ne s’y prêtent pas, parce qu’ils sont plus « lointains ». À ce stade, mon hypothèse est que les contenus « chauds »[+] génèrent des commentaires et les contenus « froids » des réactions en clic. Mais il faudrait mener par exemple une analyse lexicale des textes pour qualifier les articles de presse et approfondir cette proposition.
 
Quels défis Facebook pose-t-il aux journalistes et aux médias ?

Irène Bastard : Le numérique pose de nombreux défis à chaque étape de la chaîne de valeur des médias, et je n’ai pas la prétention de tous les aborder ! De l’angle particulier de mes recherches, le numérique comme support des interactions réintroduit la mission de « lien social » des actualités : malgré toutes les critiques que l’on peut formuler sur la « messe » du 20h, le journal télévisé a le mérite d’être un bien commun que l’on peut discuter avec ses proches et des inconnus, avec des personnes de différents âges ou différentes catégories socioprofessionnelles. Les médias produisent alors le support pour « faire société ». Sur cette fonction spécifique de l’information, le public internaute n’est potentiellement pas différent du public hors ligne, mais deux caractéristiques du web rendent cette construction périlleuse.
 
Tout d’abord, la surabondance d’informations en ligne risque d’éclater le sens collectif du public. L’éditorialisation des informations par les médias ne résiste pas aujourd’hui aux fonctions de personnalisation : chacun recrée son chemin d’accès aux actualités, son parcours de navigation. Chacun a ses centres d’intérêt certes, mais il faut tout de même trouver quelques intérêts communs pour discuter. Et donc les métriques d’audience utilisées dans les hit-parades mis en ligne par de nombreux médias, par exemple les « articles les plus lus », les « articles les plus commentés » ou les « articles les plus partagés » permettent une synchronisation des publics. Si de nombreux internautes ont cliqué sur telle actualité, c’est qu’elle doit être importante pour moi aussi. L’intelligence collective ne s’applique toutefois pas strictement, puisque ces hit-parades créent un effet d’entraînement et renforcent les « blockbusters » du jour. Et les métriques utilisées restent impures : le hit-parade des articles les plus partagés sur Facebook par exemple mélange comme on l’a vu des partages signalant un intérêt pour le contenu et des partages signalant une interaction avec un ami. La construction du public en ligne reste un pari, sauf en cas de buzz.
 
Ensuite, le web donne à voir le public de l’actualité dans les métriques, dans les commentaires, dans les likes sur un mur. Le numérique montre aux journalistes ce public qui n’était pas visible dans sa fonction de public qui lit, déforme, rit, s’interroge sur les contenus. Ce dévoilement est aussi valable pour le public lui-même, qui se découvre d’accord ou pas d’accord avec les commentaires des autres. Différents travaux soulignent par exemple que les commentateurs des articles sur la page Facebook des médias n’en appellent pas forcément aux journalistes[+]. La discussion d’actualité en ligne est un défi pour le public et les interactions tout autant que des journalistes.
 
Ma perspective oublie bien sûr les limites de l’expression en ligne, et les questions économiques posées par le web. Mais il me parait important de souligner cette fonction des actualités et de l’imbriquer avec d’autres statuts et missions des médias. Facebook est initialement un espace de sociabilité, où les actualités comme les vidéos lol sont des artefacts pour dire de soi et un prétexte de discussion avec ses amis. Les médias doivent donc trouver leur place dans cet espace, en étant potentiellement initiateurs des discussions et exclus de celles-ci. Le rôle des médias serait-il alors de remettre de la diversité dans les sujets et de la pluralité dans les opinions des réseaux de sociabilité, ou est-ce que cette fonction doit être autogérée par les groupes sociaux à l’encontre des théories sur l’homophilie ?
 
Références

Boullier, D. « La fabrique de l’opinion publique dans les conversations télé », Réseaux, 126(4), 5, 2004
Dayan, D., « Télévision?: le presque-public ». Réseaux, 18(100), 427–456, 2000
 
Eliasoph, N., L’évitement du politique. Economica, coll. “Etudes sociologiques.”, 2010
 
Katz E., Lazarsfeld P., Influence personnelle. Ce que les gens font des médias, Armand Colin, coll. Médiacultures, 1955 [2008]
 
Reinemann, C., Stanyer, J., Scherr, S., & Legnante, G., « Hard and soft news: A review of concepts, operationalizations and key findings ». Journalism, 13(2), 221–239, 2011
 
Tarde, G., L’opinion et la foule. Editions du Sandre, 1901[2006]

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