Comment devient-on journaliste d'investigation ?
Violette Lazard : Je trouve le titre « journaliste d’investigation » assez pompeux, je lui préfère « journaliste d'enquête », car cela reflète plus le quotidien de notre travail. Sinon, c'est un peu comme tout : un peu de hasard dans les rencontres, dans les parcours au sein des médias, en fonction des postes qui se libèrent et de l’appetance pour certains sujets.
Dans mon cas, j'ai suivi un parcours assez classique. J'ai commencé au Parisien dans les éditions locales, avant d’entrer au service police/justice/faits divers, dont dépendait une cellule investigation que l’on m’a proposé de rejoindre. Par la suite, j’ai occupé un poste un peu similaire à Libération, avant d’être recrutée à L’Obs, au moment où le journal souhaitait étoffer le service d’enquête. Service enquête, cela veut tout et rien dire, selon les médias. Au Parisien, les enquêtes étaient sur tous les thèmes possibles : société, économie, mais aussi ce que l’on appelle les enquêtes politico-judiciaires, qui concernent les affaires financières, les affaires d’État, ses hautes sphères, celles qui impliquent des élus, des hauts fonctionnaires, le secret défense, là où se prennent les décisions en dernier ressort. À Libération et L'Obs, j’ai plus travaillé sur des sujets politiques. En tout cas, je me suis spécialisée ainsi.
Êtes-vous passée par une école ? Est-ce là-bas que vous avez appris toutes les ficelles du métier ?
Violette Lazard : J'ai étudié à l'Institut français de presse (IFP) à Assas, mais ce n’est pas là où l'on apprend à faire ce métier, c'est sur le terrain. Par exemple dans l'enquête, un reportage peut appuyer l’investigation, mais ce n'est pas la base de l'enquête telle que nous l’entendons, et telle que l'on nous le demande aujourd'hui.
Il est possible d’avoir plus d'appétence pour un genre de journalisme, mais c'est aussi sur le terrain qu'on le découvre. Je donne des cours en école de journalisme, et cela m'intéresse de voir ce que deviennent les élèves que j'ai eus, entre le début et la fin de la formation, mais surtout après les stages et dans les années qui suivent. Il y a souvent un grand écart : en arrivant, ils veulent tous être correspondant à l'étranger, grand reporter, et au final se rendent compte que ce n'est pas ça qui leur correspond.
Votre travail, les méthodes, les relations aux sources ou mêmes les attentes vis-à-vis de ce que vous produisez ont-ils changé au cours de ces dernières années ?
Violette Lazard : Les relations aux sources n'ont pas changé, depuis que je travaille en tout cas. Il y a cependant eu un grand changement — je suis un peu née professionnellement avec, car c'est à ce moment-là que j'ai commencé à faire de l'enquête — : l'apparition d'un média comme Médiapart, très spécialisé dans l’enquête, a été assez salvateur. Les médias en place faisaient déjà de l’enquête, mais cela a créé une sorte d’émulation, de concurrence, ce que je trouve assez sain. Il y a aussi eu la création de consortiums de journalistes d'investigation qui réunissent plusieurs médias en France ou des médias en collaboration avec l'étranger, et qui partagent des bases de données fondées sur des leaks. Cela n'existait pas du tout quand j'ai commencé, et c'est quelque chose de très intéressant.
Quels ont été vos plus grosses difficultés, vos plus gros moments de doute depuis que vous avez commencé votre travail de journaliste d’enquête ?
Violette Lazard : Les plus grosses difficultés… Il y en a eu quelques unes : les menaces déjà, les tentatives de déstabilisation... Cela peut parfois même glisser sur des sujets privés, sur le mode : « On connaît tout de votre vie, on vous suit, on vous a mis sur écoute. » J'ai plutôt pris le parti de ne pas du tout en tenir compte, de le prendre un peu de haut, voire parfois avec rigolade. Alors que parfois, soyons honnêtes, ce n'est pas drôle du tout et l'on sait très bien qu'il peut y avoir de l’espionnage de journaliste au plus haut niveau de l'État, ainsi que des consultations de fadettes pour savoir quelles sont nos sources.
Il peut y avoir des « barbouzeries » aussi, ça existe, je le sais, je ne suis pas naïve. Simplement, je n'ai pas du tout envie de donner prise à ça, et, pour l'instant, je n’ai pas eu besoin de le prendre trop au sérieux, car je n’ai pas reçu de menace directe. Nous sommes aussi parfois confrontés à l'intimidation de la justice, quand on est convoqué par l'IGPN ou par un juge d'instruction qui nous met en examen. Mais nous sommes très protégés par le cadre légal et juridique dans lequel nous travaillons. Dans chaque journal où j’ai travaillé, un avocat était là pour nous défendre. Je pense être très privilégiée sur ce point, car je ne suis pas journaliste indépendante, je suis très bordée, encadrée, soutenue par ma direction et par mes rédactions, et ça c'est très important.
« Il peut y avoir des « barbouzeries ». »
Cependant, lorsque l’on fait ce genre de travail, on ne peut pas s'empêcher d'être paranoïaque de temps à autre. L’année dernière, j'ai subi un cambriolage, rien ne m’a été pris à part mon ordinateur. Tout de suite, je me suis dit qu’il y avait des cambriolages à Paris, que je fais partie de ces 20 % de Parisiens cambriolés, point final. Il ne faut pas donner trop de crédit à cela car cela peut devenir rapidement déstabilisant, au risque de devenir paranoïaque.
En mai 2014, quelques mois après que Le Point a accusé Jean-François Copé d'avoir favorisé la société Bygmalion pour l'organisation de meetings et d'événements durant la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2012, vous écrivez un article dans Libération sur l'affaire dite « Bygmalion ». Vos information n’allaient pas forcément dans le sens des articles déjà publiés. Comment cela se gère-t-il, vis-à-vis des confrères, consœurs et collègues ?
Violette Lazard : Ce sont des moments vraiment difficiles. Je ne me sentais pas bien, ne dormais pas bien la nuit. Mais on est aussi motivé par une certitude,ou plutôt par tout le travail d'enquête réalisé. Ce que j’ai sorti à ce moment-là n’était pas une conviction venue de nulle part, mais le résultat d'un travail d'enquête, durant lequel j’ai débusqué quelque chose qui valait le coup. Après ce travail, il me semblait très contestable de dire que Jean-François Copé a été impliqué dans cette escroquerie de grande ampleur. Je n’avais pas non plus envie de suivre le sens du vent, ce qui aurait été plus facile, et de le désigner comme coupable. Non, cela posait d'autres questions.
C'était un pari : je me suis dit que mon travail ne me permettait pas d’arriver à cette conclusion, qu’il me montrait autre chose, qu’il fallait aller dans ce sens-là et creuser un peu plus. Il y avait le risque que je découvre un jour m’être trompée sur toute la ligne, ce qui aurait été encore plus dur, parce qu’on ne pardonne pas grand chose à un journaliste qui se trompe — ce qui est normal, à grande responsabilité, grand devoir —, mais c'était un risque à prendre. Aujourd'hui, je peux dire que je suis contente de l'avoir pris, parce qu'il se trouve que tout mon travail a été validé par la justice, qui a ensuite mené une enquête. Mais ce sont des moments difficiles, durant lesquels il faut aussi pouvoir compter sur un chef, une rédaction, ce qui a été mon cas.
Existe-t-il parfois une atmosphère de compétition entre les journalistes qui travaillent sur ce genre d'affaires ?
Violette Lazard : Bien sûr ! Il y a une grande concurrence entre les différents journalistes d'investigation lorsque l'on suit de grosses affaires. Dans un sens, une saine émulation se développe. Nous allons tous à peu près chercher la même chose, parfois dans des directions un peu différentes. Ce que va sortir quelqu'un dans un média peut permettre à un autre média d'avancer et d'aller un petit peu plus loin, et ainsi de suite. C'est aussi le gage d'une enquête réussie : on ne peut pas mener une enquête seul dans notre coin c'est bien aussi que d’autres médias s'en emparent.
Je ne suis pas la première à avoir travaillé sur Bygmalion, il y a eu Le Point avant et plein d'autres médias après. J’étais contente lorsque d'autres médias confirmaient parfois ce que j'avais trouvé, même lorsqu’ils sortaient plus d’informations que moi, en apportant eux-mêmes leurs propres révélations. J’étais aussi contente que ça ne soit pas forcément un face-à-face entre un média un homme politique, ou plusieurs hommes politiques. Qu'il y ait plusieurs médias est une force : c'est ce qui est intéressant dans les consortiums de journalistes, où les différentes structures travaillent sur un même sujet, ce qui les rend moins sensibles à la déstabilisation et aux attaques.
Votre travail d'investigation a-t-il été plus compliqué parce que vous êtes une femme ? Cela a-t-il changé votre relation à certaines de vos sources ?
Violette Lazard : Au début, oui, probablement, mais j’ai choisi d'ignorer ce genre de choses, de foncer et de me blinder. Moins aujourd'hui, c'est sûr, car j’ai fait mes preuves et donné les gages d'une certaine rigueur. N’étant pas un homme, je n’ai pas vu comment ces mêmes sources réagissaient avec eux.
À certains moments, je me suis dit que cela devait être plus facile pour eux, car c’est aussi un monde très masculin, il y a forcément une connivence qui doit se créer. J'ai l'impression que quand un homme arrive sur les mêmes sujets, il est tout de suite considéré comme sérieux,compétent, alors qu’il faut que je fasse mes preuves. Mais c'est comme ça dans tous les corps de métier, à la différence que dans le mien j'ai eu tendance à certains moments à côtoyer beaucoup d'hommes dans le milieu politique et dans le milieu judiciaire.
« Si l’on donne ne serait-ce que le moindre doute que l'on serait militant de tel ou tel parti, c'est fini. »
J'imagine qu'il faut se prémunir contre les attaques, et ne pas donner le flan à la critique, de quelque manière que ce soit…
Violette Lazard : C'est très important, surtout lorsque l'on travaille sur certains milieux ou partis politiques. Par exemple, je n’ai jamais fait part de la moindre opinion personnelle sur les réseaux sociaux, ne serait-ce même simplement retweeter la parole d'un homme politique, d'un parti ou d'un autre.
Je reste dans une sorte de neutralité absolue, quitte parfois à être d’une langue de bois totale lorsque l’on vient me chercher. Ce n’est pas par manque d'honnêteté, mais parce que je considère que là-dessus nous n’avons pas à être transparent. Le personnel politique et tous les conseillers en communication autour, essaient déjà de nous attaquer sous tous les angles, que leur donner ne serait-ce que le moindre doute que l'on serait militant de tel ou tel parti, c'est fini.