Journalistes et juristes unis contre la nouvelle censure des affaires

Journalistes et juristes unis contre la nouvelle censure des affaires

Avis de tempête sur le journalisme d’investigation ! Si la censure paraît obsolète dans nos démocraties, elle sévit sous de nouvelles formes, dues notamment aux pressions d’acteurs économiques, d’où la nécessité d’un accompagnement juridique. Point de vue d’une avocate engagée aux côtés de journalistes TV.

Temps de lecture : 19 min

Le combat pour préserver la liberté d’information a encore de beaux jours devant lui. C’est une manière positive d’aborder les difficultés auxquelles doit faire face le journalisme d’investigation.

 L’accompagnement juridique des journalistes d’investigation est désormais devenu incontournable 

J’ai passé plus de dix ans à la direction juridique de France Télévisions, de 2002 à 2013, à accompagner les journalistes afin d’anticiper les risques juridiques liés à la diffusion de leurs enquêtes. Au début, il n’a pas été évident d’intégrer les salles de rédaction et de montage. Les journalistes craignaient que je censure leur travail. Face à l’efficacité constatée concernant l’issue des procédures judiciaires, le caractère bénéfique de ce partenariat juridico-journalistique a fini par être reconnu. L’accompagnement juridique des journalistes d’investigation sur des enquêtes de longue haleine est désormais devenu incontournable. Les enjeux financiers liés aux pressions de certains acteurs n’ont fait que croître ces dernières années.

Un mouvement progressif d’externalisation des émissions d’investigation, fabriquées en dehors des chaînes, s’est mis en place, faisant peser les risques sur des sociétés de production aux structures modestes. Ce constat m’a incitée à devenir avocate, en vue de prolonger mon combat (car c’est un combat, ne nous y trompons pas) directement auprès des producteurs, en défendant les enquêtes en amont, puis en les représentant devant les juridictions, lorsqu’elles sont saisies.

Certes, le service public et la chaîne Arte restent des lieux de liberté. Il est encore possible d’y publier des investigations à propos de sujets d’intérêt public, qui ne cèdent pas face à certains intérêts économiques. Pas de triomphalisme pour autant, car la pression est forte et l’arme judiciaire est de plus en souvent utilisée, notamment par les acteurs économiques puissants.

Comment, alors, préserver la liberté d’informer dans ce nouveau contexte où les rapports de force financiers sont souvent inégaux ? Une arme efficace émerge depuis quelques années : la réponse médiatique collective. Dans une société où les communicants des grandes entreprises mènent le débat, elle est le seul outil redoutable et redouté. C’est ainsi qu’en janvier 2015, accompagnée de quelques journalistes nous avons créé en quelques heures seulement le collectif Informer n’est pas un délit. Collectif qui a très vite réuni des journalistes de tous médias. Au niveau international, cette mobilisation collective est incarnée par l’ICIJ (Consortium international des journalistes d’investigation) à l’origine des « Lux Leaks » puis des « Panama Papers » et des « Paradise Papers ». Cette organisation regroupe des journalistes du monde entier. Dans ces affaires, elle a démontré qu’elle constituait une force de frappe sans précédent face à des multinationales hyper puissantes.

De nouvelles menaces et intimidations judiciaires contre la liberté d’information

Les menaces contre l’investigation prennent des formes diverses. Des journalistes sont ainsi poursuivis à de multiples reprises par un seul et même groupe pour avoir enquêté sur ses activités : c’est la stratégie Bolloré. Installé à grand bruit à la tête d’une des principales chaînes française, Canal+, les médias ne semblent pourtant pas du goût de l’actionnaire majoritaire de Vivendi, lorsqu’il s’agit d’évoquer les activités de son groupe tentaculaire.

En mai 2015, premier coup d’éclat, il déprogramme la diffusion sur Canal+ d’une enquête consacrée au Crédit Mutuel. Il faut dire que le Crédit Mutuel avait permis le rachat des actions de la chaîne par le groupe Bolloré...

En 2016, Complément d’enquête lui consacre un portrait, « Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien ? » diffusé le 27 juillet sur France 2. Ses activités africaines y sont évoquées. Il n’hésite pas à poursuivre le journaliste, à Douala, où il risque de la prison ferme et à demander 50 millions d’euros à France 2 devant le tribunal de commerce.. L’an dernier, il réclame 700 000 euros à un journaliste écrivant un livre d’investigation sur ses activités, en raison de questions jugées top insistantes, sans même attendre la publication.

Vincent Bolloré ne lésine pas sur les dépenses judiciaires. Pour sortir du cadre de la Chambre de la Presse, la valeureuse 17e  qui s’attache à défendre la liberté d’expression, et des classiques procès en diffamation, sa créativité judiciaire est sans limite. Il entraine ainsi les journalistes devant les tribunaux de commerce ou les juridictions civiles.

Pourquoi déployer autant d’efforts quand on a à disposition une chambre spécialisée ? J’y vois deux motifs : le premier, contourner la loi de 1881, et sa procédure très protectrice de la liberté de la presse ; le deuxième et non des moindres, les enjeux financiers. En dehors d’une juridiction pénale, les sommes demandées peuvent atteindre des montants colossaux… la dissuasion sera donc plus efficiente.

Sortir des juridictions spécialisées et se retrouver devant des juridictions commerciales, cette stratégie très « tendance » ne va faire que s’accélérer avec la consécration du principe du secret des affaires en droit français, résultat d’une directive européenne adoptée en juin 2016, dont la transposition doit être faite avant juin 2018, malgré une mobilisation sans précédent des journalistes et des citoyens alertant sur les dangers du texte (cette pétition avait réuni en quelques jours des centaines de milliers de signatures, voir infra).

 Nos juridictions commerciales, en bonnes élèves, n’ont pas attendu pour appl iquer leur censure à un article de presse  

Et nos juridictions commerciales, en bonnes élèves, n’ont pas attendu pour appliquer leur censure à un article de presse, au nom de la confidentialité d’une information économique sur le lancement d’une procédure collective. (Voir l’affaire Challenges/Conforama, ordonnance du Tribunal de commerce de Paris du 22 janvier 2018 décrite plus loin).

Autre forme d’intimidation que les journalistes ont eu à subir récemment (et l’affaire qui est en appel n’est pas terminée), l’action d’un État étranger, aux aspirations démocratiques contestables, qui n’a pas hésité à poursuivre deux journalistes pour diffamation devant nos tribunaux français. L’Azerbaïdjan, dont les ressources financières sont gigantesques, attaque deux journalistes, Laurent Richard et Élise Lucet, pour des propos tenus au sujet d’une enquête diffusée dans le cadre de l’émission Cash Investigation (Mon président est en voyage d’affaires), Le documentaire lui-même n’est pas poursuivi. L’État azeri a choisi de ne poursuivre que les propos tenus par Laurent Richard au cours d’une interview présentant son enquête, et le lancement par Élise Lucet de l’émission. L’affaire est sans précédent, c’est la première fois, en France, qu’un État étranger vient s’emparer de nos juridictions pour s’en prendre directement à des journalistes. À ce stade, les juges n’ont pas ouvert la brèche, et ont fermement résisté.

Autant d’exemples révélateurs de la fragilité de la liberté d’information dans les médias. L’investigation a-t-elle toujours une place et réussira-t-elle à la conserver, dans un secteur audiovisuel, qui, paradoxalement, propose une offre plus étendue que jamais ? À l’heure des réseaux sociaux, des chaînes d’information en continu, alors que l’information n’a jamais connu une telle multiplicité de supports pour circuler, il peut paraître absurde de considérer que la liberté de la presse recule. Or, ce constat est sans appel. Le journalisme, et particulièrement l’investigation, suivent un mouvement général de nos sociétés qui semble aujourd’hui irréversible : les intérêts économiques et industriels prennent souvent le pas sur l’intérêt public.

 Si le pouvoir politique a en partie desserré l’étreinte sur les médias, en France tout au moins, d’autres pouvoirs, se sont imposés 

Certaines démocraties européennes connaissent une liberté qui pourrait sembler sans précédent.

En réalité, si le pouvoir politique a en partie desserré l’étreinte sur les médias, en France tout au moins, d’autres pouvoirs, se sont imposés.

  Ainsi, la censure, a priori obsolète dans nos démocraties européennes, se montre bien plus pernicieuse et n’a plus le même visage qu’hier. Le phénomène de concentration des médias, les enjeux publicitaires et industriels, la puissance économique disproportionnée de certains acteurs : voilà les ingrédients d’une nouvelle forme de censure, qui prend parfois la forme la plus extrême, l’autocensure.

 La censure, a priori obsolète dans nos démocraties européennes, se montre bien plus pernicieuse et n’a plus le même visage qu’hier 

Cette censure-là est silencieuse, puisqu’elle consiste à ne tout simplement pas traiter certains sujets. Pourtant, l’information et les enquêtes au long cours constituent un contre-pouvoir essentiel au fonctionnement de nos sociétés, qui se libéralisent de plus en plus sur le plan économique, mais pas forcément sur le plan démocratique.

 

Les affaires emblématiques de dénonciation de système d’évasion fiscale à grande échelle qui ont éclaté ces dernières années l’illustrent parfaitement : L’affaire « Lux Leaks » qui a révélé en 2014 les « Tax ruling » au Luxembourg, par lesquelles l’État luxembourgeois s’accordait avec des multinationales pour leur permettre de ne payer qu’un impôt dérisoire sur les bénéfices. Les révélations mondiales lors des affaires dites des « Panama Papers », puis des « Paradise Papers » ont permis de dénoncer des systèmes de fraude ou d’optimisation fiscales, qui privent les États de centaines de milliards d’euros. L’information du public sur ces abus est la seule façon pour les citoyens de faire un choix éclairé lors des élections. C’est une des composantes majeures pour distinguer un État démocratique d’une dictature. La Cour européenne des droits de l’homme qualifie les journalistes de «chiens de garde de la démocratie », l’image est forte. Elle représente sans ambiguïté le rôle attendu des médias dont l’indépendance doit(1)  être garantie. Sous l’influence de la jurisprudence européenne, les juridictions françaises maintiennent des décisions favorables à la liberté d’informer. « La Cour estime au demeurant qu'il convient d'apprécier avec la plus grande prudence, dans une société démocratique, la nécessité de punir pour recel de violation de secret de l'instruction ou de secret professionnel des journalistes qui participent à un débat public d'une telle importance, exerçant ainsi leur mission de « chiens de garde » de la démocratie »(2) .

 

La contrainte financière, rédactrice en chef des rédactions audiovisuelles

 

 Le secteur de l’information est le parent pauvre des médias audiovisuels 

Le secteur de l’information est le parent pauvre des médias audiovisuels. Comparativement aux secteurs de l’animation et du divertissement, les budgets consacrés à l’information sont bien plus réduits. Pourtant, l’investigation nécessite des moyens financiers importants. Le Graal pour délivrer une enquête sérieuse, c’est le temps. 

Les enquêtes qui ont fait éclater au grand jour des affaires d’intérêt public ont nécessité un travail long et minutieux de recoupements et de vérifications des informations. Ce n’est pas en quelques semaines que le scandale Luxleaks ou l’affaire du Mediator ont pu être traités.

Les enjeux sont tels que le journaliste doit pouvoir recueillir des sources multiples pour s’assurer de la légitimité et de la pertinence de son information. Les protagonistes mis en cause, ont bien souvent à leur disposition des grands cabinets d’avocats, et leurs surfaces financières leur permettent de traquer tout ce qui est en mesure de mettre en péril leur activité.

 Dans un secteur financé par la publicité, les vrais décisionnaires restent souvent les annonceurs  

Le succès de l’émission Cash Investigation de France 2 est en partie lié à ce facteur temps. En moyenne, un journaliste peut consacrer à une enquête destinée à la télévision, entre quelques semaines à quelques mois, dans le meilleur des cas. Pour Cash Investigation, les journalistes disposent souvent d’une année. Autre atout de l’émission, la diffusion sur le service public, garant de l’indépendance. Car, dans un secteur financé par la publicité, les vrais décisionnaires restent souvent les annonceurs, dont les budgets dépendent évidemment du contenu éditorial. D’un point de vue strictement économique, l’information n’intéresse pas, voire inquiète.

Autre élément qui pérennise la fragilité de l’investigation à la télévision, une modification structurelle des médias audiovisuels, observée depuis plus d’une dizaine d’années. Il s’agit de l’externalisation de l’information, qui n’est désormais quasiment plus fabriquée par le diffuseur, mais sous-traitée à des sociétés de production. Un des avantages réside dans la souplesse de ces structures. Elles peuvent mobiliser rapidement des effectifs aguerris sur des sujets d’actualité exigeant de la réactivité. Mais soyons honnêtes, l’avantage principal c’est le prix... low cost.

À cela, s’ajoute la prise en charge des risques liés à la diffusion. Comme dans tout système de sous-traitance, les risques judiciaires reposent sur le sous-traitant, la société de production, de taille souvent modeste. En clair, si le reportage est attaqué en justice, en plus des frais d’avocats déboursés, le producteur supporte le montant des condamnations, dommages et intérêts et amendes. Si la condamnation est lourde et les indemnités élevées, l’existence de la société de production peut être mise en péril. Dans un tel contexte, le risque d’autocensure est majeur. Qui osera prendre de tels risques ?

Des journalistes ont récemment été confrontés à un nouveau phénomène, qui s’il n’est pas nouveau, prend de l’ampleur, jusqu’à devenir une stratégie systématique pour certains : la « procédure baillon ». Cela consiste à attaquer systématiquement dès qu’un reportage, article ou publication évoquent les activités d’une personne ou d’une entreprise sous un jour qui ne lui convient pas. Le déséquilibre des moyens financiers touche à son paroxysme dans ces procédures. Il n’apparait pas excessif d’y voir un objectif sous-jacent : forcer les journalistes à renoncer à traiter l’information. On peut considérer qu’il s’agit d’une instrumentalisation de l’appareil judiciaire. Toute personne, dans un état de droit, peut évidemment agir et se défendre lorsqu’elle est mise en cause de manière illégitime. Toutefois, la multiplicité des affaires pose parfois question. L’observation de leurs issues judiciaires conforte ce sentiment : désistement, absence de condamnation, et quelques rares condamnations. La tentation est grande de penser qu’il s’agit d’une nouvelle forme de censure, ou tout au moins d’intimidation.

Des médias, des journalistes et des organisations non gouvernementales, ont récemment réagi collectivement, via une tribune, contre des poursuites systématiques visant à faire pression et à fragiliser financièrement des journalistes, au motif qu’ils avaient mis en lumière les activités et pratiques contestables de grandes entreprises. Au centre de cette inquiétude se trouve l’empire de Vincent Bolloré, qui, on l’a vu, en a fait une véritable stratégie judiciaire. Il multiplie des actions sur tous les fronts (diffamation, dénigrement, concurrence déloyale) dès que les activités du groupe sont évoquées par les médias. Les journalistes mobilisés ont recensé pas moins d’une vingtaine de procédures initiées par le groupe Bolloré depuis 2009. C’est ainsi que l’émission Complément d’enquête, qui consacrait un reportage à Vincent Bolloré évoquant les coulisses de ses activités en Afrique, se retrouve avec trois procédures judiciaires pour un seul et même reportage !

Le secret des affaires, une nouvelle arme fatale ?

En février 2015, à l’occasion du vote de la loi dite « Macron », surgit un amendement « ovniesque », abordant un sujet tout autre que le texte mis au vote. Cet amendement consacre un principe de secret des affaires, défini de manière si floue et si large, que cette notion peut recouvrir un grand nombre de situations, sans pour autant prévoir un quelconque garde-fou pour éviter les dérives dans son application. Cette insertion, qui se voulait discrète, va provoquer une mobilisation collective des journalistes, sans précédent. Elle sera à l’origine de la création du collectif Informer n’est pas un délit. À la lecture de l’amendement, la divulgation de toute information confidentielle d’une entreprise, dont l’appréciation est laissée à leur décision arbitraire, risque d’être qualifiée de violation du « secret des affaires ».

Les sanctions prévues pouvaient atteindre des niveaux exorbitants, s’agissant de réparer le préjudice réel, un préjudice commercial (qui peut parfois atteindre des millions d’euros.) Nous sommes bien loin des condamnations habituellement prononcées contre les journalistes ou diffuseurs (pas de quantum(3)  précis, mais elles oscillent souvent entre 5 000 à 15 000 euros).

Objectif voulu ou dommage collatéral involontaire, ce texte aurait une fois de plus permis de contourner les dispositions protectrices de la loi sur la presse de 1881. Ce texte fut abandonné en France. Mais, le principe de secret des affaires sera finalement consacré par une directive européenne adoptée le 8 juin 2016 (Directive UE 2016/943 du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d'affaires) contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites).

 Ce texte est une nouvelle arme dissuasive mise à disposition d’acteurs aux moyens financiers importants 

La mobilisation collective, qui a largement dépassé le cercle des journalistes et atteint la sphère citoyenne (une pétition a réuni des centaines de milliers de personnes en seulement quelques jours), aura toutefois permis certaines améliorations non négligeables. Une disposition prévoit que la publication du secret des affaires faite dans le but de révéler des informations d’intérêt public échappera à la sanction. Il faudra voir quelle application et interprétation les juges en feront. Ce qui est sûr, c’est que ce texte est une nouvelle arme dissuasive mise à disposition d’acteurs aux moyens financiers importants. Il y a fort à parier qu’ils n’hésiteront pas à s’en servir pour faire pression sur les médias et les lanceurs d’alerte.

La transposition en France est en cours. Il est essentiel de rester vigilant sur la rédaction à laquelle le parlement français va aboutir[+] NoteLa proposition de loi sur le secret des affaires a été adoptée en première lecture à l'Assemblée nationale le 28 mars 2018 et sera présentée au Sénat le 18 avril. . Nous restons mobilisés avec le collectif INPD et Stop secret d’affaires, pour que les sénateurs précisent le champ d’application et le circonscrive aux seuls acteurs concurrents,  afin que ce texte ne soit pas détourné au détriment de la liberté d’informer.
Hasard du calendrier, une affaire récente a donné corps aux réserves que nous avions émises s’agissant des risques d’instrumentalisation du texte, et d’une volonté sous-jacente de réduire au silence les médias. Le Tribunal de commerce de Paris s’est saisi d’une disposition proche du secret des affaires (confidentialité du mandat ad hoc — étape de règlement amiable ayant pour objet d’éviter l’état de cessation des paiements — en cas de procédure collective) pour condamner et censurer le magazine Challenges, suite à la révélation du mandat ad hoc sous lequel était placée la société Conforama.

La motivation retenue par cette juridiction ne manque pas de surprendre :

« L’information ne saurait revêtir le caractère d’une information du public sur un sujet d’intérêt général, étant rappelé que le magazine Challenges s’adresse à un public averti du monde des affaires et de l’économie, ce qui est démontré par l’absence de diffusion de cette information dans la presse télévisuelle, radiophonique et écrite, qui s’adresse elle au plus large des publics ; » (Tribunal de commerce Paris, 22 janvier 2018). Ainsi, le juge considère-t-il que l’information ne présente aucun caractère d’intérêt général étant donné qu’« aucun autre support d’information écrite » ne l’avait « relayée », avalisant de fait sa « confidentialité ».

Voilà donc comment l’intérêt général fut balayé, au profit de l’intérêt économique d’une entreprise. L’intérêt général de l’information n’est pas caractérisé en raison de l’absence de reprise par d’autres médias. À partir de combien de journaux, de télévisions, de sites internet reprenant une information, l’intérêt général sera retenu ? Une telle motivation est absurde. Elle ne fait que renforcer nos craintes quant au fait qu’une juridiction commerciale n’est pas l’instance la plus appropriée pour connaître de contentieux pouvant affecter les libertés publiques fondamentales.

 Non seulement, le secret des affaires est un nouvel outil pour échapper à la loi sur la presse de 1881, mais il permet de traîner les journalistes devant des tribunaux de commerce 

Il est donc légitime de s’inquiéter sur l’étendue et l’interprétation que les tribunaux feront du secret des affaires. Il expose les journalistes à un aléa judiciaire fortement préjudiciable à la liberté d’information. Non seulement, le secret des affaires est un nouvel outil pour échapper à la loi sur la presse de 1881, mais il permet, de plus, de traîner les journalistes devant des tribunaux de commerce, peu soucieux de la liberté d’expression et d’information, dont les condamnations, déconnectées des finances des médias, risquent d’être disproportionnées. L’arme de dissuasion massive est bel et bien activée.         

Le silence assourdissant et l’immobilisme des régulateurs

 

L’inquiétude provoquée par le phénomène de concentration des médias n’est pas nouvelle. Elle met en péril le véritable pluralisme des supports d’information, exigé pour garantir l’indépendance.  Saisi d’une loi visant à limiter la concentration, à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, le Conseil constitutionnel s’en explique dans une décision dès 1984(4)  :

« Le pluralisme des quotidiens d'information politique et générale (…) est en lui-même un objectif de valeur constitutionnelle  (…) La libre communication des pensées et des opinions, garantie par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ne serait pas effective si le public auquel s'adressent ces quotidiens n'était pas à même de disposer d'un nombre suffisant de publications de tendances et de caractères différents ; ». L’objectif étant que les lecteurs « soient à même d'exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni qu'on puisse en faire l'objet d'un marché ».

L’indépendance des médias est le seul garant d’une investigation libre qui échappe à toutes sortes de pressions, économiques et politiques. Préserver l’information commence par assurer l’indépendance de ceux qui la diffusent. Les Sages l’ont bien compris en introduisant en 2008, l’indépendance des médias dans la Constitution française (article 34), ainsi élevée au rang de valeur fondamentale de la République. Malgré ces beaux textes, le danger persiste. Le Parlement européen s’en inquiète et demande à la Commission en 2013, de renforcer au sein des États membres la protection du rôle de « chien de garde public » que jouent les médias. Sans écho jusqu’à présent, aucune initiative législative n’a été entamée.

 En France, on ne peut que déplorer le manque d’outils pour mettre en œuvre les garanties d’indépendance prévues par les textes

En France, on ne peut que déplorer le manque d’outils pour mettre en œuvre les garanties d’indépendance prévues par les textes. Y-a-t-il une véritable volonté politique ? 2015 a été une année charnière et paradoxale pour le combat de la liberté d’informer. Commençant par l’attentat contre Charlie Hebdo, qui a engendré une mobilisation sans précédent pour la liberté de la presse, elle se termine par la reprise en main de Canal+ par Vincent Bolloré qui impose sa ligne éditoriale aux émissions du Groupe Canal+. On découvre ainsi la déprogrammation inexpliquée du film Évasion fiscale, enquête sur le Crédit Mutuelou d’un documentaire intitulé Hollande-Sarkozy, guerres secrètes, et que le comité d’investigation en charge de retenir les enquêtes diffusées dans le cadre de l’émission Spécial Investigation refusait sept enquêtes sur onze.

À cette occasion, le constat est rude : aucune réaction effective de nos institutions de régulation du secteur. Leur argument principal : dénoncer le manque cruel d’outils efficaces pour faire respecter l’indépendance des médias. Quid de la volonté politique ? La régulation des médias audiovisuels relève du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel CSA). Une de ses missions consiste à préserver l’indépendance des médias. C’est en tout cas ce que l’on comprend à la lecture de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication : pour les chaînes qui « comportent des émissions d'information politique et générale, la convention précise les mesures à mettre en œuvre pour garantir le caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d’opinion ainsi que l'honnêteté de l'information et son indépendance à l'égard des intérêts économiques des actionnaires, en particulier lorsque ceux-ci sont titulaires de marchés publics ou de délégations de service public ».

 Le CSA avait fait montre de plus de fermeté avec le prédécesseur de monsieur Bolloré  

Petit rappel sur le fonctionnement de l’institution : pour qu’une chaîne de télévision privée (ou une radio) puisse émettre, elle doit signer avec le CSA une convention dans laquelle un certain nombre d’engagements sont pris. Cette convention a une durée initiale de 10 ans et est renouvelée tous les 5 ans. Un panel de sanctions est alors à la disposition du CSA, en cas de non-respect par la chaîne d’un de ces engagements. Cela peut aller de la simple mise en garde, à la mise en demeure, voire une sanction financière. La sanction la plus forte étant le retrait de l’autorisation d’émettre. En application de ce texte, les conventions de chaînes privées conclues avec le CSA doivent prévoir des dispositions pour garantir l’indépendance de l’information. Or, pas de chance, cette disposition faisait défaut dans la convention de Canal +. Le CSA a donc failli dans son rôle en ne respectant pas les dispositions législatives qui s’imposaient à lui. Il aurait dû exiger lors du renouvellement de la convention de Canal + qu’un article garantisse l’indépendance de l’information. Le CSA avait fait montre de plus de fermeté avec le prédécesseur de monsieur Bolloré. Lors de l’entrée de Vivendi au capital de Canal +, le CSA avait exigé du groupe de s’engager à garantir l’indépendance éditoriale de la chaîne. Une charte avait été établie et signée en ce sens.

Comment expliquer, quelques années plus tard, que l’autorité ne réagisse pas à un actionnaire qui s’installe sans complexe et de manière affichée dans le fauteuil de directeur des programmes ? Le CSA a choisi de ne pas agir malgré les éléments que lui ont mis entre les mains les membres du collectif Informer n’est pas un délit. Son silence est assourdissant. Il a pourtant su, à de nombreuses reprises, intervenir auprès des diffuseurs, s’agissant notamment de la protection des mineurs, de la violence à la télévision, ou de publicité clandestine.

Doit-on en déduire que la violation d’une liberté publique fondamentale n’est pas, pour cette autorité, un combat prioritaire ? Face au mutisme du CSA, on aurait pu espérer que l’État, via la ministre de la Culture en poste, Fleur Pellerin, réagisse et l’incite à jouer son rôle. La déception ne sera pas moins grande. Après être restée  longtemps silencieuse face aux atteintes répétées et largement relayées par la presse d’un actionnaire ultra-interventionniste sur le contenu éditorial, elle s’autorisera une brève intervention sur les ondes. Sur France Inter, elle commence par prendre la défense de Vincent Bolloré estimant que rien ne prouve qu’il y a eu « intervention directe » de l’actionnaire sur le contenu éditorial de la chaine. La ministre ajoutera que si une telle intervention était avérée : « J'en serais extrêmement contrariée et il faudrait sans doute que j'évoque ce sujet avec le CSA ».. « Contrariée », voilà la seule réaction de la ministre face à une potentielle violation de la liberté d’expression.  Elle finira par proposer quelques pistes de réflexion, promettant une loi qui ne verra jamais le jour sous son mandat. Une loi sur l’indépendance des médias à l’initiative de Patrick Bloche, a finalement été adoptée en octobre 2016, mais les avancées majeures du texte (la suppression du délit de recel pour les journalistes) n’ont pas passé le barrage du Conseil constitutionnel. Elle n’a d’ambitieux que son intitulé, et le scepticisme est permis quant à l’efficacité de ses dispositions à proposer une véritable protection de la sacro-sainte indépendance.

La meilleure défense des journalistes : la mobilisation collective

Face à l’inertie des régulateurs, la défense la plus efficace semble être la réponse médiatique collective. Les mouvements récents, précédemment évoqués, l’ont confirmé. Occuper la scène médiatique, en masse, est un moyen d’attirer l’attention des institutions et de nos gouvernants.

 

 Face à l’inertie des régulateurs, la défense la plus efficace semble être la réponse médiatique collective 

L’impact est dès lors plus fort qu’une action isolée de journalistes. Le collectif Informer n’est pas un délit est né spontanément en février 2015, face aux dangers d’un texte qui mettait sérieusement en péril la diffusion d’informations d’intérêt public. La profession tout entière était concernée. À l’origine de ce collectif, deux journalistes, Édouard Perrin et Laurent Richard, sont venus me consulter sur la portée d’un texte instaurant un principe de secret des affaires, en discussion à l’Assemblée nationale. La menace considérable sur la publication d’investigations à caractère économique fut évidente pour moi. Il fallait sonner l’alarme et vite. Cela faisait écho aux années de pressions — contenues mais de plus en plus présentes – auxquelles j’ai pu être confrontée en collaborant à des émissions d’investigations économiques.

Au vu du très court délai accordé par le calendrier législatif, le texte pouvant être adopté en quelques jours, nous avons très vite conclu à la nécessité de mobiliser un maximum de rédactions. Les journalistes ont alerté tous leurs contacts et en quelques heures, des journalistes issus de toutes chaînes de télévision, de sociétés de production, de radios, de presse écrite, de sites internet manifestaient leur soutien et leur volonté de participer à l’action. Le lendemain, je me retrouvais face à une trentaine de journalistes pour leur exposer les conséquences et les risques de la mise en application du texte. Au cours de mon expérience professionnelle, je n’avais jamais connu un tel mouvement de solidarité des journalistes de tous horizons. Le nom du collectif a tout de suite émergé, en raison des sanctions pénales prévues par le texte. Oui, « Informer n’est pas un délit », et, comme le rappelle Fabrice Arfi dans le livre du collectif(5) , racontant les pressions qu’ils rencontrent dans leur parcours professionnel : « Vu le temps passé par certains journalistes d’investigation dans les cabinets de juge d’instruction et devant les tribunaux, la question mérite d’être posée. » L’écho a été sans précédent, une tribune et des vidéos lançant l’alerte ont été diffusées en quelques heures sur de multiples supports.

Le message a été entendu et le ministre Emmanuel Macron (ministre de l'Économie, de l'Industrie et du Numérique (2014-2016) nous a reçus quelques jours plus tard. La création du collectif s’est alors imposée. Au vu de l’efficacité et des résultats de notre action, nous nous sommes dit qu’étant donné les pressions croissantes sur l’investigation, organiser un collectif serait l’outil idéal pour agir et être réactif.

Pourquoi une avocate au milieu de ces journalistes ? Lorsque j’ai débuté à la direction juridique de France Télévisions en 2002, très vite, il m’a paru indispensable de travailler en amont avec les journalistes. Aller à leur rencontre, comprendre leurs problématiques de terrain, sans attendre d’être saisie passivement, et souvent tardivement. La méfiance à l’égard de la fonction de juriste était palpable. Il a fallu faire passer le message que nous avions un objectif commun : diffuser l’information. Depuis une quinzaine d’années, je m’efforce de les accompagner dans leur travail, avec conviction, ce qui m’a parfois valu l’incompréhension de mes pairs. Mon rôle consiste à trouver des solutions, non de les bloquer. Le combat continue...

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Crédits photo :
INA. Illustration Alice Durand.

    (1)

    Affaire Dupuis et autres c. France (Requête n° 1914/02), Cour européenne des droits de l’homme, Troisième section, Arrêt Strasbourg, 7 juin 2007. 

    (2)

    Affaire Dupuis et autres c. France (Requête n° 1914/02), Cour européenne des droits de l’homme, Troisième section, Arrêt Strasbourg, 7 juin 2007.

    (3)

    Terme utilisé judiciairement pour évoquer le montant/ la valeur. 

    (4)

    Conseil Constitutionnel, 11 octobre 1984, n° 84-181 DC, Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, GDCC, 15e éd. 2009, n° 28.

    (5)

    Fabrice ARFI, Paul MOREIRA, sous la direction de, Informer n’est pas un délit. Ensemble contre les nouvelles censures, Paris, Calmann-Lévy, 2015.

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