« Encore aujourd’hui, je suis le seul journaliste du pays à enquêter sur les abus sexuels dans l’Église catholique ».

« Encore aujourd’hui, je suis le seul journaliste du pays à enquêter sur les abus sexuels dans l’Église catholique ».

© Illustrations : Benjamin Tejero

En Colombie, le journaliste Juan Pablo Barrientos a démasqué plus de 200 prêtres pédocriminels

Depuis cinq ans, le journaliste enquête sur les abus sexuels dans l’Église catholique colombienne. Un combat âpre pour l’accès aux informations, qui se heurte aux tentatives de censure de l’Institution et à une société réticente à la voir critiquée.

Temps de lecture : 8 min

C’est le visionnage du film Spotlight, en 2015, qui met la puce à l’oreille du journaliste. Alors que défile le générique de fin, Juan Pablo Barrientos scrute sur l’écran la liste de villes dans le monde où des cas similaires de protection de prêtres pédophiles se sont présentés. Un seul nom colombien ressort, celui de Medellín — où le journaliste a grandi, et accessoirement « le diocèse qui compte le plus de prêtres pour 100 000 habitants en Amérique du Sud ».

« Jusqu’ici, il n’y avait que des cas isolés en Colombie. Rien ne laissait penser que Medellín était si touchée ». Intrigué, il consulte alors le site du ministère de la Justice et entre dans le moteur de recherche les noms des 1 020 prêtres vivants de l’archidiocèse — il ne trouve qu’une condamnation. Pour en avoir le cœur net, le journaliste part solliciter des clercs sur place. « L’un d’eux m'a livré quatre noms de prêtres : quand je vais les voir, non seulement ils admettent les faits, mais ils refusent de tomber seuls, et en dénoncent d’autres ! » En mars 2018, il publie une première investigation pour W Radio sur dix-sept prêtres soupçonnés de pédophilie dans l’archidiocèse de Medellín – quatre ans plus tard, il en a documenté soixante-six. Et, à ce jour, plus de deux cents pour tout le pays.

« Travail de titan »

Avec des dizaines d’enquêtes à son actif, Barrientos a ouvert la boîte de Pandore. Un « travail de titan » — comme le qualifie l’avocat spécialiste des abus sexuels Elmer Montaña — qui lui a valu de recevoir en 2018 et en 2020 le Prix Simon Bolivar, récompense la plus prestigieuse de la profession en Colombie. Il faut dire que le champ d’investigation était vierge. « Encore aujourd’hui, je suis le seul journaliste du pays à enquêter sur les abus sexuels dans l’Église catholique » — du moins sur sa dimension systémique. Une lacune qu’il explique par l’intensité de l’actualité colombienne. « Dans ce pays, il y a des massacres, de la corruption et du narcotrafic tous les jours. Pour un journaliste, c’est Disneyland », ironise l’enquêteur de 37 ans.

En 2019, son livre Dejad que los niños vengan (« Laissez les enfants venir à moi », non traduit en français, Planeta), dévoile des cas survenus dans tout le pays, Medellín en tête. Au fil des publications, les témoignages affluent. « Chaque fois que je publie une histoire, dix victimes me contactent. Sans exagérer ! » C’est ainsi qu’il découvre le plus grand scandale d’abus connus à ce jour dans le pays : le cas d’un orphelin, prostitué dès ses 14 ans pendant vingt ans par trente-huit prêtres du diocèse de Villavicencio, dans le centre du pays. Il en tire son deuxième ouvrage en 2021, Este es el cordero de Dios (« Ceci est l’agneau de Dieu », non traduit en français, Planeta). « C’est un séisme : l’évêque a dû suspendre trente prêtres d’un coup huit étant décédés ». Sur les 140 prêtres que compte ce diocèse, la moitié ont fait l’objet de dénonciations d’abus sexuel, selon Barrientos.

Nul doute pour lui : si une enquête indépendante comme celle réalisée en France par la Ciase [Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église, NDLR] était menée en Colombie, « les chiffres seraient deux à trois fois plus importants. » Une différence liée pour lui au nombre plus élevé de prêtres, à la pauvreté et à un piètre accès à la justice. « Les victimes pour la plupart des enfants de chœur et des garçons viennent souvent de familles pauvres et dysfonctionnelles. » Comme Fernando Bonilla, policier de 32 ans. « J'ai grandi dans une famille rurale, modeste. Mes parents avaient des problèmes de couple et me confiaient donc à la paroisse. »

Accéder aux archives

Délicates, ces enquêtes exigent une méthodologie rigoureuse, les faits remontant parfois à des dizaines d’années. « La première preuve est toujours le témoignage. Je le fais répéter aux victimes, puis je les soumets à un psychologue légal. » La plupart de celles qui le contactent ayant déjà signalé les faits aux autorités ecclésiales, il sollicite alors auprès des diocèses l’accès aux archives. 

Face au refus systématique qu’ils lui opposaient, Barrientos a commencé à présenter en justice des droits de pétitions [démarche qui consiste à saisir la justice afin d’obtenir des informations de la part d’institutions publiques ou privées, NDLR] pour obliger les diocèses à obtempérer. Les premières fois, ils sont rejetés. « Les juges prétextaient qu’il s’agissait d’une information réservée. » Jusqu’à une décision de la Cour constitutionnelle du 3 mars 2020, qui lui donne raison. « C’était inespéré : sur 700 000 à 1 million de demandes par an, la Cour en étudie 300 à 500. » La juridiction fait alors valoir qu’ici la liberté de la presse et d’information prime, d’autant plus qu’il s’agit de violences sexuelles sur des mineurs.

Malgré la jurisprudence, l’archidiocèse de Medellín refuse à nouveau, en 2021, l’accès à ses archives à Barrientos — le cas revient jusqu’à la Cour constitutionnelle qui, en juillet 2022, réitère sa décision. « C’est essentiel pour le journalisme, bien au-delà du cas de Juan Pablo, souligne Raissa Carrillo, avocate de la Fondation pour la liberté de la presse qui assiste le journaliste. Cela redit aux institutions religieuses que leur statut ne les autorise pas à cacher des informations sur des violations des droits humains. » Les diocèses n’obéissent pourtant pas toujours, ou partiellement. À Bogota, l’archidiocèse n’a livré que les informations relatives aux six prêtres accusés d’abus sexuels dans la dernière année — sur les 927 dossiers réclamés — c’est-à-dire l’ensemble des prêtres du diocèse. « Je demande l’accès à tous les dossiers pour connaître leur trajectoire : les plaintes, mais aussi les transferts. S’ils ont été mutés de paroisse tous les trois mois, c’est louche… »

Comme le prouvent les enquêtes du journaliste, certains évêques ont couvert des faits de façon récurrente. Lors de la seule entrevue que lui a accordée l’archevêque de Medellín Mgr Tobón, Juan Pablo l’interroge sur un prêtre accusé par douze victimes, qu’il sait désormais intégré au diocèse de Brooklyn. L’archevêque lui répond avoir suspendu le clerc en 2012 et ignorer sa présence aux États-Unis. Contacté par le journaliste, l’évêque de Brooklyn tombe des nues. « Il avait reçu de Mgr Tobón deux lettres de recommandations en faveur du prêtre ! »

Secouer les institutions

Son travail a sans surprise fait de Juan Pablo la bête noire des autorités ecclésiales locales. Au-delà de leur refus de collaborer, elles ont sans relâche tenté d’entraver ses publications, l’attaquant des dizaines de fois pour « atteinte à l’intimité, à l’honneur et à la réputation ». « Leur stratégie consiste à l’inonder de procédures : l’an dernier, il a été visé par sept plaintes à la fois. C’est de l’intimidation judiciaire », déplore Raissa Carrillo, son avocate. « C’est le plus usant », juge le journaliste, bien qu’aucune des plaintes déposées contre lui n’ait jamais abouti : « Je ne publie jamais une histoire sans être certain de sa véracité. Je sais que si je mets en cause un prêtre innocent, sa réputation ne sera jamais lavée. » 

La volonté d’étouffer les cas dans l’Église colombienne s’exerce aussi sur les victimes. Elmer Montana en a fait l’expérience à Cali. Ayant fait condamner au pénal un prêtre coupable d’abus sur quatre enfants, il engage une procédure civile d’indemnisation contre l'Église. « Ils ont envoyé une psychologue pour convaincre les enfants d’abandonner la procédure… Puis l’évêque m’a proposé de payer mes honoraires pour que je renonce. »

La posture ecclésiale de défi vis-à-vis de la justice s’explique en partie par les traces laissées par le Concordat, selon Elmer Montaña. « Jusqu’en 1991, la justice ne pouvait pas juger les prêtres. Il y a un résidu de cette idée selon laquelle l’Église serait au-dessus de la loi et de la constitution colombiennes. » Et l’appareil judiciaire contribue parfois à l’entretenir, frileux à l’idée de s’attaquer à l’Institution. « Dans le bureau de certains procureurs, la première chose qu’on voit en entrant est un crucifix… » témoigne Francisco*, victime d’abus. « J’ai déjà reçu des victimes à qui la procureure avait dit de renoncer à leur plainte, que c’était un péché, raconte de son côté l’avocat. Qu’il valait mieux laisser faire le châtiment divin. » 

S’ajoute à cela l’ignorance des autorités civiles, la plupart des personnes abusées ne se plaignant, faute de ressources, qu’auprès de leur diocèse — lequel règle le problème en interne : mutation, suspension temporaire, placement en maisons « de repos » ou expulsion, et ce dans le secret. En 2014, Fernando Bonilla dénonce au diocèse de Villavicencio les viols qu’il dit avoir subis en 2003 et 2007 de la part d’un prêtre : « J’ai pris des nouvelles en 2016 et en 2022… il avait été suspendu puis expulsé : si je n’avais pas demandé, ils ne m’auraient pas prévenu ! »

Le « Satan » de Medellín

Alors que 57% des Colombiens se déclaraient catholiques en 2019, l’Institution garde malgré son déclin un fort pouvoir symbolique. La questionner fait courir le risque de s’attirer les foudres des fidèles. « Ma première enquête visait un prêtre très charismatique à Medellín [depuis suspendu par le Vatican, NDLR]. Le lendemain, des croyants sont sortis manifester en sa faveur », se remémore Barrientos.

L'opinion publique n'aime pas qu'on s'attaque à l'Église. Barrientos est surnommé le « Satan de Medellin ».
Une part de l'opinion apprécie peu que le journaliste enquête sur l'Église.

Et certains clercs n’hésitent pas à nourrir la révolte de leurs ouailles : « Il arrive que des prêtres me critiquent dans leur sermon ». Cet été, l’emploi par le journaliste du terme de « structure de crime organisée » pour désigner l’Église lui a valu une vidéo de l’évêque de Medellín diffusée sur YouTube… et des menaces de mort. « Exposer ainsi quelqu’un quand on a tant d’influence n’est pas anodin, souligne l'avocate Raissa Carrillo. Juan Pablo est un peu vu comme le Satan de la région. Le risque peut provenir de n’importe quel citoyen aux convictions si marquées qu’il en devient dangereux. » Pour échapper à la vindicte, Juan Pablo a fermé ses comptes sur les réseaux sociaux.

Dans sa bataille juridique contre l’Église à Cali, Elmer Montaña a, lui aussi, craint les représailles. « L’évêque de Cali est très apprécié à gauche pour sa mobilisation en faveur des droits humains alors qu’il protège les abuseurs, c’est schizophrène. Quand il m’a présenté en public comme un loup menaçant son troupeau, on m’a averti que certains groupes d’extrême gauche étaient très remontés contre moi. »

Libérer la parole

Dans ce contexte social, la parole des victimes peine à émerger et à être entendue. « Quand à 22 ans, j’ai raconté l’abus subi à 5 ans à ma famille, mes proches ont fait comme si la page était tournée » raconte Pedro*, 27 ans. Avec Fernando Bonilla et Francisco*, ils ont tous trois décidé de s’exprimer publiquement après avoir lu les enquêtes de Barrientos. « La justice m’avait déjà dit qu’il y avait prescription… Il a été comme une lumière au bout du tunnel », raconte Fernando Bonilla, rare victime à avoir témoigné à visage découvert.

Ensemble, les trois victimes entendent créer le premier réseau de « survivants » (nommé « RESABS ») du pays. « Si le sujet a peu émergé dans le débat public ici, c’est aussi car les personnes abusées ne s’étaient pas regroupées, comme au Chili par exemple », analyse Juan Pablo. Encore embryonnaire, le « RESABS » a pour but d’apporter aux victimes un lieu d’écoute, de soutien psychologique et juridique, de rendre visible le sujet dans les médias et de favoriser la prévention. « Dans l’espoir que l’Église et l’État cessent de fermer les yeux», conclut Fernando.

*Les prénoms de Francisco et Pedro ont été modifiés.

Contacté, le diocèse de Medellín n’a pas donné suite et celui de Villavicencio n’a pas répondu dans les délais impartis.

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