Tout est parti du terrain. Les envoyés spéciaux, en prise directe avec les Ukrainiens à fleur de peau, ont fait état de cette revendication locale : que les médias occidentaux cessent d’appeler leur ville « Kiev » et qu’on lui préfère « Kyiv », sa forme ukrainienne. De nombreux médias anglophones s'étaient mis à l’adopter ces dernières années. L’agence Associated Press dès la fin août 2019. Puis d’autres ont suivi : le Wall Street Journal, le New York Times, le Guardian… jusqu’à la BBC fin janvier 2022, comme le rappelle L’Obs.
Au pays, comme dans la diaspora, le sujet est hypersensible. Aussi, quand Libération publie, mardi 1er mars au matin, une Une titrée « Kiev à vif », les retours, sur les réseaux sociaux, sont douloureux. Sonia Delesalle-Stolper, cheffe du service étranger, explique en conférence de rédaction ce matin-là que les Ukrainiens saluent la Une du journal, mais que ce « Kiev » en gros titre leur fait mal. Une discussion s’enclenche autour de la table. Comme souvent à Libé, l’émotion est de la partie. La rédaction est à fond pour le changement de nom. L’édition, garante de la charte graphique, est plus partagée. Le quotidien a pourtant déjà franchi une étape quelques mois plus tôt, en abandonnant le terme de « Biélorussie » pour celui de « Bélarus ». Ce précédent reste dans les mémoires comme une décision juste, légitime. Finalement, en quelque trente minutes de discussion collective, les journalistes du quotidien adoptent définitivement « Kyiv ». C’est le premier média français à le faire. Quelques jours plus tôt, le journal danois Jyllands-Posten, avait également fait le choix de Kyiv, comme le rappellent les correcteurs du Monde.
Michel Becquembois, rédacteur en chef adjoint longtemps en charge des titres chez Libération, prend la plume et publie sur le site du journal un article qui explique ce virage. « Comment parler de la capitale ukrainienne sans rajouter à son malheur ? Comment la nommer ? Ou plutôt de quelle réalité « Kiev », le mot communément employé pour la désigner jusqu’ici, est-il réellement le nom ? », interroge-t-il. « Ces quatre lettres sont devenues le symbole de la russification de la toponymie ukrainienne, qui a contribué à diluer une langue et une culture dans le grand creuset tsariste puis soviétique ».
Précis, truffé d’exemples qui éclairent d’autres exceptions à la règle, cet article va bien au-delà d’une auto-justification. Non, pour des journalistes, les mots ne sont jamais accessoires. Dans les heures qui suivent, d’autres rédactions font le choix de débattre de l’arbitrage entre Kiev et Kyiv. Jeudi 3 mars, Le Figaro annonce que ses « rédacteurs écriront désormais « Kyiv » pour désigner la capitale du pays, [dans] la bouche d’un Ukrainien (interview ou tribune). Dans les autres cas, nous maintiendrons la graphie française « Kiev ».
Cette position, qui surligne quel camp prend la parole, rejoint à sa façon celle de Courrier international. Claire Carrard, directrice de la rédaction, rappelle que l’hebdo publie des articles de la presse russe et ukrainienne : « Le débat chez nous portait moins ces jours-ci sur Kiev que sur les sources d’infos ».
Le choix de Libération ne fait pas que des émules. Sitôt annoncé, il suscite des critiques comme celle d’Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés post-soviétiques et maîtresse de conférences à l'université de Paris X-Nanterre. Pour elle, l’Ukraine est un pays bilingue. Opter pour l’une ou l’autre graphie, explique-t-elle sur Twitter, c’est « souscrire à la lecture promue par le Kremlin d’une rupture entre russophonie et ukrainophonie». François Héran, professeur au collège de France, accuse le quotidien de sortir de son rôle informatif pour faire ce qu’il a coutume de nommer « la police des mots ». À Libé, Michel Becquembois encaisse et répond : « C’est aussi le rôle des journaux de faire bouger les lignes. Nous avons imposé la féminisation des fonctions et elles sont entrées dans la langue courante. Écrire, nommer, ça forge un usage. Nous ne disons pas London, Munchen ou Barcelona. Mais nous faisons une exception pour Kyiv, et nous assumons ce geste éminemment politique ».
Un parti pris taclé par le directeur adjoint de la rédaction de Valeurs actuelles, Tugdual Denis : « On voit bien que les journaux qui, à travers le monde, ont d’ores et déjà choisi d’utiliser le nom de Kyiv avancent des arguments politiques, idéologiques, voire militants, pour le justifier. Ce qui me paraît relever d’un manque de prudence. La guerre et la recherche de la paix sont des sujets suffisamment graves pour que les médias ne se précipitent pas sur de telles arguties. »
Il n’empêche qu’au sein des rédactions, la question du nom de la capitale ukrainienne fait débat. « Personnellement, je suis pour le nom d’usage, pose Marc Semo, journaliste au Monde. On écrit Lénine avec un « e », Michel Strogoff pas vraiment avec les derniers canons… Kiev ou Kyiv, c’est une afféterie. Oui, ça colle plus à la réalité d’aujourd’hui, mais personne ne nie que Kiev est ukrainienne, pas même Poutine ! La question du nom vaut davantage quand la ville est disputée, comme Lvov à la russe, Lviv à l’ukrainienne, ou Lwów à la polonaise avec deux « w »… » Au sein de la rédaction du quotidien du soir, les débats sont également passionnés.
Spécialiste des questions internationales, Pierre Haski, chroniqueur sur France-Inter et à L’Obs, précise : « ça se pose à chaque fois : Myanmar ou Birmanie, etc. Sur une radio, on ne peut pas faire du chacun pour soi. On doit être cohérent à l’antenne. Il est très difficile de changer un nom identifié par tout le monde. » C’est effectivement l’enjeu pour les médias qu’on écoute : être clair, se faire comprendre d’emblée. France-Télévisions, Radio-France, France Info TV et web utilisent depuis plusieurs mois un groupe whatsapp commun pour garantir une cohérence et partager des questions éthiques. Fin janvier, la question du nom de la capitale ukrainienne a été posée. Et la réponse, directe : « Kiev est le nom en usage à l’ambassade de France ». L’usage prime. À Libé, Michel Becquembois raconte amusé le flop du journal lorsqu’il a voulu populariser Mumbai pour désigner Bombay, à l’occasion d’un Forum social mondial. Idem pour les « JO de Beijing » qui n’auraient définitivement conquis personne, en France.
L’usage prévaut également sur BFM TV, note Céline Pigalle. À l’occasion d’un direct dans le métro, aux premiers jours des menaces russes, une jeune-femme explique qu’elle est à Kyiv. L’oreille de la directrice de la rédaction crisse. « On ne peut pas ajouter un étage de complexité à une question déjà pas simple. Le nom de Kiev est au cœur de cette guerre, par souci de pédagogie, on ne peut pas se lancer dans un changement de nom à l’antenne ». Jeudi 3 mars, à 11H30, à l’occasion des questions des téléspectateurs, la chaîne d’info s’est cependant lancée dans un décryptage « Kiev ou Kyiv, pourquoi le nom de la capitale ukrainienne s'écrit de deux façons ? » — en faisant une amusante coquille dans le bandeau (« Kiyv ») .
D’autres ne se donnent pas autant de mal. M6, qui a incrusté, dès le 24 février au soir, un drapeau ukrainien en haut à droite de l’écran précisant en dessous « Soutien aux Ukrainiens », estime que le nom de la capitale n’est pas sa principale préoccupation.« Ça peut changer, rien n’est figé, explique la chaîne. On est au jour le jour avec ce conflit. Et on n’a surtout aucune leçon à donner. Les certitudes, ce n’est jamais bon pour des journalistes ».
Donneur de leçon, Libé ? L’AFP avait décidé en début d’année d’écrire désormais « Kyiv » pour ses articles en anglais, s’alignant sur « des standards internationaux », mais de conserver « Kiev » en français « transcription alors majoritaire dans les médias et en vigueur à l'ONU », expliquait l’agence dans une dépêche le 1er mars. Reste l’imaginaire collectif. Michel Becquembois taquine : « Le Dynamo de Kyiv, ça, c’est sûr, ça prendra jamais ! »