Le kiosque est ouvert de 8 heures à 19 heures, sans pause, du lundi au samedi.

Le kiosque est ouvert de 8 heures à 19 heures, sans pause, du lundi au samedi.

© Crédits photo : Xavier Eutrope

Une journée dans la vie d'Ahmad-André, kiosquier à Paris

Les kiosques à journaux se raréfient en ville. Nous avons passé une journée de janvier dans celui que tient Ahmad-André, place de la Bastille, à Paris. Entre la concurrence du numérique et la hausse du coût du papier qui se répercute sur les prix, la recette quotidienne est maigre, et le métier difficile.

Temps de lecture : 5 min

Huit heures, place de la Bastille (IVe arrondissement), un matin de janvier. Eclairés par les réverbères, les passants se pressent vers la bouche de métro, en quête de chaleur. Dans la nuit, un petit homme émerge dans la ville depuis les escalators de la RATP : ses grosses lunettes lui donnent des airs de chouette hulotte. Bonnet vert vissé sur la tête, parka assorti, il s’approche du kiosque situé en face du bâtiment de la banque de France. Derrière lui, la colonne de juillet. Il est un peu en retard à notre rendez-vous. De son cartable, il sort un trousseau de clés. On en profite pour s’approcher et nous rappeler à ses souvenirs. « Ah oui ! C’est vrai ! Vous êtes journaliste ! » Il nous ouvre, pour la journée, les portes de son monde.

Ahmad-André, 74 ans, est à ce poste depuis 2013. Chaque matin, il se réveille aux alentours de 5h30, se prépare, prend le métro depuis Aubervilliers. Une heure de trajet. Chaque matin, ce sont les mêmes gestes qu’il répète. D’abord, ouvrir les portes. S’offre à nous un espace exigu et sombre où sont rangés des présentoirs verticaux, les uns à côté des autres. Il plane une douce odeur de papier journal. Ahmad-André allume, enclenche le store qui abrite l’entrée du kiosque, déplie les panneaux métalliques à l’avant… Comme un jeu mécanique ingénieux, le gros pavé métallique posé sur le trottoir prend une autre dimension : une vraie petite maison de presse miniature apparaît. Il restait 409 kiosques à journaux à Paris en 2022, d'après l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR). 

Trier, chaque jour

Les journaux du jour ont été posés directement dans son kiosque à six heures du matin, via des petites trappes sur les côtés de la structure. C’est par le même système que ses invendus sont récupérés quotidiennement.

D’un geste expert, le kiosquier joue du canif pour ôter les liens en plastiques qui tiennent ensemble tous les magazines et quotidiens. Dans le tas, des quotidiens français, comme Le Parisien, La Croix et l’Humanité. Des titres étrangers aussi, en anglais (« ça part très vite, surtout les Vogue américain et anglais »), turc, italien, allemand… Ahmad-André pointe un journal serbe : « ça, ça part tout doucement » explique-t-il. Comprendre : très peu… voire pas du tout. Cette expression, il la répètera à de nombreuses reprises, pour plusieurs titres — lesquels, précisément, nous ne le révèlerons pas.

Fidèles

Il met de côté, près de lui contre le mur, certains magazines pour des clients fidèles. « J’ai une cliente d’origine argentine, je lui garde Pronto et ¡Hola! [des magazines people en langue espagnole, NDLR]. Parfois elle ne vient pas pendant plusieurs semaines, mais elle récupère tout quand elle passe ». Ces clients fidèles, il ne saurait pas les dénombrer précisément, mais « sans eux ce serait impossible de continuer ».

Depuis son siège, Ahmad-André observe l’évolution des pratiques informationnelles. Les gens, petit à petit, ont cessé de venir lui acheter des journaux. Il n’y a pas eu de changement brutal : le temps a fait son œuvre. Sa clientèle est uniquement adulte. « Les jeunes font tout par internet », résume-t-il, sans éprouver de colère face à la technologie. « C’est nécessaire, internet ». 

Pas de toilettes... mais du chauffage

Dans son petit habitacle, Ahmad-André a le chauffage, « mais il faut bien faire attention à fermer », dit-il en glissant la paroi transparente qui le sépare des rangées de journaux… et du froid. Ces nouveaux kiosques, en service depuis 2018, il les préfère aux anciens. « C’est informatisé, et puis on est ouvert, les gens peuvent entrer ». Pour ce qui est des toilettes… il n’y en a pas. Solution : utiliser une bouteille pour la miction, se retenir pour les selles. Il s’amuse de notre mine décontenancée et s’exclame « c’est ça la vie de kiosquier ! »

Les journées sont longues, quasiment sans pause
Ni boissons, ni sucreries : la presse uniquement. Crédit photo : Xavier Eutrope / La Revue des médias.

Tout le long de la journée, Ahmad-André s’affaire à remplir et vérifier les bordereaux de livraison et de retour. En somme, un travail de comptabilité et de gestion de stock. Il n’a aucune prise sur ce qu’il reçoit : ce sont les messageries de presse, les entreprises chargées de la distribution des journaux, qui décident pour lui. À côté des magazines, journaux et livrets de jeux, le kiosquier vend des cartes postales, des aimants à l’image de Paris, avec pléthore de tour Eiffel et Arc de Triomphe. Le genre de choses que les kiosquiers peuvent proposer et commander sans avoir à passer par les messageries. Financièrement, ils lui permettent de respirer un peu. Certains proposent des boissons, des sucreries. Ahmad-André n’en propose pas : il n’a pas envie de s’embêter.

« J'en ai marre »

Ahmad-André devient kiosquier en janvier 2003. Pas par vocation. Il aurait préféré être « intellectuel », dit-il en riant. Iranien, arrivé en France par l’Italie en 1988 (naturalisé, il a pris « André » en deuxième prénom), il raconte avoir participé à la révolution dans les années 1970, contre la monarchie et les mouvements islamistes — il n’y est jamais retourné, mais suit l’actualité des révoltes en cours. À Paris, dans les années 1990, il a tenu un commerce de retouche dans le XVIe arrondissement, tout en animant un petit stand devant un Prisunic. « Et puis j’ai dû vendre mon commerce, explique-t-il calmement, et le supermarché a été racheté et on m’a demandé de ne plus venir ». Alors un ami le rencarde — « c’est souvent comme ça que ça marche le travail » — sur la possibilité de devenir kiosquier. Avant d’arriver à Bastille, il a exercé Boulevard des Italiens (XIIIe), après avoir connu le XVIe arrondissement (Passy, Mirabeau).

Aujourd’hui, Ahmad-André en a « marre d’être kiosquier ». Il y a les horaires : 8 heures – 19 heures chaque jour sans véritable pause, du lundi au samedi. Le salaire aussi. Travailleur indépendant, il perçoit chaque mois un pourcentage de ses ventes de produits de presse, soit, en net, entre 1400 et 1600 €. Depuis la flambée du prix du papier, qui a conduit certains titres à augmenter leur prix, son chiffre a baissé d’environ 5 à 10 %, estime-t-il aujourd’hui. Pour Ahmad-André, le métier est voué à disparaître. Ses collègues alentours ont à peu près le même âge, et la relève ne se bouscule pas. Ses dernières vacances remontent à avril 2020 : trois semaines de pause imposées par la pandémie de Covid-19. D’ici un an, il sera à la retraite. Son projet : se reposer au maximum. En attendant, « je fais mon boulot », dit-il en haussant les épaules.

Le kiosque à journaux d'Ahmad-André, place de la Bastille
Il restait 409 kiosques à journaux à Paris. Crédit photo : Xavier Eutrope / La Revue des médias.

La nuit est tombée. On fait le bilan, amèrement. Sur l’ensemble de la journée, Ahmad-André a servi 35 clients. Un mot lui vient : « misérable ». Il estime à 18 €, peut-être 20 € les gains de sa journée. Il est 18 heures, et le kiosquier opère la même séquence de gestes que le matin, dans l’ordre inverse. D’ici 19 heures, il aura plié bagage. La maison de presse sera redevenue un petit parallélépipède de métal. Et demain matin, Ahmad-André sera de nouveau là, à 8 heures. Pas le choix.

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