La fin de l'exception Kommersant
En juin 2005, Berëzovski décide de remplacer le rédacteur en chef de
Kommersant. Vladislav Borodulin, auteur à l’époque de l’article sur Primakov, prend en charge le quotidien alors que Vassiliev est transféré à la direction du nouveau
Kommersant-Ukraine, lancé après la « révolution orange ». Parallèlement, Berëzovski décide de promouvoir l’un de ses proches, Dem’jan Kudriavtsev, au poste de directeur général de la maison d’édition. Selon certaines sources, cette réorganisation administrative s’accompagne du départ d’un certain nombre de journalistes. En parallèle, les rumeurs sur la possibilité d’une cession de
Kommersant s’intensifient.
A posteriori, cette série de changements a effectivement ouvert la voie à une période de troubles et d’instabilité au sein de la maison d’édition, sublimée par la violence grandissante de l’opposition entre l’oligarque en exil et le Kremlin. En février 2006, Berëzovski entreprend finalement la vente de la maison d’édition, accompagnée d’une série d’autres actifs médias, à son partenaire Badri Patarkatsichvili pour un prix non communiqué. À proprement parler, toute la transaction ressemble plus à une restructuration qu’à un véritable changement de propriétaire. Les deux magnats sont depuis longtemps en affaires et Patarkatsichvili était déjà propriétaire d’une partie des actions de
Kommersant. Alors que se profilent les élections parlementaires de décembre 2007 et les présidentielles de 2008, cette évolution est d’abord perçue comme un moyen pour Berëzovski de délivrer le quotidien de son encombrante image et de prévenir les pressions potentielles de la part du pouvoir. L’objectif sous-jacent semble être aussi de ménager au quotidien
une marge de manœuvre plus large pour critiquer les autorités à l’approche des échéances électorales. Ces raisons ne sont pas sans rappeler celles invoquées pour expliquer le premier changement de mains de la maison d’édition. De manière surprenante, la suite de l’histoire va aussi furieusement rappeler les événements de 1999.
Dès 2004, de nombreuses rumeurs ont circulé concernant la possibilité d’un rachat de la maison d’édition par un propriétaire plus loyal au Kremlin. Après l’acquisition de
Kommersant par Patarkatsichvili, ces informations ont été relayées avec encore plus d’insistance dans les médias russes. En avril 2006, Dem’jan Kudriavtsev a admis qu’un intérêt prononcé pour acquérir le journal avait été exprimé par plusieurs structures étatiques et par des hommes d’affaires proches du pouvoir. Le directeur général est même allé jusqu’à ouvrir la porte à cette possibilité en notant de manière sibylline qu’il ne « fallait jamais dire jamais » tout en accentuant l’idée que lui-même « ne croyait pas trop
» à une
revente. Pourtant, en août 2006, la maison d’édition
Kommersant a changé une nouvelle fois de propriétaire pour passer sous le contrôle de l’homme d’affaires Alisher Ousmanov. Avant cela des négociations avancées ont été menées avec
Gazprom-média sans qu’un accord soit trouvé sur le prix, la direction du groupe se refusant à aller au-delà de son offre de 150 millions de dollars. De son côté, Ousmanov n’a semble-t-il pas hésité à racheter
Kommersant à un prix très supérieur à celui du marché. D’après le nouveau propriétaire,
la maison d’édition lui a coûté près de 200 millions de dollars. D’autres médias ont plutôt relayé le chiffre de
300 millions de dollars. Au-delà du prix, l’essentiel est que ce dernier rachat a définitivement mis à mal l’indépendance de
Kommersant.
Officiellement, le nouveau propriétaire a acquis le journal sur ses fonds propres, indépendamment de ses autres activités. Il est néanmoins évident que la transaction possède une forte connotation politique. Ousmanov n’est pas un patron comme les autres : multimilliardaire et copropriétaire de l’importante compagnie d’extraction Metalloinvest, il est surtout le directeur général de la compagnie Gazprom Invest Holding, rattachée à la compagnie-mère Gazprom
. Le passage du plus important quotidien économique du pays sous le contrôle d’un homme aussi lié aux structures étatiques a logiquement suscité des appréhensions. Pour expliquer la transaction, Ousmanov a mis en avant deux raisons principales. Pour lui, l’acquisition de
Kommersant représente aussi bien
l’obtention d’un « actif de prestige » qu’un investissement financier à rentabiliser. Comme tous ses prédécesseurs, Ousmanov promet en tout cas de ne pas s’immiscer dans la politique rédactionnelle des différentes publications de la maison d’édition, mais souligne dans un entretien que, personnellement, il ne voit pas de problèmes avec la liberté d’expression en Russie. À l’automne 2006, l’une de ses premières décisions est de remettre Vassiliev aux commandes du quotidien.
Sous la direction de son nouveau patron, la maison d’édition continue à se développer. En septembre 2006, le journal
Kommersant Katalog commence à être publié. En 2007, Ousmanov décide de restructurer les différents actifs liés à
Kommersant pour créer
Kommersant Holding qui possède désormais
100 % des actions de la maison d’édition. Par la suite, d’autres médias sont entrés dans cette structure. En 2007, le journal
Sekret Firmy (« le secret de la firme » en russe) est racheté par la maison d’édition. En mai 2009, le journal
Ogoniek est également intégré à celle-ci. Aujourd’hui, le groupe possède également, directement ou par l’intermédiaire de la maison d’édition, les journaux
Citizen K. (version russe),
Kommersant-Ukraine et les différentes éditions régionales du quotidien
Kommersant, le portail Internet
Gazeta.ru, la radio
Kommersant FM et la chaîne
Kommersant TV. De fait, il s’agit désormais de l’un des plus importants groupes médiatiques russes. En 2008, le quotidien a même obtenu, suite à un appel d’offres et un procès, le droit de publier les annonces de cessation de paiements,
privilège rentable jusque là réservé à Rossijskaia Gazeta, le journal officiel du gouvernement de la Fédération de Russie. Financièrement, après des pertes de près de 1,75 millions de dollars en 2009, la maison d’édition
Kommersant est parvenue à générer un
profit de 3,93 millions de dollars en 2010. Si le groupe possède encore de nombreuses dettes, ces dernières ne devraient raisonnablement pas être un problème pour son riche propriétaire.Plus que jamais,
Kommersant est donc aujourd’hui solidement établi sur le marché des médias.

Le revers de la médaille a été que le journal a perdu de son indépendance. À la suite de changements successifs de propriétaires,
Kommersant s’est retrouvé en la propriété d’un homme dont toutes les affaires et la position en Russie sont facteur de sa loyauté aux autorités. Pour
Kommersant, cela représente une plus grande vulnérabilité que Berëzovski a d’ailleurs souligné lors d’un
entretien : « Malheureusement, je suis certain que le Kremlin possède beaucoup plus d’influence sur Alisher Ousmanov que sur moi, donc cela peut et va, sans doute, se répercuter naturellement sur l’indépendance de
‘Kommersant’ ». En prenant le contrôle de la maison d’édition, Alisher Ousmanov l’a fait passer dans une autre catégorie de médias. L’objectif n’a jamais été de faire de
Kommersant un journal pro-gouvernemental, ni même de le soumettre à une quelconque censure systématique. L’idée est plutôt celle de la mise sous tutelle par un procédé qui n’est pas sans rappeler ce qui s’est produit avec la radio
Echo Moskvy, radio indépendante et reconnue qui est passée sous le contrôle de Gazprom-Média. Concrètement, ces médias représentent aujourd’hui ce que l’on pourrait désigner comme « l’opposition autorisée » en Russie. À la différence de la télévision, ils sont libres dans leurs lignes éditoriales, mais restent « encadrés » .
Ces médias en « liberté surveillée » restent ainsi exposés à différentes sortes de pressions et leur marge de manœuvre est réduite. D’un côté, leurs journalistes peuvent être sujets aux intimidations physiques dans un pays où la corruption est rampante et le système judiciaire défaillant, voire
à d’autres types de représailles. Chaque année, de nombreux journalistes sont ainsi agressés, ou même assassinés, en Russie sans que les coupables ne soient appréhendés. Les journalistes des organes de presse, dont notamment ceux de
Novaya Gazeta, sont spécialement touchés. Récemment,
Kommersant a également été frappé par ce fléau. En novembre 2010, l’un de ses journalistes vedettes, Oleg Kashin, a été très grièvement blessé après une
tentative d’assassinat devant son immeuble. Si de nombreux observateurs pointent du doigt des structures liées au pouvoir, aucun responsable de l’agression n’a été pour l’heure appréhendé. De l’autre coté, à défaut d’accepter le fonctionnement du système actuel, ces médias « semi-indépendants » peuvent aussi encourir des sanctions de la part de leurs propriétaires.
Siège du journal Kommersant
à Moscou en 2012
En décembre 2011, la direction de
Kommersant-Vlast’ a ainsi été sèchement rabrouée par son riche patron après la
publication d’un dossier sur les fraudes commises aux législatives par le parti au pouvoir « Russie Unie ». Au-delà de la forme de la publication, l’épisode peut servir d’illustration presque paradigmatique de la situation de la liberté de la presse en Russie. Concrètement, Alisher Ousmanov n’a pas apprécié la publication d’une photographie représentant
un bulletin de vote portant l’inscription « Poutine, va te faire foutre ». Dans le journal, la photo était accompagnée de la légende suivante « un bulletin correctement rempli, mais jugé non valable ». D’après la loi russe, si le bulletin ne comporte qu’une seule croix dans l’une des cases prévues, et peu importes les inscriptions annexes, il doit être considéré comme valable et comptabilisé. Après avoir décrit cet épisode comme « de la petite délinquance » et une «
atteinte à l’éthique journalistique », Ousmanov a entamé une réorganisation de la direction de
Kommersant. À la mi-décembre, il a ainsi démis de leurs fonctions le directeur général de
Kommersant Holding, Andreij Galiev, et le rédacteur en chef de
Kommersant-Vlast’, Maksim Koval’skij. Dans la foulée, le directeur général de la maison d’édition, Dem’jan Kudriavtsev a également présenté sa démission, suivie par celle de la rédactrice en chef adjointe de
Kommersant-Vlast’,
Veronica Kutsylo. Kudriavtsev s’est en revanche désolidarisé des publications polémiques et est finalement resté en poste. Pour les autres, Ousmanov a maintenu les renvois malgré la publication d’une lettre de soutien des journalistes de
Kommersant et
la condamnation de nombreux observateurs dont Iakovlev, le fondateur du journal. Aujourd’hui, le fait que même
Kommersant, un représentant emblématique de la presse russe de ces vingt dernières années, se retrouve dans une situation de dépendance face à son propriétaire souligne une nouvelle fois la précarité du statut de « journal indépendant » dans la Russie de Vladimir Poutine. Comme beaucoup d’autres, après s’être nourri de l’idéal de la liberté d’expression de 1991,
Kommersant est aujourd’hui confronté à la dure réalité.
Aujourd’hui, le quotidien
Kommersant possède toujours
une réelle influence en Russie, notamment auprès des classes aisées et éduquées, souvent plus critiques du pouvoir en place. Si son impact médiatique est incomparable avec celui des chaînes de télévision nationales ou même des journaux de divertissement, il est loin d’être négligeable. Employant plus de 800 personnes, publiant des éditions régionales adaptées de l’édition nationale du quotidien,
Kommersant-Daily se fait fort d’avoir un tirage de près de 130 000 exemplaires avec un auditoire de plus de 300 000 personnes par numéro sur tout le pays. À un autre niveau,
Kommersant continue aussi à être
l’un des quotidiens les plus cités à la télévision et à la radio en 2011. Finalement, malgré un financement devenu ambigu, la maison d’édition reste une institution en Russie. Elle est le porte-drapeau d’un journalisme russe qui se rappelle encore d’une époque plus glorieuse, d’autant plus que de nombreux journalistes travaillant aujourd’hui dans d’autres journaux sont passés par la rédaction de
Kommersant. Au fil des années, la maison d’édition a su garder un prestige indéniable, nourri d’une riche mythologie qu’elle entretient avec passion. Sur le marché des médias russes, elle reste aussi un morceau de choix. En décembre 2011, suite aux licenciements au sein de
Kommersant-Vlast’, Mikhaïl Prokhorov, homme d’affaires multimilliardaire et futur candidat (malheureux) à l’élection présidentielle contre Poutine, a proposé à Ousmanov de racheter la maison d’édition
Kommersant. Après avoir considéré qu’il s’agissait d’une «
bonne blague », Alisher Ousmanov a fait une
contre-offre en proposant de racheter le quotidien économique de Prokhorov,
RBC-Daily – un concurrent direct de
Kommersant-Daily. Alors que la situation n’a plus rien à voir avec celle qui prévalait dans les années 1990, les grands quotidiens d’information conservent leur attrait pour les magnats russes comme actifs de prestige et d’influence. Cela semble vrai indépendamment du fait que ces oligarques, qui ont bâti leurs fortunes sur les matières premières, soient proches du pouvoir ou opposants. Le contexte actuel de forte tension politique en Russie joue également pour valoriser les différents médias.
En mars 2012, l’élection présidentielle a entériné le retour au Kremlin de Vladimir Poutine pour un troisième mandat après la parenthèse Medvedev. Cependant, la séquence politique allant des élections législatives de décembre aux présidentielles de mars a coïncidé en Russie avec la montée, inédite de par son ampleur, de la contestation populaire. Aujourd’hui, plus que jamais, les groupes hétéroclites qui constituent l’opposition russe ont désespérément besoin de terrains pour faire vivre leurs idées. Si le développement d’Internet a procuré, ces dernières années, à l’opposition une
échappatoire opportune pour s’exprimer, le rôle des médias traditionnels, comme relais de l’information, demeure essentiel pour stimuler le débat public. Le fait est d’autant plus vrai que tous se sont dotés de sites Internet dynamiques et rentables. Au moment où l’opposition politique semble s’être finalement réveillée, les derniers médias indépendants auront un rôle majeur à jouer si l’occasion leur en est laissée. Comme souvent,
Kommersant devra être de ceux qui donnent le ton, en dépit des contraintes que lui impose son propriétaire.
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Crédits photos :
- Image principale : logo et capture d'écran
Kommersant TV
- Kiosque à journaux en Russie :
Wagelndicator - Paulien Osse - Flickr
- Distributeur de journaux russes :
Jonathan Marks - Flickr
- Siège du journal Kommersant à Moscou -
Wikimedia Commons
- Capture d'écran du site
Citizen K.