« La banlieue est un piège à fantasmes »

« La banlieue est un piège à fantasmes »

Comment parler des quartiers populaires dans la presse sans tomber dans les stéréotypes ? Entretien avec Ariane Chemin, grand reporter au Monde.

Temps de lecture : 2 min

Ariane Chemin est grand reporter au Monde. Elle vient de faire paraître, avec sa collègue Raphaëlle Bacqué, La Communauté (Albin Michel, 2018) et a participé, lors des dernières Assises du journalisme, à la table-ronde « Maltraitance médiatique des quartiers populaires : clichés et réalités ». 

Au sein d’une rédaction, le choix des sujets n’est pas toujours facile car on n’a ni le temps ni la place d’aborder tous les sujets. Est-ce facile, au Monde, de traiter les quartiers populaires ?

Ariane Chemin : Le Monde, c'est sa force, a toujours eu un « rubricard banlieue » depuis les années 1960-70, c’est-à-dire quelqu’un chargé du suivi à plein temps des « quartiers ». Ils ont toujours eu de la place pour en parler dans les pages du journal. Donc, pour répondre à votre question, ces journalistes n'ont pas besoin de se battre avec la direction de la rédaction pour faire passer un sujet sur la banlieue. Plusieurs blogs ont aussi fleuri, comme celui d'Aline Leclerc. Et les reporters peuvent sans souci choisir des sujets qui concernent la banlieue.

Pour notre enquête à Trappes, je me suis plongée dans les archives du Monde. Il y a plusieurs articles qui ont fait date, comme celui de Robert Solé intitulé « Les petits frères des beurs », qui racontait les difficultés rencontrées par la nouvelle génération d’immigrés. Il racontait que, bien qu’"intégrée culturellement", elle ne l’était « ni économiquement ni socialement ». Il y avait aussi les articles de Luc Bronner sur le sentiment d’humiliation et le ressentiment des « petits blancs » en banlieue, qui lui ont valu le prix Albert Londres en 2007.

Lors du débat, vous avez évoqué une tenaille dans laquelle sont pris les journalistes, avec d’un côté le risque de donner une vision « enchantée » des quartiers populaires, et de l’autre de relayer une vision noire et de plaquer des clichés. Peut-on sortir de ce piège ?

Il faut en sortir en tout cas, ce qui n'est pas toujours facile : c'est une ligne de crête difficile à suivre. L’opinion en général n'aime pas la nuance, encore moins quand il s'agit de la banlieue, véritable aimant et piège à fantasmes de toute de sorte : sans s'y rendre, chacun veut y plaquer sa grille de lecture et son idéologie. Nous avons été frappées de voir que dans d’autres pays francophones – en Belgique, par exemple – on parle des défis de la banlieue beaucoup plus librement, ne serait-ce que parce que la question de l'islam et de la religion y est beaucoup moins taboue. En France, il faut absolument politiser le sujet et « éditorialiser ». Nous avons tenté un reportage sans dénis ni tabous, en racontant à la fois le retour du religieux et d'une forme d'emprise communautaire propre à Trappes, mais aussi ancrer notre récit dans les années 1960, celles où la France a construit des ghettos.

Vous venez de faire paraître, avec Raphaëlle Bacqué, La Communauté, fruit d’une année d’enquête à Trappes. Est-ce facile, en tant que journaliste du Monde, d’enquêter là-bas ? C’est-à-dire en tant que journaliste de presse écrite, et en tant que membre de la rédaction d’un journal réputé.

C’est beaucoup plus facile de travailler sur la banlieue quand on est de la presse écrite, parce qu’on n’a pas d’enregistreur, pas de caméras. Nous avons été essentiellement chez les gens, dans les appartements. Nous n’avons pas fait d’entretiens dehors dans la rue, nous n’avons pas de parole « arrachée », car nous tenions à disposer de récits longs – les entretiens duraient souvent 3 ou 4h, et nous revenions souvent deux ou trois fois. Le Monde, même si peu de personnes le lisent là-bas – on le lit moins à Trappes qu’au Conseil d’État, c’est évident – a plutôt une bonne image, une réputation de sérieux. Et comme il s’est toujours intéressé aux banlieues, l’étiquette du Monde était plutôt un atout – nous n’avons jamais eu le moindre problème.

Comment votre livre a-t-il été reçu par vos confrères ?

Ariane Chemin : L’accueil réservé au livre dans les médias été une fascination pour Raphaëlle Bacqué et moi, parce que c’est sans doute le seul sujet que nous ayons traité en 25 ans de journalisme pour lequel nos confrères nous ont demandé : ce que nous pensions, d’où nous venions, d’où nous parlions, la profession de nos parents,… Comme si la presse – et pas du tout la population – voulait savoir si l’on était plutôt Indigènes de la République ou Printemps républicain. Et l’éternelle question : « alors que faut-il faire ? », à laquelle nous répondons que nous sommes journalistes, pas femmes politiques. Notre travail n’est pas de proposer des solutions mais d’observer et de raconter.

Crédits photos : DR

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