La casualisation des jeux vidéo

La casualisation des jeux vidéo

Auparavant loisir prisé par une minorité, les jeux vidéo ont aujourd'hui atteint le statut de divertissement de masse. Comment cette évolution s'est-elle réalisée, et comment l'industrie s'adapte-t-elle afin de toucher de nouveaux publics ?
Temps de lecture : 10 min

Si l'on ne peut qu'admirer la croissance des marchés dédiés aux jeux dits « casual », la définition de ce qu'est un casual game est aujourd'hui soumise à certaines difficultés. Comment regrouper sous la même appellation des productions aussi hétérogènes que Angry Birds, Léa passion mode ou FarmVille ? Le premier étant un jeu de réflexion sur smartphones, le second une simulation de stylisme sur Nintendo DS et le dernier un jeu social sur Facebook. Comprendre ce que sont les jeux casual, c'est tenter de comprendre un mouvement de fond dans l'industrie vidéoludique depuis le début des années 2000, la casualisation des jeux vidéo.
 
The Sims 3, Wii Sports, FarmVille : 3 approches différentes du casual gaming illustrées. 
 
La casualisation est un processus aboutissant à l'ouverture de la production vidéoludique à destination de toutes les catégories démographiques. Jusque-là réservée quasi-exclusivement à un public masculin entre 12 et 25 ans, la production de jeux vidéo a su se diversifier au cours des années 2000 pour s'orienter vers de nouveaux publics (femmes, personnes âgées, enfants et public familial). Les jeux réservés à ces nouveaux secteurs de marchés sont regroupés sous l’appellation de jeux casuals, bien que ce terme regroupe une production plutôt hétérogène. L'industrie vidéoludique privilégie une forte catégorisation des produits par genre (jeu d'action, d'aventure, etc.), mais il est impossible de définir le jeu casual par un de ces genres en particulier : il se définit avant tout comme un jeu accessible à tous. Par un mot anglais signifiant décontracté, parfois traduit par occasionnel, on englobe des jeux se caractérisant par leur jouabilité(1) accessible et leur faible difficulté de jeu, offrant des parties courtes. La casualisation des jeux vidéo s'est construite à la fois sur cette simplification de la jouabilité et sur la rénovation du contenu des jeux.
 
Elle s'est de cette manière bâtie sur la rénovation des contenus proposés à destination d'un public peu séduit par les thématiques de la « masculinité militarisée »(2), représentant une grande part de la production vidéoludique traditionnelle(3). C'est ainsi que des jeux comme The Sims (un simulateur de vie familiale et quotidienne) ou Nintendogs (où l'on joue avec des chiens virtuels) ont su conquérir un public d'adolescentes voire d'enfants.

Outre la rénovation des contenus, l'autre levier de la casualisation a été l'innovation en matière de supports, proposant de nouvelles manières de jouer et d’interagir. Le constructeur japonais Nintendo, avec ses consoles DS puis Wii, a ouvert la voie à une nouvelle jouabilité, plus intuitive (écran tactile de la DS, détection de mouvement avec la Wii). Cette priorité donnée à l’accessibilité des jeux est à la base du succès des marchés des jeux sociaux et des jeux mobiles.

La rénovation des contenus : le jeu vidéo à la conquête de nouveaux publics

L'analyse de la production vidéoludique jusqu'aux années 2000 montre une très nette récurrence de thèmes typiquement attribués au genre masculin : jeux de guerre, de sport, de course automobile... L'adolescent ou le jeune homme était l'utilisateur quasi-exclusif des jeux vidéos au cours des années 1990, mais l'augmentation du parc d'ordinateurs personnels a rendu progressivement possible l'ouverture du marché à de nouvelles catégories de populations(4).

The Sims
, en 2000, fut le premier jeu qui réussit à toucher en masse un public féminin. Dans ce jeu d'Electronic Arts, il n'est pas question de thèmes surnaturels ou de performances guerrières mais d'une simulation de vie quotidienne et domestique. Le joueur est amené à fonder une famille, créer et décorer sa maison etc. L'apparition de ces thématiques « féminines » dans un jeu vidéo a permis de toucher une audience jusque-là délaissée par la production, et a propulsé The Sims au rang de jeu le plus vendu de tous les temps sur ordinateur avec 16 millions d'exemplaires écoulés (le total des épisodes de la série cumulant plus de 100 millions d'exemplaires). Le marché des jeux spécifiquement féminins s'est aujourd'hui développé et présente une grande diversité de produits, dont l'esthétique comme les thèmes abordés (jouer avec un animal virtuel, coiffer ou habiller un personnage...) sont adaptés au public visé. Du point de vue des analyses statistiques, les femmes sont aujourd’hui majoritaires parmi les personnes ayant joué au cours des derniers mois (voir graphique ci-après). Leur temps de jeu par semaine est cependant bien inférieur à celui des hommes : elles sont donc des joueuses plus casuales, au sens d’occasionnel.

Le contenu des jeux s'adapte en fonction du genre du public, mais également de son âge. Depuis la sortie en 2006 sur la Nintendo DS du Programme d'entraînement cérébral du Dr Kawashima : quel âge à votre cerveau ?, les thématiques de la santé sont associées à certains jeu. Ici, on effectue des tests de logique et de mémoire dans un entraînement incitant à une utilisation quotidienne. Le jeu est associé à la forme mentale, mais aussi à la forme physique dans le cas de Wii Fit (Nintendo, 2008) qui propose lui aussi des entraînements quotidiens de fitness à l'aide d'équipements fournis. Le public touché par ces productions est immense : cette façon ludique d'entretenir sa santé séduit les femmes d'âge moyen, mais également les structures d'hébergement pour personnes âgées. Cette recherche de contenus adaptés au public ne doit cependant pas être séparée de la question de l'accessibilité : pour toucher un public non coutumier des jeux vidéo (voire des nouvelles technologies en général), il s'agit de créer des équipements simples et utilisables par tous.
 
Profil des joueurs français –ayant joué au cours des derniers mois- en 2006 et 2010.
En 4 ans, l’installation de la Wii, de la DS et de Facebook a considérablement changé le profil du joueur moyen.

Le cas Nintendo : la casualisation par une jouabilité résolument plus accessible

 Peu après la sortie de la Wii, les gens [...] ont commencé a percevoir la Wii comme une machine casual, et placé les consoles de Microsoft et Sony [comme] des machines exclusivement dédiées aux passionnés de jeux vidéo.  
Il est impossible de penser le succès de jeux comme Le programme d'entraînement cérébral ou Wii Fit sans prendre en compte le support qui les accompagne. Nintendo, un constructeur qui avait toujours accordé plus d’importance que ses concurrents à l’aspect démocratique et familial de ses machines comme de ses jeux,a été un pionnier de la casualisation des jeux vidéo, en proposant des équipements de jeu bien plus conviviaux et intuitifs que les standards de la concurrence. La console portable Nintendo DS, sortie en 2004 en Amérique du Nord et au Japon puis en 2005 en Europe, proposait une nouvelle manière de jouer à l'aide de son écran tactile et de son stylet, technologies jusque-là réservées aux smartphones et reproduisant le geste quotidien de manier un stylo. La simplicité de ces contrôles, ainsi que la grande diversité de jeux produits destinés à tous les publics (Mario Kart, Nintendogs, Cooking Mama) a permis à la console de connaître un immense succès et fait de Nintendo un des grands acteurs de l'accession de nouveaux publics au jeu vidéo. La DSi XL, nouvelle version de la console sortie en 2009, confirmait l'orientation prise par Nintendo sur le marché : incluant le Programme d'entraînement cérébral et équipée d'un écran plus grand et plus lumineux que celui de la DS originale, la console se rendait accessible à un public plus âgé.


Tableau :
liste des 20 jeux les plus vendus de tous les temps sur tous les supports par le site VGChartz. On note la prédominance de Nintendo, à la fois consolier et éditeur de jeux à succès. La liste montre, à quelques exceptions près (comme la présence de Grand Theft Auto à la 18ème place, jeu emblématique d’un public adolescent et masculin), une dominante de titres conviviaux et à vocation familiale : Wii Sports, Wii Play, Mario Kart… D’autres, comme Nintendogs ou Brain Age (le programme d’entraînement cérébral) sont aujourd’hui emblématiques du succès de la démarche casual de Nintendo.

Le succès de la Wii, produite à partir de 2006, a suivi la même logique et séparé le marché des consoles de salon en deux : d'un côté les constructeurs Microsoft et Sony, de l'autre Nintendo.

La Xbox360 et la PS3, sorties respectivement en 2005 et 2006/2007(5), suivent la logique traditionnelle du marché des consoles de jeu : une puissance de calcul accrue permettant d'afficher des graphismes plus perfectionnés, une multiplication des possibilités multimédias... 


 

En revanche les commandes, comme les types de jeu produits, restent sensiblement identiques par rapport aux générations de consoles précédentes. Avec la Wii, Nintendo a pris un chemin radicalement différent : plutôt que de tenter d'égaler technologiquement ses concurrents, le constructeur a décidé de concevoir une console moins performante mais moins chère(6), et entièrement basée sur une innovation de jouabilité : la détection de mouvements.

En simplifiant volontairement le système de contrôle, Nintendo s'est détourné d'une partie du public traditionnel des jeux vidéo mais a ouvert un marché là où il n'existait pas encore. Il s'agissait moins avec la Wii de cibler un public particulier que d’agrandir le marché et les utilisateurs potentiels. Les commandes simples et intuitives induites par la détection de mouvements, associées à des jeux de lancements conviviaux comme Wii Sports (Nintendo) ou Rayman contre les lapins crétins (UbiSoft), ont permis de séduire des publics familiaux et intergénérationnels en quête de divertissement simple et rapide. Avec près de 50 % de parts du marché des consoles de salon, Nintendo a clairement démontré le succès d'une politique commerciale basée sur l'ouverture. Les lancements en 2010 des systèmes Move par Sony et Kinect par Microsoft, en souhaitant égaler Nintendo sur le plan de la détection de mouvements, ont montré la préoccupation des deux constructeurs pour le marché casual désormais accaparé par leur concurrent.

Jeu social et jeu mobile : l'importance des taux d'équipements pour le marché casual

Nintendo a réalisé sur le marché des consoles avec la DS et la Wii ce qu'Electronic Arts avait réalisé sur ordinateurs avec The Sims : l'incorporation de nouveaux publics au marché du jeu vidéo. La casualisation des années 2000, si elle n'est pas un processus achevé, a aujourd'hui porté ses fruits et rénové le marché en profondeur. L'accession de nouveaux publics au jeu vidéo par le biais de contenus ciblés a ouvert la voie au jeu vidéo grand public. Si ce terme de « grand public » est peu précis, il s'agit avant tout de qualifier des contenus à destination d'un public massif, indifféremment d'une cible particulière. Ce nouveau marché trouve alors sa clientèle massive dans les jeux sociaux ainsi que dans les jeux sur mobile, profitant des taux d'équipement très importants en ordinateurs et en téléphones portables dans les pays industrialisés.
 
 
Taux d'équipement de la population américaine selon une étude publiée par le centre de recherche Pew en juin 2011.
Source :
http://pewinternet.org/Reports/2011/E-readers-and-tablets/Report.aspx
 
Alors que le marché des jeux casual sur consoles repose sur la vente conjointe des machines et des jeux, le marché casual sur smartphones et réseaux sociaux privilégie une approche différente : il s'agit de proposer des produits à un public possédant déjà l'équipement requis, dont l'utilisation première n'est pas le jeu. À ce titre, le jeu Solitaire, fourni de série avec Microsoft Windows dès le début des années 90, peut-être considéré comme l'un des premiers jeux casual. Équipé sur une immense majorité d'ordinateurs de bureaux, offrant des parties simples n’excédant pas quelques minutes, ce jeu a permis de toucher un public traditionnellement non-joueur par le biais d'une utilisation professionnelle ou domestique de l'informatique. Les jeux proposés sur Facebook ou sur smartphones suivent aujourd'hui cette logique.
 
Brian Reynolds,
chef designer chez l’éditeur de jeux en ligne Zynga :
 Ce qui nous intéresse, c'est la démographie […] 20 ou 30 % de mes amis ont une Xbox 360, mais 100 % d'entre eux ont Facebook et 100 % d'entre eux ont un téléphone portable. 
L'essor du marché des jeux casual sur Facebook depuis 2009 est donc en grande partie dû à l'immensité du marché potentiel, à savoir les centaines de millions de membres du réseau social. Les études réalisées sur les habitudes des consommateurs révèlent que près de la moitié des utilisateurs de Facebook pratiquent des jeux sur ce support. La composition sociologique des joueurs sur Facebook est par ailleurs riche en enseignements : comportant une majorité de femmes et une forte représentation des plus de 35 ans, le jeu social est clairement un marché né de la casualisation des jeux vidéo. En proposant des parties courtes renouvelables quotidiennement, jouables partout (au bureau, sur téléphone portable), des entreprises comme Zynga et leur produit phare FarmVille ont proposé un modèle économique hautement rentable. Jouer aux jeux sociaux est en général gratuit, mais les jeux sont conçus de façon à frustrer perpétuellement le joueur, à limiter ses actions disponibles, à valoriser la compétition avec ses amis inscrits sur Facebook pour vendre des objets virtuels qui, bien qu'optionnels, décupleront ses possibilités et sa réussite. Et bien que seule une minorité des utilisateurs de jeux Facebook (autour de 20 %) paye pour obtenir ces bonus virtuels, l'opération reste très lucrative pour des entreprises comme Zynga au vu de l'immensité du marché. Le jeu sur mobile, s’il repose sur un modèle économique différent (la vente d'applications à bas prix), propose lui aussi des jeux misant sur la simplicité et la rapidité des parties.

Conclusion

La croissance du marché des jeux casual est aujourd'hui très importante, du fait de l'abondance du public et des faibles coûts de développement : la production d'un jeu casual s'effectue sur quelques mois par des équipes de quelques dizaines de personnes, alors que le développement d'un jeu traditionnel sur consoles peut durer des années et faire appel à des équipes de développement de plus de 200 personnes(7).
 
La très grande dépendance aux structures distributrices (Facebook, Apple Store, etc.) pourrait cependant poser problème dans les années à venir(8). La politique des jeux à 0,99 $ sur iPhone commence, par exemple, à mettre des barrières à l'entrée du marché en obligeant les éditeurs à s'aligner sur un tarif unique, et ce quelque soit le coût du développement.
 
L'intensification de la concurrence sur le marché des jeux Facebook pourrait également représenter une menace pour les éditeurs. Le rachat de Playdom par Disney(9) et la volonté d'Electronic Arts de s'imposer sur ce marché annoncent peut être la fin de la mine d'or qu'a constitué pour Zynga le marché des jeux sociaux.


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Crédits photo : capture écran du jeu The Sims, origami_potato / Flickr.

Références

  • Tony Fortin, Laurent Tremel, Mythologie des jeux vidéo, Cavalier bleu, 2009 : parmi le peu d’ouvrages disponibles en langue française sur l’analyse sociologique des jeux vidéo, celui-ci à l’avantage de mettre l’accent sur les portraits sociologiques des joueurs ainsi que sur les codes culturels associés aux jeux vidéo ;
  • www.gamesindustry.biz et www.industrygamers.com : ces deux sites s’intéressant aux aspects économiques de la production de jeux vidéo fournissent régulièrement des dossiers et interview sur les principaux succès de l’industrie, permettant d’en saisir les enjeux commerciaux du point de vue des développeurs ;
  • http://www.afjv.com/etudes_analyses/etudes_populations.htm et http://www.snjv.org/fr/industrie-francaise-jeu-video/sociologie-joueurs.html : les deux organismes de défense des producteurs de jeu vidéo français publient régulièrement des dossiers thématiques présentant des études chiffrées sur la production et les habitudes des consommateurs ;
  • www.vgchartz.com : la principale source de données chiffrées en ce qui concerne les ventes de jeux et de matériels.
(1)

La jouabilité désigne la manière de jouer, la prise en main spécifique à chaque jeu. 

(2)

La masculinité militarisée est une expression inventée par le chercheur canadien Stephen Kline pour désigner un ensemble de représentations dans les jeux vidéo qui mettent en exergue les thèmes guerriers.

(3)

Lire à ce sujet : Tony Fortin, Laurent Tremel, Mythologie des jeux vidéo, Cavalier bleu, 2009. 

(4)

Il est à noter que les jeux destinés à un public adolescent et masculin représentent toujours une part non négligeable du marché, bien que ce type de jeux (que l’on dénomme aujourd’hui hardcore games en opposition aux casual games) représente une part de la production bien inférieure à celle des années 1990.

(5)

Les dates de sortie des consoles varient selon les zones géographiques de distribution.

(6)

Lors de leur sortie respective en Europe, les prix des consoles étaient de 249 € pour la Wii, 299 € pour la Xbox 360 et 499 € pour la PS3.

(7)

À titre d’exemple, le développement du jeu Angry Birds sur iPhone a coûté 150.000 $ pour des revenus estimés en mars 2011 à 70.000.000 $.

(8)

L’obligation d’utiliser des Facebook Credits pour les développeurs d’applications hébergées sur le réseau social est à l’image à la fois de l’intérêt économique du secteur et de la volonté des plateformes distributrices d’en tirer profit.

(9)

Racheté pour 763.2 millions de dollars, le second éditeur de jeux sur Facebook après Zynga représente pour Disney la perspective d’une arrivée en force sur ce marché. Après avoir racheté le développeur Tapulous pour s’imposer sur le marché des jeux mobile et le réseau social pour enfant Togetherville, Disney Interactive Media Group multiplie les acquisitions pour asseoir sa présence sur le web 2.0.    

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