« La concentration des médias va s’accélérer »

« La concentration des médias va s’accélérer »

La concentration de la presse serait inévitable et ne présenterait qu’un risque mineur pour pluralisme et l’indépendance de la presse. Entretien avec Jean-Clément Texier, président de Ringier France.   

Temps de lecture : 8 min

Jean-Clément Texier est le président de la filiale française du groupe de presse suisse Ringier. Banquier conseil indépendant, il est aussi à la tête de l'école de journalisme et de communication de Marseille (EJCM).

On assiste aujourd’hui à une concentration spectaculaire dans le paysage médiatique français. Compte-tenu de la crise dans laquelle sont plongés les médias, cette concentration n’est-elle pas inévitable ?

Jean-Clément Texier : Je suis de ceux qui appellent depuis des années à une consolidation de la filière presse. Toute la presse en France, même quand elle se portait bien, n’était qu’un petit secteur économique de 11 – 12 milliards à la fin du siècle dernier et nous sommes en train de tomber vers les 7 milliards. Ces chiffres sont très faibles puisque les grands groupes économiques qui possèdent les médias, à eux seuls, font plus de profits que le chiffre d’affaires de la presse française.
 
La particularité du paysage « presse écrite » en France est qu’il y a un trop plein de titres similaires. Si je regarde au niveau des quotidiens nationaux, nous en avons beaucoup plus que chez certains de nos voisins. Et ne parlons pas de l’exception que constitue notre « presse news » où, dans la plupart des pays, il n’y en a seulement qu'un ou deux. Nous, nous en avons au moins une demi-douzaine et il ne cesse de s’en créer qui veulent regénérer le secteur.
 
Ça pouvait marcher quand la publicité et les fortes diffusions pouvaient supporter plusieurs contributeurs mais quand on subit depuis au moins cinq ans la migration de la publicité vers d’autres supports et l’érosion de plus en plus forte des diffusions, on va droit dans le mur. La seule issue, c’est la concentration ou ce que j’appellerais plus pudiquement « l’intelligente consolidation ».
 
Dans les autres pays, il y a une place pour un « news leader » et un « challenger ». Si je prends le paysage de la presse quotidienne régionale, il devrait ne rester que deux ou trois grands groupes alors qu’on a encore une bonne dizaine d’acteurs. L’état du marché fait qu’on ne peut plus tolérer une surabondance de titres. D’autant que quand on regarde les thématiques de ces titres, ils ont tendance à se ressembler et non pas à se différencier éditorialement.

 
Cette multitude de titres ne participe-t-elle pas cependant au pluralisme de l’information ?
 
Jean-Clément Texier : Je crains que les journalistes, encouragés par les politiques, aient une vision totalement faussée du concept de pluralisme. Qu’il y ait différentes sources d’expression, c’est une nécessité dans un État démocratique.
 Nous sommes davantage dans un trop plein d’information que dans une pénurie 
Mais il y a un quart de siècle, la presse écrite était au cœur du marché de l’offre des contenus. Aujourd’hui,  il  y a toujours les journaux mais la nouveauté c’est l’explosion des offres audiovisuelles. La TNT et le câble ont démultiplié les chaînes. Prenons le domaine sportif : naguère on était sous le joug sympathique de L’Équipe. Aujourd’hui, quelqu’un qui s’intéresse au sport a une dizaine de possibilités de chaînes en continu. Et il n’y a pas que l’offre audiovisuelle qui a explosé. Il y a, au niveau d’Internet, une démultiplication des possibilités d’information. Au-delà même des contenus normalisés, les journalistes deviennent peu à peu des marques, des émetteurs indépendants et, sur Twitter, ils constituent des fils plus ou moins spécialisés. Donc quand on me dit « ne permettons pas certaines fusions de journaux parce que ça va restreindre le pluralisme », pardonnez-moi,  je crie « foutaises ». Nous sommes davantage, aujourd’hui, dans un trop plein d’information que dans une pénurie.
 
Je crois qu’il est aussi important de différencier la concentration économique, enfin plutôt la consolidation économique, et la concentration des offres éditoriales. Si on regarde chez nos voisins étrangers, il y a de moins en moins d’opérateurs de presse quotidienne ou de presse magazine. Mais, à l’intérieur de groupes puissants, ils sont capables de mettre à disposition du public des offres éditoriales différentes.

 
La concentration et l’indépendance éditoriale sont donc conciliables ?
 
Jean-Clément Texier : Bien sûr. Un éditeur cherche à faire du business. Il va regarder ce que sont les attentes de ses lecteurs et, aujourd’hui, il n’y a plus aucun lieu où les audiences sont monolithiques. La réussite de l’éditeur dépend donc de sa capacité à produire une offre segmentée.
Les lourdeurs de fabrication et de la distribution rendent difficile le « multiproduits » papier mais le numérique va certainement autoriser le même actionnaire à démultiplier les sites à tendance et à couleur différenciées.
 
Les éditeurs doivent répondre à un marché et le marché est divers. C’est une nécessité pour eux de préserver le pluralisme de l’information.

 
L’indépendance des médias ne vous paraît donc pas du tout menacée ? Vincent Bolloré a quand même récemment censuré un documentaire sur le Crédit Mutuel qui devait être diffusé sur Canal +.
 
Jean-Clément Texier : J’oserais dire que l’influence des actionnaires sur les contenus en France est beaucoup plus faible qu’on ne le croit.
 L’influence des actionnaires sur les contenus en France est beaucoup plus faible qu’on ne le croit 
Bien sûr, à la marge, il y a parfois des maladresses qui sont montées en épingle. Mais c’est souvent plus les journalistes qui s’autocensurent que les actionnaires qui le font.

 
S’ils s’auto-censurent, c’est peut-être parce qu’ils ne veulent pas se fâcher avec leurs patrons, non ?
 
Jean-Clément Texier : Non, c’est parce qu’ils ne démontrent pas toujours que leur créativité fait gagner de l’argent à leurs actionnaires.

 
Fleur Pellerin compte tout de même renforcer les pouvoirs du CSA pour garantir l’indépendance des médias. Qu’en pensez-vous ?
 
Jean-Clément Texier : Je pense qu’il y a de la confusion.
 Isoler les rédactions par des chartes ou des lignes Maginot, c’est affaiblir les produits éditoriaux  
Ce qui m’a toujours frappé en France, c’est la difficulté des entreprises de presse à jouer collectif. Il y a une sorte de sanctuarisation des rédactions qui n’est pas toujours au profit des contenus. À l’ère du numérique, il faut de plus en plus de collaboration entre les journalistes, le marketing et ceux qui savent manier les technologies. Donc isoler par des chartes ou par des lignes Maginot les rédactions c’est pour moi affaiblir les produits éditoriaux. J’ai de tout temps été réservé sur les sociétés de rédacteurs et je suis toujours inquiet de la bienveillance que les pouvoirs publics ont à défendre la soi-disant particularité des journalistes. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas qu’il y ait de critères éthiques. On le voit avec le native advertising, le numérique nous interroge sur de nombreuses questions. Il faut seulement plus de transparence sur l’identité de l’émetteur du produit. 

Le problème de la France est qu’elle n’a pas su faire développer et prospérer des groupes dont l’essentiel du business était de produire de l’information. On est trop souvent les « danseuses » d’autres puissances économiques dont la finalité n’est peut-être pas l’information même si, dans certains cas, ils prennent goût au respect des valeurs journalistiques. J’ai eu dans mon passé l’honneur de vendre Le Point à François Pinault et je défie quiconque de me dire que, depuis plus de 20 ans, il a mis Le Point au service de ses intérêts économiques ou amitiés politiques.


Comment alors expliquez-vous que ces hommes d’affaires, qui n’ont rien à voir avec le monde des médias, s’intéressent à ce secteur ?
 
Jean-Clément Texier : Il y a tout d’abord un principe économique.
  La presse est en crise, rien ne dit qu’elle est morte 
Faut-il se précipiter sur des valeurs qui sont en train de grimper, proches de leurs sommets et qui vont peut-être retomber, ou est-ce qu’il ne faut pas avoir le courage de se dire qu’il y a beaucoup plus à gagner en sachant opérer des retournements ? La presse est en crise, rien ne dit qu’elle est morte. S’il y a des marques et des gestions qu’on juge dépassées, pour de nouveaux arrivants du métier ou d’autres secteurs, il y a l’idée qu’on peut changer radicalement le paradigme et faire finalement d’une entreprise déclinante une société performante.
 
Ajoutons à cela le contexte particulier des cinq dernières années. Il y a eu une accélération de la crise et une déstabilisation mondiale des valeurs traditionnelles de presse. Cette destruction de valeurs fait que tous les plus prestigieux titres sont quasiment bradés. Songez au Wall Street Journal. Rupert Murdoch a mis 5 milliards de dollars pour l’acheter et, quelques années plus tard, le Washington Post de Jeff Bezos l’achetait pour 250 millions ! Quand c’est le temps des soldes, il faut parfois se précipiter. Ajoutez à cela que l’argent n’a jamais été aussi bon marché. Pour des industriels qui ont de l’argent et qui ont une capacité à emprunter, même si le succès n’est pas assuré, il y a des opportunités exceptionnelles à tenter. C’est ça être un entrepreneur.
Je ne crois pas qu’on achète de la presse uniquement pour se refaire une notoriété et avoir de l’influence. Mais c’est vrai que Citizen Kane a marqué les esprits un peu partout et que le souvenir d’une presse et d’un audiovisuel « quatrième pouvoir » est vivace. Donc, malgré son déclin, la presse conserve une attractivité que sa valeur économique ne justifie en rien.

 
Ce sont les  entreprises de télécommunication qui investissent massivement dans les médias en ce moment. Quel est leur intérêt ?
 
Jean-Clément Texier : C’est fascinant de voir à quel point, depuis un demi-siècle, des industriels ou des financiers se refont une santé en investissant dans la presse. Il y a eu les gens dans l’immobilier puis dans la grande distribution… Aujourd’hui, c’est le temps des opérateurs de télécommunications, comme Monsieur Niel et Monsieur Drahi. Cela montre bien d’ailleurs que les pouvoirs publics français ont toujours un train de retard. Ils ont combattu, au nom de la protection de la diversité, la possibilité qu’on ait des groupes multimédias, c'est-à-dire l’alliance de la presse et de l’audiovisuel, alors que c’est  la richesse de certains groupes anglais, espagnols, allemands et italiens. Mais en revanche, ils n’ont pas du tout anticipé que les puissances montantes de l’avenir étaient les telcos et non les groupes audiovisuels.
 
Le marché des telcos est de plus en plus compétitif. Aujourd’hui, vous avez le choix entre 3 à 5 opérateurs qui doivent se montrer séduisants. Ils pensent qu’avoir des liens avec les contenus ou certaines marques de presse ou audiovisuel peut être un plus. Il se trouve que c’est aussi un métier qui produit énormément de cashflow. On peut donc investir sans risque.

 
Cette stratégie « tuyaux et contenus » est-elle une manière de contrer Google ou Facebook ?
 
Jean-Clément Texier : Vous avez raison de le dire. Ça nous ramène au débat de la concentration où on prive des nains non pas de devenir des géants mais de devenir des groupes de taille critique raisonnable. On a eu avec l’émergence des OTT des groupes bien plus puissants que n’importe quel opérateur de télécoms. Donc oui, aujourd’hui, des opérations se mettent en marche qui sont moins des initiatives pour conquérir de nouveaux marchés que des opérations défensives. Je prends le cas du groupe Ringier, que je représente, qui fait 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires et qui a investi  un tiers de plus de son chiffre d’affaires sur les cinq dernières années dans le numérique. Et malgré tout ça, on reste une puce à côté de Google. C’est pour ça qu’on a proposé à la télévision publique, la SSR, et à l’opérateur numéro 1 des télécoms Swisscom, de mettre en commun nos forces de ventes publicitaires pour dire à tous les annonceurs : vous avez une alternative crédible et puissante face à Google.

 
Cette concentration va-t-elle se généraliser au fur et à mesure des années ?
 
Jean-Clément Texier : Elle va s’accélérer. La faiblesse de la France, par rapport à d’autres pays, c’est qu’on prend beaucoup trop de temps pour accepter la réalité. Ces concentrations auraient dû se faire dans le passé et si elles n’adviennent que dans deux ou trois ans, elles ne serviront plus à rien parce que là on aura été tellement distancés par les offres venant des telcos ou des filliales des GAFAM.

 
Pour vous, combien faudrait-il de « groupes de médias » en France ?
 
Jean-Clément Texier : Un groupe média doit aujourd’hui intégrer une société de technologies qui peut vous faire avancer au niveau des algorithmes ou des produits qui peuvent véritablement changer le paysage. En tout cas, les producteurs de contenus qui joueront en première ligue, il n’y en aura plus que sur les doigts d’une main. Ça ne veut pas dire, qu’à côté de ça, il n’y aura pas de places pour des start-up ou des pure players extrêmement ciblés à petit chiffre d’affaires mais qui pourront très bien vivre et être rentables.
 
Je pense que nous aurons une économie des médias à plusieurs vitesses mais qu’il n’y aura que très peu d’acteurs en première ligue. Après, est-ce qu’on doit raisonner en termes de France ? Ne faut-il pas raisonner Europe ? Les produits culturels européens ont quelque chose qui les structure, une culture et une langue. Il faudrait peut-être maintenant réfléchir à la concentration au niveau des marchés linguistiques. Espérons vraiment que l’Afrique va décoller demain car cela peut donner une puissance extraordinaire à la francophonie. On n’aura peut-être même pas à considérer les jeux simplement aux échelles nationales.

 
Que pensez-vous alors du fonds d’investissement Media One ? Cela va-t-il dans le bon sens ?
 
Jean-Clément Texier : Le fonds d’investissement Media One a trois éléments positifs. Le premier, c’est que des gens sont prêts à lever un demi-milliard pour aller dans les médias alors que beaucoup disent que c’est un créneau en voie de disparition. C’est un acte de confiance. Deuxièmement, il est piloté par des gens qui ont un grand savoir-faire réputé. Troisièmement, vu qu’il y a aujourd’hui une pénurie d’investisseurs à long terme dans ce créneau, si Media One est engagé non pas pour faire des plus-values à court terme mais pour vraiment creuser un sillon sur une décennie, c’est certainement une chance. 

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