La dématérialisation, vecteur de renouveau pour l'industrie du jeu vidéo

La dématérialisation, vecteur de renouveau pour l'industrie du jeu vidéo

 En permettant la vente de jeux en ligne sans support physique, la dématérialisation permet aux producteurs de s’affranchir des réseaux de distribution traditionnels. Une aubaine pour les grands éditeurs comme pour les créateurs indépendants.
Temps de lecture : 10 min

 Les canaux de distribution traditionnels du jeu vidéo seraient-ils en passe de devenir obsolètes? La distribution physique qu'ils assurent semble en tout cas de plus en plus distancée par la vente dématérialisée en ligne, surtout en ce qui concerne les jeux sur PC. La dématérialisation repose sur le payement et le téléchargement direct de jeux en ligne, sans contrepartie de support physique. Pas de boîte de jeu ni de disque de stockage, mais uniquement un transfert de données du serveur vers la machine de l'utilisateur.

 
Mais si le succès du tout-numérique semble prévaloir ces dernières années (puisqu'on a constaté en 2010 une hausse de 30 % du marché dématérialisé, qui a dépassé en nombre de ventes la distribution physique sur PC), la technique traîne pourtant de nombreuses années d'insuccès derrière elle. Après la console Playocable d'Intellivision en 1981, nombre de constructeurs se sont essayés à la distribution en ligne au début des années 1990, avec en première ligne les constructeurs phares de l'époque : Sega et Nintendo. Mais si l'innovation représentée ne manquait pas d'ambitions, les connexions Internet étaient largement insuffisantes pour permettre un téléchargement confortable. Il aura fallu attendre les années 2000 pour voir se démocratiser la vente dématérialisée, aidée par l'apparition de nouveaux phénomènes numériques, comme celles des jeux en flash, qui ont montré qu'il était possible de jouer à un jeu en direct et sans passer par un distributeur pour acheter son produit. Mais, avant tout, c'est le précédent induit par l'industrie musicale qui aura ouvert la voie au jeu dématérialisé.

Le dématérialisé comme réponse à une demande d'immédiateté du public

À l'instar des plates-formes de vente de musique en ligne (dont le pionnier iTunes d'Apple), l'industrie du jeu vidéo s'est adaptée via ces nouveaux canaux de distribution à une demande qui s'était exprimée dans un premier temps sur les réseaux pirates. « Le piratage est presque toujours un problème de services, et non un problème de prix. »(1). La gratuité des produits téléchargés illégalement n'est en effet pas le seul facteur expliquant le phénomène du piratage : la simplicité du téléchargement, et surtout la possibilité d'avoir immédiatement le produit à domicile sans devoir se déplacer chez un distributeur sont d'autres motivations importantes à l'utilisation de réseaux pirates.

 
C'est en répondant à cette demande que l'industrie vidéoludique, tout comme celle de la musique, a su reconquérir une partie de son audience. Une étude menée en 2011 auprès de plus de 500 joueurs PC par le consultant en e-business Elastic Path a montré que le principal facteur motivant l'achat de jeux dématérialisé plutôt que d'un support physique était la possibilité d'installer et de jouer immédiatement (58 % des réponses enregistrées), devant l'absence de support de stockage endommageable tel un CD (41 %) ou le prix (28 %). C'est donc sur la gratification d'un téléchargement immédiat que repose en grande partie l'attrait du dématérialisé pour les joueurs. Car en ce qui concerne le prix, il convient de distinguer les différents types de produits proposés : si les jeux commercialisés en format intégralement dématérialisé (sans production physiques) peuvent se permettre de fixer librement leur prix, les jeux associant commercialisation physique et digitale doivent obéir à plus de contraintes. De la même manière, le marché des jeux sur consoles reste bien plus frileux que celui des jeux PC en ce qui concerne le « tout dématérialisé », soumis aux rapports de force entre éditeurs et distributeurs.

Les facteurs motivant l’achat de jeux dématérialisés selon une étude Elastic Path 2011

Un marché des consoles dépendant des distributeurs physiques

En passant outre l'étape de fabrication d'un produit physique et en diminuant les marges des distributeurs, le dématérialisé permet pour les éditeurs de jeux d'importantes économies ; qui ne se répercutent souvent pas (ou peu) sur le prix des jeux à leur sortie(2). Si les éditeurs peuvent avoir intérêt à baisser les prix afin d'écouler plus d'unités, les politiques pratiquées dans la distribution dématérialisée sont influencées par les relations de dépendance entretenues vis-à-vis des distributeurs physiques (qu'il s'agisse de chaînes de distributeurs spécialisés ou de supermarchés culturels). Baisser le prix des produits dématérialisés exercerait une pression sur les distributeurs physiques ; et dans l'état actuel du marché, la majorité des grands éditeurs ne peuvent se passer de ces canaux de distribution traditionnels : si certains produits de niche peuvent se dispenser d'une présence physique en magasin(3), one ne peut généraliser cette solution. Par exemple, pour les jeux casual, destinés au grand public, l'achat en magasins reste la norme. Ce type de jeux représentant la plus grande partie du chiffre d'affaires des grands éditeurs, on comprend que ces derniers rechignent à froisser les distributeurs physiques qui assurent la vente de leurs produits phares.
 
La résistance des magasins contre le marché du dématérialisé est même allé plus loin lors de la sortie de la console PSP Go de Sony en 2009. Le consolier japonais ayant fait de cette machine une console 100 % dématérialisée (puisque ne possédant aucun lecteur de disque et fonctionnant uniquement sur la base de jeux payés et téléchargés en ligne), il s'est attiré les foudres des distributeurs : les marges pratiquées en magasins étant bien supérieure sur la vente des jeux que sur celle des machines, beaucoup ont rechigné à mettre en vente la PSP Go en sachant qu'il ne pourraient pas commercialiser de jeux sur ce support. L'enseigne néerlandaise Nedgame a même appelé au boycott de la console, refusant de la mettre en vente dans ses magasins. Si cette action a finalement été peu suivi, la console de Sony a manqué de visibilité et a connu des ventes très décevantes. Aussi, le constructeur a mis fin à la production de sa console portable en avril 2010, après seulement un an et demi de commercialisation.

Rallonger le cycle de vie des produits par la dématérialisation

 La vente de jeux téléchargeables n’est pas encore la norme sur les consoles de jeu ; l'achat de produits physique en magasin reste prépondérant puisqu'il entretient un marché de l'occasion très dynamique. Mais si l'occasion rallonge le cycle de vie des produits pour les utilisateurs et les distributeurs, il ne représente aucun gain pour les éditeurs puisque l'intégralité des bénéfices revient aux magasins revendeurs. C'est pourquoi le discours des grands éditeurs s'apparente de plus en plus à une chasse ouverte contre la pratique de l'occasion, tandis que se généralise le recours aux DRM (Digital Rights Managements)(4). En imposant des restrictions sur les jeux (comme le nombre de machines différentes sur lequel ils peuvent être utilisés), les DRM permettent de s'assurer qu'un jeu acheté ne sera utilisé que par un nombre limité de personnes. Une mesure très impopulaire auprès des distributeurs comme des utilisateurs, au coeur de la plainte (pour le moment sans suite malgré l’appui de la chaîne de magasins Game Cash) déposée en novembre 2011 par l'UFC Que Choisir contre les éditeurs de jeux vidéo.

 
La lutte contre l'occasion n'est cependant pas le seul recours des éditeurs pour rallonger le cycle de vie de leurs produits. Les DLC (downloadable contents) représentent depuis le milieu des années 2000 une nouvelle manne pour les éditeurs et un moyen efficace de prolonger la durée de vie de leurs produits. Il s'agit d'extensions téléchargeables, ajoutant des éléments au jeu qu'elles complètent (niveaux ou personnages supplémentaires par exemple). Vendues à un prix ne dépassant généralement pas les 10 €, elles permettent de prolonger l'intérêt d'un jeu pour l'utilisateur et sa profitabilité pour les éditeurs. Prolonger la durée de vie des jeux récents est désormais possible grâce aux DLC, mais qu'en est-il des anciens produits en fin de vie ?
 
Auparavant, les éditeurs avaient coutume d'épuiser les stocks en revendant les anciens jeux à bas prix, ou en bundle avec d'autres jeux invendus. Mais la dématérialisation permet de renouveler le modèle économique en ce qui concerne les vieux produits : il est désormais possible de les proposer à la vente en téléchargement à très bas prix, sans avoir à relancer la production d'un jeu dont les ventes sont incertaines. C'est ici que les spécificités de l'économie numérique prennent toute leur ampleur : en vertu de ce que les analystes nomment la « longue traîne »(5), la diversification de l'offre est toujours intéressante chez les distributeurs Internet. La distribution dématérialisée permet ainsi la commercialisation, en théorie, de l'intégralité des jeux produits depuis des dizaines d'années puisque chaque offre peut y trouver sa demande, si faible soit-elle. La commercialisation d'anciens jeux(6) représente une manne à laquelle les entreprises ne restent pas indifférentes. Si certains éditeurs choisissent de proposer eux-même leurs anciens jeux sur leurs sites officiels, le distributeur polonais Good Old Games s'est spécialisé dans ce secteur : en passant des accords avec les ayants droit de ces jeux anciennement commercialisés, le site les remet en vente à bas prix. Une opération rentable puisque l'entreprise s'apprête à étendre son offre à un catalogue de jeux plus récents avec l'accord de nombre de grands éditeurs.


 
Les DLC (contenus téléchargeables) sur PC et consoles furent popularisés en 2006 par le jeu The elder scrolls IV : Oblivion qui proposait au joueur, pour 2,50 $, d’équiper son cheval d’une armure. Le prix, considéré comme abusif, contribua à donner une mauvaise réputation à la pratique des DLC, ce qui ne l’empêcha pas de s’ancrer durablement chez les éditeurs.

Diversification des produits et des prix au service des créateurs indépendants

On l’a vu, les grands éditeurs ne sont pas complètement libres de fixer les prix des jeux dématérialisés. En revanche, cela représente d'immenses possibilités pour les créateurs plus modestes. L'industrie du jeu vidéo a par le passé souffert d'une fixation trop importante des prix : la norme voulait que les jeux neufs soient vendus autour de 50 €. Ce modèle de prix ne convenait pas aux jeux à faible budget car ceux-ci ne pouvaient rivaliser face aux grosses productions en termes de contenus. C'est ainsi qu'à cause de l'unicité d'un marché sur lequel elles n'étaient plus compétitives, les industrie vidéoludiques les plus fragiles ont connu un important recul à la fin des années 1990 ; l'industrie française a été particulièrement touchée par cette crise, ses éditeurs n'étant pas capables de concurrencer les grands éditeurs américains et japonais.
 
Ce sont les techniques de la dématérialisation qui auront permis, à partir du milieu des années 2000, de renouveler les industries moyennes du jeu vidéo. L'apparition de nouvelles plates-formes de vente en ligne a donné une visibilité à des titres nouveaux, différents de ceux que la production avait coutume de présenter, en même temps que l'absence de contraintes de production physiques a permis de créer des projets rentables à petits budgets. Les techniques de la dématérialisation permettent aujourd’hui de mettre à disposition des studios de taille modeste des canaux de distribution à très faible coût (et aux marges plus importantes, puisque l’éditeur touche 70 % des revenus engendrés par son jeu, contre 30 % dans la distribution physique), et ainsi de pouvoir commercialiser un jeu sans le financement des plus grands éditeurs. C'est ainsi que la rigidité des prix qui prévalait dans l'industrie a cédé la place à une importante diversification des gammes de produits.
 
Si les jeux AAA (ou frontline, les productions à gros budget) conservent un prix unifié entre 50 € et 70 €, les éditeurs qui ne peuvent rivaliser en termes de contenu proposent désormais d'autres prix de lancement : quelques euros pour les jeux mobiles, de 10 € à 30 € pour les jeux PC à petits budgets. Le free-to-play s'est même développé pour devenir le modèle dominant des jeux en ligne : le jeu de base ne coûte rien, mais de nombreux contenus optionnels téléchargeables sont disponibles à l’achat. À chaque éditeur ensuite de construire l'architecture de son jeu de manière à inciter le joueur à dépenser le plus possible.
 
Cette diversification des prix a permis l’émergence à partir de la fin des années 2000 d’un jeu vidéo indépendant, porté par des créateurs individuels ou des studios de taille modeste. Le succès de Minecraft, sorti en novembre 2011 dans sa version finale, a largement contribué à attirer l’attention sur ce marché émergent. Ce jeu initialement développé en solitaire par le suédois Markus « Notch » Persson aura offert à son auteur un joli retour sur investissement en plus d’un phénomène vidéoludique, puisqu’avec près de 10 millions d’exemplaires vendus, le jeu aurait rapporté 23 € millions à son programmeur. Les créateurs sont de plus en plus nombreux à vouloir surfer sur la vague du jeu indépendant, en promouvant de nouvelles méthodes de financements comme le crowdfunding(7). Le site kickstarter, qui propose aux internautes de financer les projets de leur choix, n’en finit plus de défrayer la chronique grâce à l’extrême rapidité des donations effectuées : le projet Double Fine Adventure a ainsi réuni 1,7 $ millions de financements individuels en moins de 24 heures, alors que le studio avait prévu un mois pour réunir 400 000 $.D’autres projets ont emboité le pas au studio Double Fine, avec des succès comparables (les futurs Wastelands 2 et Shadowrun returns ont ainsi trouvé l’intégralité de leurs financements en une journée).

Des marchés hégémoniques pour la distribution

 L’essor des productions à faible budget au sein de la distribution dématérialisée ne fait pas de ces nouveaux réseaux des espaces de commercialisation où tous les projets peuvent être publiés. Tous les distributeurs opèrent un choix dans les jeux proposés sur leur plate-forme, et les disparités sont une nouvelle fois visibles entre les pratiques des distributeurs consoles et PC. Les espaces de distribution dématérialisée sur consoles de jeux sont plus restrictifs, notamment en raison des contraintes matérielles inhérentes à ces supports : les tailles maximales imposées aux jeux ainsi que les exigences de qualités des constructeurs rendent la tâche difficile aux développeurs les plus modestes en leur imposant des coûts importants (dont la nécessité de mettre leurs jeux à jours via des patchs coûteux). Les restrictions en matière de contenu des jeux sont également présentes, sur consoles comme sur pc (les distributeurs s’accordant toute discrétion de publier ou non un jeu), occasionnant la fuite de certains développeurs vers des plates-formes réservées aux jeux indépendants (comme le site américain Show me the games fondé par l’ancien du studio Lionhead Cliff Harris).

 
Le marché de la distribution dématérialisée, s’il suit un modèle monopolistique sur consoles de jeux (les portails de vente étant gérés par les constructeurs), a vu la concurrence se densifier sur pc. L’arrivée en 2011 du géant Electronic Arts sur le marché, avec sa plate-forme propriétaire Origin, s’est voulue retentissante ; et l’éditeur de jeux n’hésite pas à affirmer sa volonté de devenir leader du secteur. Mais si le catalogue exclusif de jeux Electronic Arts est un argument pour s’imposer face aux poids moyens du dématérialisé (dont l’américain Gamefly et le polonais Good Old Games), il restera fort à faire pour détrôner la plate-forme Steam qui détenait 70 % du marché en 2011. Mise en ligne par Valve corporation en 2003 comme plate-forme communautaire autour de ses jeux (dont les nombreuses déclinaisons de Counter Strike), le site a évolué pour devenir le principal espace de vente dématérialisée pour les jeux pc. Et si la concurrence entre le géant Steam et son prétendant Origin ne semble pas faiblir, les distributeurs devront être vigilants face à la menace commune représentée par le cloud gaming, conséquence technologique directe de la dématérialisation. Grâce aux techniques de streaming rendues désormais possible par la généralisation des connections haut débit, les pionniers du secteur comme OnLive et GaiKai (récemment apparu sur Facebook) risquent fort de représenter aux cours des prochaines années une sérieuse menace à l’eldorado de la distribution dématérialisée.
 
 
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Crédits photos :
- Gameboy4 : Smashdadrum / Minecraft Gallery
- The elder scrolls IV : Oblivion : TRIPtych / flickr
(1)

Gabe Newell, fondateur de la compagnie Valve Corporation et de la plate-forme de jeux dématérialisés Steam.

(2)

Les prix des jeux PC dématérialisés ont tendance à être légèrement inférieurs à ceux pratiqués par les distributeurs physiques afin de lutter contre le piratage, bien plus important pour les jeux PC que pour leurs homologues sur consoles. 

(3)

L'éditeur tchèque Bohemia Interactive, spécialisé dans les jeux de simulation militaire sur PC, a ainsi déclaré en juillet 2011 réaliser plus de 90 % de son chiffre d'affaires sur les ventes dématérialisées. 

(4)

Outils destinés à contrôler l'utilisation qui est faite des produits numériques. 

(5)

Observée par Chris Anderson, rédacteur au sein du magazine Wired, la longue traîne provient d'une observation menée sur les produits vendus par Amazon et Netflix. Elle révèle le modèle de beaucoup de revendeurs Internet, pour qui la somme des ventes réalisés sur les produits à faible demande dépasse la somme des ventes des produits à forte demande. 

(6)

On parle de retrogaming pour qualifier l'utilisation de ces "vieilleries", qu'elles datent du début des années 2000 ou de la fin des années 1970 selon la génération concernée. 

(7)

Le crowdfunding, ou financement participatif, repose sur le financement d’un projet par un grand nombre d’apports financiers individuels. 

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