La radio nocturne, une radio de l’intimité

La radio nocturne, une radio de l’intimité

La radio nocturne a connu un âge d’or entre 1975 et 1985, et une animatrice mythique, Macha Béranger. Aujourd’hui, la radio n’a plus le monopole de la nuit, et la créativité l'a désertée.

Temps de lecture : 7 min

Marine Beccarelli est docteure en Histoire contemporaine de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l'histoire des médias et de la radio. Elle collabore par ailleurs régulièrement à France Culture et France Inter pour préparer des émissions. 

Pourquoi avoir choisi de faire votre thèse sur la radio nocturne ?
 
Marine Beccarelli : J'ai commencé à m’intéresser à la radio nocturne lors de mon mémoire de master. Avant cela, je ne connaissais pas très bien le sujet. J'avais entendu parler de Macha Béranger, mais je n’avais moi-même pas beaucoup écouté la radio nocturne, à l’exception des libres antennes pour adolescents ou de l’émission Allô la planète d’Éric Lange sur France Inter, à partir de 2006. J’avais l’intuition que c'était un espace où il y avait une parole particulière, une forme de liberté, des animateurs et des producteurs originaux, créatifs. Finalement, cela m'a passionné, et j’ai eu envie de poursuivre en thèse.
 
Votre travail a-t-il confirmé vos impressions ? Le monde de la radio nocturne relève-t-il plutôt du mythe ?
 
Marine Beccarelli : C'était précisément la question de départ. Ma conclusion est que le mythe existe, mais il correspond quand même à une réalité prouvée par les archives, par les courriers d'auditeurs, par les entretiens que j'ai pu réaliser avec des animateurs. Il y avait vraiment quelque chose de particulier la nuit à la radio : une liberté et une intimité spécifiques
 
 La nuit, la radio est avant tout destinée à tenir compagnie 
Quelles sont donc ces particularités ? Quelles sont les différences entre la radio nocturne et la radio diurne ?
 
Marine Beccarelli : Une différence majeure, c'est que l’on parle très peu d'actualités la nuit. Il n'y est pas tellement question des problèmes politiques ou économiques. Cette radio est destinée à tenir compagnie aux travailleurs nocturnes, aux personnes insomniaques, aux personnes malades et, d’une manière générale, à toute personne qui, pour une raison ou une autre, serait amenée à veiller. On va raconter des histoires pour faire rêver, il y a une forme d'invitation au voyage. La radio nocturne correspond également à un espace-temps de liberté. À partir de 1965, José Artur anime par exemple dans Le Pop Club des entretiens caractérisés par une grande liberté de ton, une forme d’irrévérence et de décontraction relativement nouvelles. Enfin, c’est aussi une radio qui apparaît, à partir des années 70, comme une radio de l'intimité, une radio où les auditeurs sont amenés à intervenir dans les programmes, à appeler pour se raconter. Il y avait déjà Ménie Grégoire dès les années 1960 sur RTL, dans une émission qui libérait la parole des auditeurs et en particulier des auditrices l'après-midi. Mais la nuit a vraiment été un espace où l’intime avait encore plus de place pour se développer. Cette radio rendait vraiment un service au public, elle l’aidait à se sentir moins seul dans la nuit.
 
Quelle est la principale influence de la nuit sur la radio ?
 
Marine Beccarelli : La particularité de la nuit, c'est que c’est un moment qui est en partie déconnecté du temps social. La journée, c'est le temps du travail en général. La nuit, c'est celui du repos, du temps libre, ou de la transgression. Concrètement, ceux qui fabriquent cette radio nocturne travaillent dans des conditions de production particulières : quasiment seuls dans les couloirs et les studios des stations, ils ont une plus grande liberté de manœuvre et ont la sensation de fabriquer une « radio dans la radio », tandis que la plupart de leurs collègues et les directeurs sont chez eux.  La nuit est aussi un temps qui ouvre les portes de l'imaginaire, d’autant plus que la radio est en soi un média plus propice au développement de l'imaginaire. Pour les auditeurs, cette faculté est encore plus forte la nuit, moment où on va se laisser aller à la rêverie, à l'imagination et à l'exacerbation des sentiments, positifs ou négatifs. Ce qui est important, c’est que déjà l’écoute de la radio est une écoute qui est plus individuelle que celle de la télévision en général. Quand on écoute la radio la nuit, on est souvent seul, plus disponible car moins sollicité par l’extérieur, par le téléphone, par tout ce qu'on a à faire dans la journée. D’ailleurs, le son a tendance à prendre d’avantage d’importance quand il fait nuit – comme l’écrit l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe : « la nuit, l’oreille est comme un œil ». Les auditeurs sont donc particulièrement réceptifs à cette radio nocturne.
 
Quelles étaient, selon vous, les spécificités des animateurs de radio nocturne ?
 
Marine Beccarelli : Souvent, ces animateurs ont d’abord été artistes ou ont une formation artistique. Il y a des comédiens, des écrivains. Sur France Inter, José Artur et Macha Béranger étaient comédiens avant d’arriver à la radio. La première émission de dialogue de libre antenne nocturne, en 1975 sur Europe 1, était animée par Gonzague Saint-Bris, jeune écrivain à l'époque. Les animateurs de radio nocturne ont un statut un peu marginal par rapport à leurs collègues de jour, étant nécessairement moins visibles et moins entendus que ces derniers. Mais pour de nombreuses grandes voix de la radio de nuit, officier à ces horaires était un choix de vie, le choix d’une forme de liberté et d’une qualité d’écoute différente de la part d’auditeurs moins nombreux mais potentiellement plus attentifs.
 
Quelle est selon vous l’émission emblématique de la radio nocturne en France, et pourquoi ?
 
Marine Beccarelli : Je pense que c’est Allô Macha, animée par Macha Béranger sur France Inter, qui a existé presque trente ans. Tout le monde la connaît, c’est un symbole de la radio nocturne. J'ai aussi envie de citer une autre émission, peut-être moins connue mais très riche, qui représente de nombreuses potentialités de la radio nocturne : Les Choses de la nuit sur France Inter animée par Jean-Charles Aschero, de 1976 à 1996. C'était une longue émission diffusée le week-end puis dans la nuit du dimanche au lundi. Il y avait à la fois des anonymes qui venaient s'exprimer en direct et en studio, des promenades dans le Paris nocturne à la rencontre des noctambules ou des gens qui travaillaient, des interviews d’artistes, des groupes qui venaient jouer en direct. Il y avait aussi un feuilleton radiophonique, Les Enquêtes du commissaire Joubert, un polar écrit par l’animateur avec un nouvel épisode à chaque émission. Il faudrait quand même citer aussi le premier type de programmes nocturnes historiques, les émissions destinées à tenir joyeusement compagnie aux conducteurs et aux routiers : Route de Nuit sur Paris Inter à partir de 1955, puis Les Routiers sont sympa de Max Meynier sur RTL, de 1972 à 1983 ; deux émissions « mythiques ».
Les émissions de confidences vont susciter l’intérêt des auditeurs
Vous parlez d’« âge d'or », pour désigner la période entre 1975 et 1985. Comment expliquer que cet âge d’or corresponde à cette décennie ?
 
Marine Beccarelli : Avant le milieu des années 1970, il n'y avait pas beaucoup d'émissions radiophoniques nocturnes. Il y avait quelques programmes, mais il n'y avait pas une grande diversité d'émissions. À partir de 1975 et la première émission de confession nocturne, Ligne ouverte de Gonzague Saint-Bris sur Europe 1, on découvre qu'on peut donner la parole aux auditeurs la nuit. Cette apparition des émissions de confidences va susciter un réel intérêt de la part des auditeurs qui n'écoutaient pas forcément auparavant les programmes nocturnes. Cela répondait aussi à un besoin des travailleurs de nuit qui devaient affronter la solitude du milieu des années 1970. Il y avait eu l'exode rural, les familles étaient plus éclatées à ce moment-là. Les individus se retrouvaient un peu seuls dans les grandes villes, donc plus à même de brancher leur radio la nuit.

C’est également un moment où l’expérimentation et la création trouvent leur place dans la nuit, notamment dans Les Nuits magnétiques créées en 1978 par Alain Veinstein sur France Culture. À la fin des années 1970, il y a aussi l’essor des radios pirates qui protestent contre le monopole de la radiodiffusion en France. Elles créent leurs propres programmes, souvent la nuit, pour éviter le brouillage des autorités qui s’arrêtait à 22 heures 30. La création de ces radios pirates a entraîné une diversification des émissions et un regain d'intérêt pour la radio nocturne. Après l'apparition des radios libres autorisées au début des années 1980, cette espèce d'effervescence et de bouillonnement s’est progressivement essoufflé au milieu des années 1980, parce que les radios libres avaient pris, pour la plupart, le chemin des radios commerciales avec de la publicité, avec davantage de musique que d'émissions créatives. Et, chose très importante : à partir de la fin des années 1980, la télévision propose elle aussi des programmes nocturnes. La radio n'a plus le monopole de cet espace-temps.
 
Par quoi la radio nocturne aurait-elle été remplacée aujourd’hui ?
 
Marine Beccarelli : Je n'ai pas l'impression que cela a été remplacé par quelque chose. Les auditeurs des années 1970, s'ils voulaient une présence la nuit, n'avaient pas trop d'autre choix que de mettre la radio. Aujourd'hui, si on veut une présence humaine, on peut allumer la télévision, aller sur les réseaux sociaux, sur internet, etc. Mais, pour moi, ça n'a pas du tout le même impact que pouvait avoir l'écoute d'un programme de radio nocturne réalisé en direct. En écoutant le programme, l'auditeur avait vraiment l'impression d'être accompagné par les voix qu'il connaissait bien. Aujourd’hui, sur la majorité des stations de radio, il n’y a plus la nuit que des rediffusions des émissions de la veille – ce qui semble d’ailleurs absurde à l’heure des podcasts –, ou des flux de musique diffusés automatiquement. Après une heure du matin, seule France Culture continue de proposer un programme spécifiquement conçu pour une diffusion nocturne : Les Nuits de France Culture, qui sont des rediffusions d’archives plus ou moins anciennes de la chaîne. La nuit est ici utilisée comme un espace-temps de valorisation du patrimoine des archives radiophoniques, et invite les auditeurs noctambules à des voyages dans le temps.
 
Peut-on en conclure que la radio est aujourd'hui devenue un espace plus normé, plus calibré ?
 
Marine Beccarelli : Oui, c'est sûr. Il y a moins de place, d'une manière générale, pour l'expérimentation. Aujourd'hui, la majorité des émissions sur les chaînes principales sont des émissions de plateau, avec des invités, et des interviews. Il n'y a pas tellement de formats innovants sur les stations de radios classiques. Les voix et les profils sont peut-être un peu plus classiques aussi. La nuit permettait de passer, par exemple, des musiques qui n'avaient pas les formats calibrés de 3 minutes radio. C'était aussi un espace pour donner leur chance à de jeunes animateurs, pour les tester. Et cet espace-là a disparu. Maintenant, sur les chaînes des stations généralistes principales, on ne va plus tellement donner sa chance à quelqu'un qui sort de nulle part. Il ne reste que l'été pour ça, mais là encore il y a de plus en plus de rediffusions, et moins de programmes spécifiques. Après, avec le développement des podcasts, des webradios, et de ces nouvelles formes radiophoniques qui ne s'inscrivent plus forcément dans des stations de radio, il y a aussi des formats pour la création, pour une nouvelle forme de liberté radiophonique.
 
Vous citez le philosophe Michaël Foessel, qui explique que « La nuit est niée en tant que nuit, que les logiques du jour ont colonisé la nuit ». Vous êtes d'accord avec cette assertion ?
 
Marine Beccarelli : Oui, tout à fait. La nuit, c'était un autre espace, pour un autre public, ou parfois le même public, mais qui pouvait avoir envie d'autre chose la nuit. Alors qu’aujourd’hui, on nous remet exactement les programmes du jour durant la nuit. « Comme si la vraie vie n'existait qu'aux heures de bureau », pour citer encore Michaël Foessel. Dans les années 1970, le peuple de la nuit était peut-être plus valorisé. Aujourd'hui, on en parle très peu, ou alors seulement pour la dimension marketing ou commerciale du « monde de la nuit » festif. On oublie toute une partie de la population, en somme.
 Aujourd’hui, on parle très peu du peuple de la nuit 
Comment voyez-vous l’avenir de la radio nocturne ?
 
Marine Beccarelli : Je trouve dommage que l'espace de la radio nocturne, tel qu'il existait, ait disparu. J'aimerais beaucoup qu’une radio relance une émission nocturne, à des heures où on ne propose plus de programme original. Mais je doute que cela se fasse. Pour l'instant, tout indique qu'on ne va pas dans ce sens-là, parce que des stations généralistes principales les unes après les autres, proposent des rediffusions. Il reste Georges Lang sur RTL qui commande son émission musicale Les Nocturnes depuis 1973, soit 44 ans ! Un record de longévité Pendant longtemps, elle durait jusqu'à 3 h du matin ; depuis 2015, elle termine à 1 h. Ce que j'ai pu observer, depuis le début de mes recherches en 2011, c’est la disparition et l’extinction progressive de la radio nocturne en direct, pendant que j'étudiais son histoire. La radio de nuit telle que je l’ai étudiée n’existera probablement plus. Ceci dit, on peut espérer qu’un autre type de radio nocturne apparaisse sous une forme différente, une forme qu’on ne connaît pas encore et qui serait probablement détachée des stations de radio et des médias traditionnels. 
 



 

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