La rumeur au Moyen Âge : média des élites et voix du peuple

La rumeur au Moyen Âge : média des élites et voix du peuple

Au Moyen Âge, dans une société traversée de crises et de peurs, la rumeur est omniprésente. Elle n’épargne aucun groupe social, qu’elle soit l’expression de la conscience politique du peuple ou une arme au service des puissants, qui en usent comme d’un média de propagande.

Temps de lecture : 10 min

Dans la rue, à la taverne comme à la cour des seigneurs ou dans les églises et monastères, la rumeur est omniprésente au Moyen Âge : fausses nouvelles de la mort du roi, suspicion de complot, dénonciation de crimes, nouvelles diffamantes, récits de miracles, potins de voisinage… elle est d’une grande diversité et n’épargne aucun groupe social.

Le mot rumor, ou en langue vernaculaire « rumeur » à partir du XIIIe siècle, désigne un bruit qui court, en empruntant des voies informelles ; une nouvelle qui se répand mais dont l’origine et la véracité sont incertaines. Il s’agit aussi d’un bruit commun, produit par un grand nombre de personnes, bruit critique ou protestation qui peut conduire à la révolte.
 

Ces significations ont amené les historiens pionniers dans l’étude de la diffusion de l’information à aborder la rumeur sous un seul aspect : celui du lien entre le peuple et les autorités. Principalement envisagée dans le cadre des grandes crises (guerres, révoltes) de la fin du Moyen Âge, ces études l’associent aux peurs populaires provoquées par des nouvelles insuffisantes et sporadiques. Elles la tiennent pour révélatrice de l’opinion des gens de peu, en rupture momentanée avec les élites qui les gouvernent, source de violences, de division et de sédition. Mais la rumeur médiévale est loin de n’être que cela.

 

Le mépris affiché par les élites à son égard lorsqu’elle émane du peuple ne suffit pas à faire oublier que la rumeur est aussi un phénomène de communication instrumentalisé par les puissants et qu’il existe des usages socialement constructifs et fédérateurs de ce média.

La voix séditieuse du peuple

 

« La rumeur », écrit Claude Gauvard, « a ceci de particulier qu’elle donne de la voix à ceux qui sont en général les oubliés du politique et qu’elle les intègre dans l’espace public » (1). Les sources en témoignent, lorsque la conjoncture est propice, des bruits difficilement contrôlables se diffusent et donnent toute initiative au peuple ; celui-ci « s’esmeut », parfois jusqu’à la révolte.

 

Ces circonstances propices à l’apparition de rumeurs sont des moments où la vie est perturbée par un événement exceptionnel : l’arrivée d’une épidémie, une période de troubles politiques, une nouvelle levée fiscale, etc. La conjoncture, un peu particulière, déstabilise alors les individus car elle provoque une perte de leurs repères traditionnels, une plongée vers l’inconnu. La rumeur vient compenser un défaut d’information et doit être comprise à l’aulne des peurs qui émergent à cette occasion : peur de l’étranger (les hommes d’armes qui affluent dans le pays), peur de la « male mort » qui survient de manière inopinée, ne laissant ni le temps de mettre de l’ordre dans les affaires de ce monde, ni de se préparer à l’au-delà par la confession... Ces rumeurs spontanées, nées d’un fait réel et crédible, déclenchent l’imaginaire collectif et font émerger des représentations stéréotypées qui n’ont plus qu’un lointain rapport avec les faits. Elles peuvent même déboucher sur des histoires invraisemblables nourries des plus étranges fantasmes. Nous songeons ici à toutes celles qui impliquent des populations marginalisées, facilement désignées comme boucs émissaires : juifs ou lépreux accusés, par exemple, d’empoisonner les puits lors des vagues récurrentes de peste, mendiants désignés comme violeurs ou voleurs d’enfants, prostituées réputées sorcières, etc.

 

 La rumeur est pour les milieux populaires une manifestation de leur conscience politique 

La rumeur est bien, pour les milieux populaires, un moyen d’exprimer un sentiment d’insécurité et une inquiétude accrue, mais c’est aussi une manifestation de leur conscience politique, des haines ou des sympathies qui les animent. Ainsi, dans le contexte de guerre civile que connait le royaume de France au début du XVe siècle (affrontements entre Armagnacs et Bourguignons dans le cadre de la guerre de Cent Ans), les rumeurs, qui agitent la population parisienne au printemps 1418 et que rapporte le Journal d’un bourgeois de Paris, traduisent-elles une certaine exaspération et une franche hostilité envers Bernard d’Armagnac et les siens : « Tant hayoient ceulx qui gouvernoient ceulx qui n’estoient de leur bande, qu’ilz proposerent que par toutes les rues ilz les prendoient et tueroient sans mercy, et les femmes ilz noieroient (2) ». Cette rumeur dirigée contre les Armagnacs enfle et, en moins d’un mois, elle débouche sur une émeute sanglante qui dure plusieurs semaines. Les rumeurs de ce type se nourrissent d’un « bouillon de culture favorable (3) », selon l’expression de Marc Bloch, par exemple, un ressentiment de plus en plus exacerbé du peuple à l’égard des hommes au pouvoir, considérés comme responsables des calamités qui l’affligent ou incapables de les combattre avec efficacité. Dans le domaine de la fiscalité, il en est de même, quand la population déjà souffre, l’annonce de nouvelles levées alimente des rumeurs qui accroissent les mécontentements et les tensions sociales et favorisent le déclenchement d’émeutes comme le montre l’exemple de la « révolte de la Harelle » à Rouen en 1382.

 

 Identifier les bruits qui forgent l’opinion publique devient un enjeu politique majeur 

Ferment de sédition, péril pour l’ordre public, les rumeurs inquiètent à juste titre les autorités. Les registres de délibérations municipales des XIVe-XVe siècles en témoignent : identifier les bruits qui parcourent la cité et forgent l’opinion publique devient un enjeu politique majeur, car il faut être capable d’adapter les discours et les actes. Renforcer le guet, engager des frais pour réparer les fortifications, prendre des mesures de salubrité publique, interdire les distributions de pain aux « mauvais pauvres », représentent, par exemple, des réponses adaptées qui permettent de désamorcer des situations explosives et de maintenir le contrôle sur l’espace public et politique. Pour acquérir cette connaissance, le pouvoir utilise des réseaux déjà existants d’informateurs informels (marchands, frères mendiants) ou envoient des émissaires chargés de collecter les nouvelles. Celles-ci sont alors utilisées au mieux, parfois relayées et diffusées ou contrées par une parole officielle. Il peut même arriver que les autorités créent, à dessein, de faux bruits pour manipuler l’opinion. On parle aujourd’hui « d’intoxication ».

Une arme au service de stratégies de pouvoir

À l’imitation des anciens, les puissants du Moyen Âge et leur entourage lettré jouent de la rumeur comme d’un instrument de propagande pour conquérir, légitimer et conserver le pouvoir. À l’inverse, leurs adversaires usent de thématiques bien rôdées pour alimenter les rumeurs les plus infamantes : bâtardise et absence de sang royal pour Edouard IV d’Angleterre – une rumeur répandue, en 1469, à l’instigation de Richard Neville, comte de Warwick et de Georges, duc de Clarence (propre frère d’Edouard) ; pratiques sodomites pour Edouard II dès 1308, soupçons d’homicide pour Jean sans Terre sur la personne de son neveu Arthur de Bretagne (1203) ou d’empoisonnement pour Louis XI à l’encontre de Charles le Téméraire (1465). Tout est bon pour salir l’ennemi, entamer sa réputation, l’empêcher d’accéder au trône, fragiliser son pouvoir, voire le renverser. Les dirigeants ont bien compris l’impact politique que pouvait avoir la rumeur. Sous les Carolingiens déjà, lors des troubles qui suivent la mort de Louis le Pieux, au début des années 840, ses fils s’affrontent sur ce terrain même. Selon Philippe Depreux, il est alors évident qu’à leurs yeux, le contrôle de l’opinion, notamment par le biais de la rumeur, joue un rôle tout aussi important que le succès des armes ou le poids des fidélités (4).

 Tout est bon pour salir l’ennemi  

 

 

Outil pour s’imposer ou écarter des rivaux, la rumeur est aussi un instrument de gouvernement. Dans les situations de crise par exemple, elle permet aux autorités de délivrer à la population, le plus discrètement possible, des éléments d’explication – peu importe qu’ils soient véridiques ou non. En 1348, dans le comté de Bourgogne par exemple, face à l’épidémie de peste, les juifs de Savoie sont désignés comme responsables et un certain Jean de Chambéry arrêté pour avoir « emposenez les poïs (puits)» (Nicole Brocard (5)). Identifier le mal/ le malin est déjà un pas vers la résolution du problème et désamorce les tensions.

 

 Manipulation, manigance et machination sont orchestrées par le pouvoir 

La rumeur soutient aussi quelquefois des opérations de consolidation de l’autorité. Ainsi, en 1308, en pleine instruction du procès des Templiers, alors que Philippe le Bel cherche à s’imposer aux ecclésiastiques du royaume et à affirmer sa souveraineté face au pape Clément V, les calomnies qui circulent sur le compte de l’évêque Guichard de Troyes arrivent à point nommé. Il faut dire que Guichard a déjà été accusé de malversations financières, débauche et tyrannie envers son clergé champenois. Il se trouve cette fois suspecté de sorcellerie et serait responsable de la mort de la reine Jeanne de Navarre. Dans ce procès de haute trahison, qui ne débouche sur aucun jugement, Alain Provost a montré la mise en œuvre, par Guillaume de Nogaret, de la trilogie rumorale (hérésie-sodomie-sorcellerie) - utilisée également à l’encontre des Templiers – et son instrumentalisation politique (6). Nous parlons bien ici de manipulation, manigance et machination orchestrées par le pouvoir. Nous sommes bien loin de l’idée d’une rumeur populaire, spontanée et naïve.

Le média sulfureux des élites

Les sources médiévales témoignent de la place essentielle que tient la rumeur dans le milieu des puissants. Ils la craignent car la savent dangereuse pour leur fama, elle qui supporte les réseaux d’amitié et d’influence en dehors desquels ils ne sauraient être ni reconnus, ni respectés. Pourtant, ils n’hésitent pas à l’utiliser contre leurs adversaires et compétiteurs, y compris les ecclésiastiques. L’affaire Hugues de Breteuil l’illustre à merveille. Évêque de Langres, vers le milieu du XIe siècle, en plein « psychodrame grégorien »(7), Hugues fait destituer un abbé de son diocèse sur la foi de rumeurs calomnieuses, avant de subir, à son tour, une sanction identique suite à des bruits accusateurs directement issus du cloître. Dans l’Église, les rumeurs diffamatoires font figure à la fois d’armes et d’instruments de régulation au service des plus dignes ou… des plus malins ! Et les travaux de Myriam Soria sur les discours de persuasion produits dans le contexte du schisme dit d’Anaclet II (1130-1138), en vue de faire triompher le parti du pape Innocent II, témoignent d’une capacité des plus hauts niveaux de la hiérarchie ecclésiastique à user de ce média, y compris dans un but de haine (8). La rumeur apparaît, dans ce contexte, comme un ressort utilisé par les élites religieuses dans un but performatif. Elle joue sur les valeurs de la société : l’honneur, la réputation, les solidarités et mêle information et désinformation. C’est un instrument de manipulation d’un public ciblé.

 

 Dans l’Église, les rumeurs diffamatoires font figure d’instruments de régulation au service des plus dignes ou des plus malins 

 

 

Non seulement ces rumeurs sont produites à dessein par les élites mais sont même, le plus souvent, destinées aux seules élites. C’est ce qu’illustre la rumeur qui aurait fait échouer les projets de conquête de Louis de France (futur Louis VIII) en Angleterre en 1216-1217 ; une rumeur destinée aux barons anglais dissidents afin qu’ils rentrent dans le rang et rejoignent le camp Plantagenêt ou peut-être bien, en y regardant de plus près, une rumeur construite a posteriori pour expliquer le retournement politique de ces barons à l’avènement d’Henri III et le justifier sans qu’ils ne soient accusés de trahison – le vrai traître dénoncé par la rumeur étant le Capétien.

On le voit, le monde des puissants est, au Moyen âge, une société sulfureuse, animée par des tensions et des enjeux considérables, où naissent et enflent les rumeurs, soit des rumeurs propres au groupe lui-même, en lien avec les conflits partisans qui s’y déchaînent, soit des rumeurs initiées par le pouvoir et destinées à influencer les fidélités et les opinions.

 

Un vecteur de cohésion sociale

 

Parmi les usages politiques de la rumeur, les historiens ont souvent tendance à négliger son rôle rassembleur pour pointer la sédition qu’elle fait naître. Il est pourtant évident qu’elle permet de souder ceux qui y adhèrent. Elle peut même rassembler des gens de milieux très divers comme le montre l’exemple des récits de miracles. Dans le cas des martyrs politiques ou « martyrs de faits divers »(9), c’est-à-dire des individus qui ne sont pas morts pour témoigner de leur foi mais ont toutefois subi une mort jugée injuste, c’est la rumeur — qu’elle soit populaire et spontanée ou fabriquée par le clergé local — qui fonde la réputation de sainteté et se trouve à l’origine d’un culte populaire qui réunit parfois des foules immenses. Le succès est tel que, dans certains cas, les autorités ecclésiastiques optent pour une canonisation (Thomas Cantiloupe, Thomas Becket…).

 

 Quand la rumeur génère un mouvement d’hostilité contre une catégorie de population (juifs, lépreux, pauvres et autres marginaux) là encore, elle rassemble. Le bruit d’un viol commis sur une jeune fille vierge, le meurtre d’un enfant peuvent être à l’origine d’une opération de lynchage collectif contre le coupable, prélude à une pendaison que toute la population réclame d’une seule et même voix.

 Quand la rumeur génère un mouvement d’hostilité contre une catégorie de population, elle rassemble 

La rumeur apparaît ainsi comme vecteur de cohésion sociale et, dans le processus qui aboutit à la désignation de boucs émissaires, il n’existe pas d’antagonisme entre les autorités qui agissent par le biais de la justice et l’opinion publique. La rumeur qui stigmatise les comportements les plus odieux (les crimes que l’on qualifie « d’énormes » : lèse-majesté, meurtre, infanticide, viol, hérésie, sorcellerie…) est propice à un repli de la société sur ses valeurs fondamentales et à un rassemblement autour des institutions qui assurent l’ordre et la paix.

 

Surtout, la rumeur contribue à définir le corps social. Elle désigne « l’autre » — celui en qui on ne se reconnait pas — et soude la communauté qui la diffuse ou qui la reçoit. Ainsi, même reconnue comme fausse ou comme objet de propagande, elle est reçue, voire diffusée, par certains, qui décident d’y adhérer sciemment parce que cette adhésion constitue un marqueur identitaire. Le bruit transmis de bouche à oreille mais surtout partagé renforce le lien entre les individus et manifeste l’appartenance à un groupe culturel et social.

 

La rumeur médiévale reste difficile à définir et à étudier tant elle est protéiforme. Arme des humbles contre le pouvoir, et crainte par lui pour les désordres qu’elle est susceptible d’occasionner, elle peut aussi être mise à son service, savamment instrumentalisée, au même titre que certaines formes d’écrit. Ferment de sédition, la rumeur peut diviser et semer la discorde et la haine mais elle peut aussi fédérer et construire une conscience identitaire. Elle est donc le fruit de processus contradictoires qui éclairent et sont éclairés par des contextes particuliers.

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À lire également dans le dossier « Du Moyen Âge à Internet, les ressorts de la rumeur »
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Références


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Illustrations
Voicy , Rumeur qui ne prend pas, Les Lépreux, Laura Paoli Pandolf

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