La société numérique

La société numérique

Comment les ordinateurs en réseaux ont-ils bouleversé nos pratiques culturelles et sociales ? 23 experts livrent leurs points de vue.

Temps de lecture : 3 min

Le numéro anniversaire des 50 ans de la revue Communications et intitulé « Cultures du numérique » dresse un panorama des différentes mutations initiées par le numérique dans notre vie quotidienne. Celles-ci concernent tout aussi bien l’audiovisuel que l’administration, le management, la santé, le marketing, le droit, ou encore le rapport aux autres autant qu’à soi.

Le numérique avec ses innovations régulières, rapides, globales, rythme et induit de nouveaux usages et outils d’organisation. Au-delà de la technique, quelles pratiques et intentions le numérique fait-il apparaître ? L’étude menée par le chercheur Antonio A. Casilli, accompagné d’une vingtaine de spécialistes, propose ainsi une philosophie des nouveaux usages.
 
Il s'agit tout d'abord d'observer la transition numérique telle qu'elle transforme l'individu. Ce que Julie Denouël aborde en étudiant les « formes de présentation électronique de soi ». La chercheuse à l’Université Montpellier-III a ainsi analysé les pages personnelles d’internautes pour mieux éclaircir leur identité sur la Toile.
 La présentation électronique de soi est à la fois intrapersonnelle, en ce qu’elle est propice au récit de soi (...) ; interpersonnelle, parce qu’elle permet d’intégrer des liens vers d’autres pages ; et dynamique puisqu’elle peut être enrichie et réactualisée à l’envie. 
Le pseudonyme, l’avatar et la possibilité de multiplier les profils permettent tour à tour de se dévoiler intimement, de se travestir, de se dissimuler. Mais l’intérêt recherché est-il uniquement individualiste ? Rien n’est moins sûr, selon l’universitaire pour qui, « centrés sur soi, les éléments identitaires mis en ligne n’en demeurent pas moins orientés vers autrui, dont on attend une réaction, voire une évaluation (même dépréciative), en retour. »
 
Si l’on peut aujourd’hui partager sans limite ses émotions, son expérience, son activité en temps réel mais aussi se construire un personnage, il existe également un processus de validation. Dans Les liaisons numériques (Seuil, 2010), Antonio A. Casilli estime ainsi qu’une personne encourt le risque de se faire écarter de la communauté si le manque de sincérité vient à briser la confiance de ceux à qui l’on s’adresse. 
 
C’est tout naturellement que Dominique Cardon poursuit la réflexion sur les réseaux sociaux. Membre de l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) et chercheur à Orange Labs, il insiste sur l’existence d’un double mouvement : « Un processus de subjectivation qui conduit les personnes à extérioriser leur identité dans des signes qui témoignent moins d’un statut incorporé et acquis que d’une capacité à faire (écrire, photographier, créer...) ; et un processus de simulation qui les conduit à endosser une diversité de rôles exprimant des facettes multiples de leur personnalité ».
 
 Fragments d'identité numérique par La Fabrique des Blogs / Flickr

L’objectif serait ainsi de marquer sa singularité et son originalité pour être remarqué des autres. Il bat ainsi en brèche l’idée selon laquelle les réseaux sociaux n’auraient qu’un caractère narcissique. Dominique Cardon préfère parler « d’exploration curieuse du monde ».

Il rejoint en ce sens la pensée de François de Singly (Les uns vers les autres. Quand l’individualisme crée du lien, Armand Colin, 2003) et l’analyse d’Olivier Donnat (Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, La Découverte, 2008) pour qui Internet n’a pas replié les individus sur eux-mêmes mais a au contraire enrichi leur sociabilité et renforcé des liens qui se seraient sinon distendus.
 
Les nouvelles formes de sociabilité ont également investi les domaines de la production et de la consommation. Ceux-ci tendent d’ailleurs à se confondre et les deux termes s’amalgament en « prosumer », titre de l’article de Valérie Beaudouin, chercheuse à Paris Tech. Elle prend ainsi en exemple le cas du logiciel libre, « innovation horizontale » car mise au point par les utilisateurs.

Cette forme de production coopérative est également récupérée par les entreprises, qui « captent les externalités positives (ainsi réalisées) à leur profit. Elles apprennent aussi à susciter l’engagement bénévole des utilisateurs comme manière d’externaliser une partie de leur activité [...] L’activité productrice des consommateurs, leur capacité à créer et à évaluer est ainsi une ressource gratuite utilisée par les entreprises », constate Valérie Beaudouin.
 
Pierre-Antoine Chardel (Institut Télécom) et Bernard Reber (Université Paris Descartes) poursuivent la réflexion en se penchant sur les risques éthiques des médiations électroniques. « Cette communication favorise une rationalité instrumentale qui prend le pas sur une rationalité pleinement communicationnelle. Or il y a une telle disproportion entre la rapidité des outils collaboratifs et la lenteur de la communication humaine que le risque est de vouloir imposer plus de vitesse et de rationalité avec autrui. »
 
Ils observent ainsi un pragmatisme exacerbé dans la sphère professionnelle avec des messages courts, au langage appauvri et dépouillé de toute mise en contexte. Cette situation serait ainsi source d’incompréhension voire de tensions. La communication électronique peut également être une ruse en demandant plus d’exigence au destinataire que cela ne serait possible lors d’une conversation en face-à-face. Dans la vie personnelle, l’omniprésence de ces outils de communication serait devenue un moyen de contrôle plus que de dialogue comme le terme « communication » le laisserait penser.
 
Le numérique a par ailleurs facilité la surveillance. « De nombreuses entreprises ont pour activité le traçage de nos pratiques numériques », explique ainsi Laëtitia Schweitzer. « Il s’agit pour elles de déterminer notre profil de consommateur afin d’alimenter des stratégies marketing, de collecter des données qui pourront être soumises à une valorisation publicitaire et revendues sous formes de fichiers.»

Elle parle ainsi de « double informationnel » pour caractériser notre identité numérique construite sur la base de ces données glanées sur la Toile et même de « servitude volontaire » pour ce qui est des éléments que nous exposons de notre gré.
 
Le psychanalyste Serge Tisseron livre, dans sa contribution, ce qui pourrait être une des conclusions de ce numéro consacré aux cultures du numériques : « S’habituant à ce que son intimité soit surveillée, chacun finit s’octroyer la liberté de surveiller ses proches. Le problème d’Internet et des nouvelles technologies n’est pas seulement de savoir jusqu’où les nouvelles générations accepteront de leur plein gré de montrer une part croissante de leur intimité mais de savoir jusqu’où elles s’accorderont le droit de contrôler l’intimité d’autrui. »


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Crédits photo :
- Illustration : Communication par Joan M. Mas / Flickr ;
- Couverture de la revue Communications, Centre Edgar Morin (D.R) ;

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