Aujourd’hui, le transmédia s’est installé dans l’écosystème de la TV. Mais en 2001, mêler télévision, Internet et téléphone était un défi, relevé par le Loft. Depuis, 15 ans d’expérimentations ont transformé la téléréalité en grand feuilleton transmédia. Retour sur une innovation.
En avril 2001, la téléréalité arrive en France. Et avec elle, le transmédia. Cela s’appelait Loft Story et c’était inédit. Pour la première fois, un programme de télévision dépassait le cadre strict du petit écran. L’histoire se développait sur plusieurs médias (télévision, Internet et téléphone), donnait à chacun un rôle spécifique, et permettait au téléspectateur de vivre une expérience plus immersive et participative que celle à laquelle il était habitué. La formule gagnante était en train de voir le jour. Restait à l’affiner jusqu’à proposer un gigantesque récit transmédia, avec Internet pour vaste laboratoire.
Les débuts : expérimenter le transmédia dans un programme
À l’époque de Loft Story, à côté des émissions quotidiennes et hebdomadaires, M6 proposait de suivre les aventures des lofteurs(1) à travers un live, c’est-à-dire en direct, en continu, 24h/24 (puis 22h/24 après l’instauration des pauses CSA). Il était accessible sur le site www.loftstory.fr(2) moyennant une souscription payante, ou par le canal 27 de l’ancien bouquet numérique de la télévision par satellite TPS. Le téléphone s’est vu attribuer un rôle phare dans l’intrigue. Il était au cœur du dispositif d’élimination : les téléspectateurs choisissaient qui devait rester en appelant d’un poste fixe ou en envoyant par SMS le numéro auquel était associé le prénom du participant. C’était l’apparition du fameux « tapez 1, tapez 2, etc. ». Avec le Loft, le programme ne se raconte plus uniquement via le téléviseur. L’intrigue se tricote sur les trois médias à la fois, à des degrés plus ou moins poussés.
De 2001 à 2011, s’ouvre alors une période où on expérimente la convergence entre la télévision, Internet, et le téléphone pour raconter une histoire dans le cadre d’une téléréalité. Certaines à gros budgets, comme Star Academy ou La Ferme Célébrités, se situent dans la lignée directe de Loft Story. Elles proposent :
- des émissions quotidiennes faisant le point sur les événements forts de la journée, programmées de façon linéaire via la télévision hertzienne et généraliste
- des émissions hebdomadaires résumant la semaine et se concluant sur une élimination décidée par les téléspectateurs via le téléphone fixe ou portable, également programmées linéairement par un diffuseur généraliste
- des lives 22h/24 surune chaîne du câble et/ou un site Internet lié à celui des diffuseurs.
D’autres, comme La Nouvelle Star ou Koh-Lanta, ne font l’objet que d’une diffusion linéaire hebdomadaire. Parmi elles, certaines mobilisent le vote des téléspectateurs par téléphone (La Nouvelle Star), alors que d’autres recourent à un procédé d’élimination entre les participants (Koh-Lanta).
Peu à peu, le live n’a plus cours. Pourtant, l’idée d’une convergence entre les trois médias s’ancre. Tout comme l’idée qu’en téléréalité, l’intrigue s’approfondit sur Internet. Toutefois, pendant cette décennie, il n’y a pas de modèle clair. On cherche.
Internet devient un laboratoire du transmédia
Entre essais et tâtonnements, Internet devient un laboratoire du transmédia. Pour les professionnels, c’est un lieu d’expérimentation des formules à succès à venir. Pour les téléspectateurs, c’est un espace de découverte d’un nouveau mode de consommation des programmes. Plus diversifié. Plus intense. Plus actif. Plus en lien constant avec les autres.
Les sites officiels des diffuseurs et les forums indépendants se développent les uns à côté des autres. Bien qu’ils traitent du même sujet, chacun forme avant tout un univers autonome. C’est-à-dire qu’ils ne racontent pas encore le grand récit que deviendra la téléréalité.
Sur les sites officiels, des interfaces numériques donnent accès à un embryon de télévision de rattrapage. Ils offrent également une extension gratuite du live introduit par Loft Story, ainsi que des interactions accrues avec le contenu TV. Par exemple, lors de la Star Academy 7, en complément de la diffusion numérique en direct, le site de TF1 propose une chaîne web : la Star Ac’ TV. À la fin de chaque émission quotidienne, elle permet de suivre une connexion live non payante jusqu’à 19 h 20. Le samedi, les téléspectateurs peuvent y regarder gratuitement et sans montage la professeure d’expression scénique commenterles prestations de l’émission hebdomadaire. Le reste du temps, la chaîne propose des contenus précédemment diffusés à la TV (émissions quotidiennes, hebdomadaires ou débriefs). Ces derniers sont mis en ligne l’un après l’autre, et à regarder lors d’un rendez-vous précis. Les replays, ces programmes stockés sur le site accessibles à n’importe quel moment, n’existent pas encore.
Ce n’est qu’à partir des années 2010 que les échanges entre les candidats et le public feront partie intégrante des us et coutumes de la téléréalité
Au registre « interactions accrues avec le contenu », la Star Ac’ TV est complétée par une autre partie du site de TF1 : les blogs. Ils donnent la possibilité de correspondre avec les candidats. L’initiative n’est pas couronnée de succès, car les participants ne répondent pas aux messages des téléspectateurs. Ce n’est qu’à partir des années 2010 que les échanges entre les candidats et le public feront partie intégrante des us et coutumes de la téléréalité.
Durant la première décennie des années 2000, seuls les forums autonomes sont réellement des espaces numériques interactifs. C’est le cas de Comlive qui, créé en 2003 et fermé en 2016, fut le premier forum généraliste européen pendant cette période. Leurs membres, les « forumeurs », s’y livraient à une recherche intense de contenu narratif sur les différents médias pour le partager avec les autres, explorant aussi bien les sources web que papier.
Lorsqu’une émission était annoncée, avant sa diffusion, ils exposaient le projet à la communauté numérique, et ils mettaient en ligne des photos des lieux où le programme devait se dérouler. Lorsque la diffusion était en cours, ils consacraient au moins un sujet à chacun des candidats pour relayer leur parcours de vie tel qu’il était communiqué dans la presse. Et surtout, ils comblaient les lacunes narratives de la quotidienne par des morceaux du live. Lorsque la saison d’un programme était terminée, ils faisaient savoir ce que les participants étaient devenus.
L’essentiel de l’activité consistait à commenter abondamment. Tout d’abord les programmes annoncés : la mécanique, l’animateur pressenti, les lieux semblaient-ils attractifs ? En préférait-on d’autres ? Lesquels ? Selon quelles modalités ? Lors de la diffusion, les « forumeurs » regardaient bien souvent les programmes avec leur ordinateur portable sur les genoux et discutaient en temps réel. La production faisait-elle preuve de favoritisme ? L’éviction de tel candidat paraissait-elle justifiée ? Les votes semblaient-ils orientés ? Tel participant s’était-il bien ou mal comporté envers tel autre ? Ils exprimaient également leurs préférences pour certains candidats, les justifiaient, et soumettaient leurs arguments aux autres membres qui, à leur tour, réagissaient(3).
Les années 2000-2010 sont dominées par le récit que l’on voit à travers le téléviseur et dans le cadre d’un seul et unique programme. C’est lui qui irrigue ce qui a cours sur Internet. Jamais l’inverse. L’activité des forums n’est pas encore réinjectée dans les programmes et le potentiel narratif des sites des diffuseurs reste périphérique. Le direct via un canal web apporte des éléments de récit supplémentaires, cependant il disparaît au cours de la décennie en partie à cause du statut de salarié octroyé le 3 juin 2009 par la Cour de Cassation aux candidats de téléréalité (Secret Story en 2009), et en partie pour des raisons de contrôle éditorial du contenu diffusé et une question de rentabilité (Dilemme en 2010), ce qui renforce la prépondérance de l’intrigue purement télévisuelle.
La téléréalité évolue en un grand feuilleton transmédia
En réunissant d’anciens participants, Les Anges crée un immense nœud narratif entre toutes les émissions, chacune devenant à la fois la source et l’extension d’un grand récit
C’est à partir de 2011, avec Les Anges, que la téléréalité se transforme en un gigantesque feuilleton transmédia. En réunissant d’anciens participants, cette téléréalité crée un immense nœud narratif entre toutes les émissions, chacune devenant à la fois la source et l’extension d’un grand récit.
On voit apparaître des candidats récurrents de programme en programme et d’année en année, comme Amélie Neten. Avec ses débuts dans Secret Story 4 en 2010, sa participation aux Anges saison après saison, ses interventions régulières comme invitée dans Secret Story(4), son activité de chroniqueuse au Mad Mag, puis d’animatrice de La Revanche des Ex, elle est devenue incontournable en téléréalité.
Qu’il s’agisse de réseaux sociaux ou de presse people, ces participants à répétition jouent un rôle crucial grâce à leur activité sur le web. Car entre déclarations chocs, clashs, explications, pardon, réconciliation, nouveau conflit, ils assurent la continuité narrative entre les programmes.
Ils sont suivis dans les émissions et sur le web par leurs fans qui s’agrègent en groupes de soutiens numériques, les « teams ». Un conflit surgit entre deux candidats ? Immédiatement leurs teams respectives s’affrontent sur les réseaux à coup de punchlines(5), chacune défendant son champion.
En résumé, on ne suit plus un programme, on suit un candidat à travers différentes émissions et sur Internet. Les diffuseurs se mettent au diapason en délinéarisant les contenus. En plus des replays, leurs plateformes web proposent des mini-récits à regarder à sa guise en fonction des participants qu’on apprécie, de ses disponibilités dans la journée et des supports qu’on préfère (smartphone, tablette, ordinateur etc.). Ce sont des vidéos thématiques de quelques minutes chacune(6). Elles découpent chaque épisode en isolant les différents moments dévolus à tel ou tel candidat. Elles sont agrémentées d’autres vidéos « bonus » ou « inédites » fournissant un complément narratif aux épisodes et aux petites vidéos qui en sont issues(7).
À chaque nouveau rebondissement les concernant, sur leurs comptes (surtout Twitter), les candidats relayent les liens vers ces vidéos. Au passage, ils commentent l’intrigue pour inciter leurs abonnés à s’impliquer.Les comptes Twitter des chaînes et des émissions indiquent également les moments phares de chaque épisode, liens à l’appui. Le web propose ainsi une sorte de récit à la carte qui permet à chaque téléspectateur de suivre la partie du programme qui l’intéresse.
L’intrigue n’évolue pas uniquement dans une téléréalité à proprement parler ou sur les réseaux des candidats, elle se déploie également dans un nombre croissant de médias classiques et web.
Des talk-shows faisant rebondir le vaste feuilleton en dehors des frontières de chaque émission de téléréalité apparaissent. Le précurseur en la matière, c’est Le Mag, devenu Le Daily Mag, puis à nouveau Le Mag puis Le Mad Mag. Créé en 2011 par NRJ 12 comme rampe de lancement des Anges, il recrute ses chroniqueurs parmi d’anciens candidats, et invite régulièrement des participants de téléréalité pour commenter l’actualité de cette dernière, que les programmes soient diffusés par NRJ12 ou par d’autres chaînes. En 2015, NT1 lance à son tour un talk-show sur la téléréalité : Le Débrief. À son arrivée à l’antenne, c’est un prolongement de Secret Story. Il promet aux téléspectateurs de rester en connexion constante avec ce qui se passe dans la « Maison des Secrets »(8) et de diffuser les images en direct en cas d’événement notable. Il demande également aux participants récemment éliminés et à certains candidats des saisons précédentes de s’exprimer sur l’intrigue. En 2016, le concept du Débrief s’élargit à La Villa des Cœurs Brisés 2. Déjà enregistrée, cette émission ne permet pas de connexions live, de sorte que seules les interactions des animateurs (Christophe Beaugrand et Elsa Fayer), de la coach en relations amoureuses (Lucie Mariotti) et des candidats alimentent la discussion.
Finalement, le grand récit de la téléréalité s’écrit selon deux modes complémentaires. Tout d'abord, il y a une narration principale, linéaire où un programme succède à un autre, la continuité entre ceux-ci étant assurée par le web (presse, blogueurs, candidats, téléspectateurs dont ceux agrégés en « teams »). Ce récit horizontal est étoffé par une intrigue parallèle, ricochant de média en média (talk-shows et web). Se répondant les uns aux autres, ces derniers font rebondir l’intrigue à l’infini… ou presque.
Nathalie NADAUD-ALBERTINI, Constituer une innovation télévisuelle. Le contenu et la réception numérique des émissions de téléréalité en France, thèse de doctorat, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2011, 570 p.
Nathalie NADAUD-ALBERTINI, 12 ans de téléréalité… au-delà des critiques morales, Bry-sur-Marne, Ina Éditions, 2013.
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Crédits photos : Les anges 9. Les anges anonymes et Fabrice. Photo Philippe Le Roux. Avec l'aimable autorisation du service de presse de NRJ12 Mia Frye au sujet de l'émission La Ferme des célébrités. Archives Ina/YouTube #LaVilla2 Nathalie succombera-t-elle à la tentation ? La Villa des coeurs brisés/YouTube
(1)
Les candidats du programme.
(2)
[NDLR] Le site n'est plus en ligne.
(3)
Nathalie NADAUD-ALBERTINI, Constituer une innovation télévisuelle. Le contenu et la réception numérique des émissions de téléréalité en France, thèse de doctorat, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2011, 570 p.
(4)
Secret Story a pris l’habitude de faire entrer temporairement d’anciens candidats dans l’émission.
(5)
Des phrases chocs.
(6)
Par exemple : le rendez-vous gênant d’Anaïs et Antho dans La Villa des Cœurs Brisés .
(7)
Par exemple : le rendez-vous d’Anaïs et Antho dans sa totalité .
(8)
L’endroit où vivent les candidats dans Secret Story.