La télévision au centre de la bataille présidentielle

La télévision au centre de la bataille présidentielle

Depuis l’élection au suffrage universel du président de la République, la télévision est au cœur des campagnes électorales. Techniques de communication, rôle des débats, place du citoyen téléspectateur... Quelles sont les évolutions dans le traitement médiatique des campagnes depuis 1965 ?  

Temps de lecture : 20 min

 

Depuis que le général de Gaulle est revenu au pouvoir en 1958, et la mise en place la Ve République, les Français ont connu 10 campagnes électorales qui ont permis d’élire le président de la République au suffrage universel direct. 91 candidats ont défendu leurs idées. Parmi eux, sept seulement ont été élus.

Pour raconter les évolutions qui ont marqué ces élections, nous choisissons ici de suivre les campagnes électorales de 1965 — premières élections au suffrage universel direct — à aujourd’hui en dégageant les changements en matière de communication politique, qui tend souvent à se confondre avec la campagne elle-même. Il n’existe évidemment de programme que s’il est publicisé, d’identité stratégique des candidats que s’ils apparaissent dans l’espace public par des modes de communication spécifiques. Les frontières entre la politique et la communication politique sont ténues, c’est pourquoi nous nous limiterons le plus souvent aux évolutions qui touchent la communication à la télévision, devenue le média dominant dans les années 1970(1) .

Nous dégagerons neuf principales composantes de la communication politique , dont nous montrerons les principaux changements. Choisir pour cette article le cas des élections présidentielles nous a semblé pertinent, tant cette élection constitue le point d’orgue de la vie politique française pour des raisons liées à la Constitution de la Ve République, dans lequel le président de la République est au centre du pouvoir pour de longues années et, également, des raisons communicationnelles : la nationalisation de ce scrutin favorise les débats d’ampleur dont l’issue est extraordinairement personnalisée et dramatique (on songe au portrait du candidat élu qui apparaît progressivement à l’écran à l’issue d’un suspense de haut vol…).

 

Professionnalisation des campagnes : du marketing politique à la « war room ».

Les élections de 1965 sont les premières ayant permis d’élire le président de la République au suffrage universel direct. Elles sont restées dans l’histoire française comme celles qui ont utilisé, pour la première fois, les techniques du marketing politique importées des États-Unis. Cette élection présidentielle, dans la lignée des scrutins qui l’avaient précédée, auraient dû ressembler à un plébiscite. Il n’en fut rien. En revanche, elles préfiguraient bien une tendance lourde qui ne fera que s’accentuer : l’utilisation de conseillers en communication que les observateurs découvrent à cette occasion. Venus du monde de la publicité, ils préfigurent en 1964 une professionnalisation des campagnes électorales qui ne fera que s’accentuer.

C’est autour de la candidature de Jean Lecanuet que se sont déployées de manière visible les techniques de communication empruntées au marketing. Michel Bongrand, publicitaire devenu célèbre pour avoir fait connaître – et vendre — James Bond en France, se lance alors dans la politique. Il dévoilera en 2005 ses inspirations et ses objectifs : « J’ai assisté à la campagne de Kennedy aux États-Unis. Il va y avoir une élection présidentielle au suffrage universel pour la première fois en France en 1965, avec l’utilisation de la télévision me suis-je dit. On va faire un modèle de campagne présidentielle à la française, en supprimant les confettis, les chapeaux de paille, etc. Pas une campagne à l’américaine, mais une campagne résolument moderne »(2) , décide-t-il alors. « Résolument moderne », cela signifie utiliser des techniques de vente pour faire connaître son candidat.

 Le conseiller en communication, un professionnel de la vente, entre avec fracas dans la démocratie française 

Si les conseillers en communication récusent l’accusation de vendre leur candidat « comme des savonnettes », il leur est difficile de nier qu’il y a bien des points communs entre les deux activités. Le conseiller en communication, un professionnel de la vente, entre avec fracas dans la démocratie française. Et avec éclat. Jean Lecanuet, candidat du MRP (Mouvement républicain populaire) qui partait avec 3 % des intentions de vote, recueillera 15,78 % des voix deux mois après. Le général de Gaulle, qui n’a pas fait campagne, est en ballotage. On ne l’y reprendra plus et, entre les deux tours, il ne dédaignera pas de se présenter aux électeurs et d’expliquer ses projets. Les entretiens qu’il enregistre pour la télévision avec le journaliste Michel Droit n’ont pas grand-chose de commun avec le « cirque » de Michel Bongrand, mais il s’agit tout de même de la reconnaissance que la communication — au moins de ses idées — est incontournable et que la télévision est un moyen de communication privilégié pour persuader. Le Général avait, d’ailleurs, et c’était une nouveauté très importante, accordé par décret, en 1964, un temps d’antenne égal pour chaque candidat.

La question de l’utilité du marketing politique ne se posera plus. Pourtant, un certain opprobre plane toujours sur les techniques de communication et de persuasion. Denis Pingaud explique, ainsi, en 2013 que François Hollande est un « homme sans com’ »(3) ,c’est-à-dire méfiant à l’égard des conseillers en communication et de leurs techniques. Il est vrai qu’il a vu défiler autour de François Mitterrand des « sorciers » et des filous. La gauche, comme la droite, a en effet pris l’habitude de s’entourer  d’une armada de « spin doctors ». Ce terme anglais s’est imposé, il désigne ces personnages indispensables dorénavant aux hommes politiques, spécialistes de ce que l’on appelait auparavant, les techniques de propagande. Alastair Campbell au cœur d’une « war room », dirigée par et pour Tony Blair entre 1994 et 2003, a influencé les conseillers en communication français. Les élections sont devenues des guerres de conquête où  — presque – tout est permis.

La télévision, épicentre de la communication politique

Dans cette guerre, la télévision est au centre. Elle est devenue l’épicentre de la communication politique. Arène et enjeu, ce média récent – en France, il faudra attendre les années 1970 pour que presque tous les Français en soient équipés – est important pour des raisons simples : non seulement il peut toucher tous les Français, c’est-à-dire les électeurs, mais il les touche avec une combinaison d’images et de sons dont l’alliance est réputée donner ce mélange de plaisir et d’émotion, propre à entraîner la conviction. Tous les sondages l’attestent. La télévision est – de loin — la première source d’information pour les Français, particulièrement en période électorale(4) . Pourtant, le petit écran sous monopole est également sous haute surveillance. Le pouvoir politique qui nomme les responsables, qui contrôle les contenus, qui censure les médias audiovisuels, s’il accorde, à partir de 1964, à tous les candidats à l’élection présidentielle le même temps d’antenne, est constamment soupçonné (avec raison) d’intervenir et d’exercer des pressions.

La rupture progressive des liens entre les gouvernements et les médias est une évolution fondamentale dans l’histoire des campagnes électorales. Les étapes de la libéralisation sont bien connues et, même s’il y a eu dans la réalité de la vie des chaînes le maintien du poids des politiques sur les programmes, l’éclatement de l’ORTF en 1974, la fin du monopole de 1981 avec la création d’une instance de régulation la même année (Haute Autorité de la communication audiovisuelle), l’arrivée d’un secteur privé puissant à partir de 1987 ont permis que le traitement de la politique à la télévision se fasse d’une manière quasiment indiscutable. Les obligations posées par l’Instance en matière de temps de parole, le contrôle social et les négociations ouvertes entre les partis et les chaînes pour l’organisation des campagnes interviennent pour qu’elles se déroulent dans des conditions relativement peu contestées.

 BFM doit d’ailleurs son vrai lancement à une campagne électorale, celle de 2007 

L’autre évolution, fondamentale en ce qui concerne la place de la télévision dans l’espace public, c’est la multiplication de l’offre. Deux facteurs ont présidé à cette situation qui a vu l’offre de télévision passer de deux-trois chaînes pendant les 35 premières années de l’histoire de ce média à plusieurs dizaines entre 1984 et 2014. Tout d’abord, l’arrivée de chaînes privées puis la numérisation de l’audiovisuel qui a permis la création de petites chaînes thématiques. Parmi celles-ci, les chaînes d’information continue ont eu un impact notable. CNN, l’américaine, a fait vivre la première au monde la guerre du Golfe « en direct » en 1991, LCI, la française, a montré que les Français étaient eux aussi capable de traiter l’information en temps réel. Mais, la chaîne d’info de TF1, cryptée comme iTELE (créée en 1999), n’a pas changé la donne. Contrairement à BFM qui démarre en novembre 2005, en clair. Cette chaîne doit d’ailleurs à une campagne électorale, celle de 2007, son vrai lancement. La chaîne du groupe NextRadio accepte en effet d’organiser une rencontre le 28 avril 2007, entre Ségolène Royal, la candidate socialiste retenue pour le deuxième tour de l’élection présidentielle et François Bayrou, président de l’UDF arrivé, lui, troisième. Ce débat très particulier est présenté comme un événement « historique ». Et en effet, s’il n’a pas changé la face de cette élection, il marque le mariage réussi entre la politique et les chaînes d’information continue. D’autres chaînes du même type s’ajouteront : France 24, franceinfo, modifiant profondément la communication politique, en particulier pendant les périodes électorales. Citons les changements les plus remarquables introduits par l’arrivée de ce type de chaînes : multiplication des débats, temps supplémentaire accordé aux hommes politiques, mise en avant d’hommes politiques de second rang, autrefois invisibles, multiplication des « experts », reportages sur les coulisses, discours et meetings filmés en intégralité (et en direct)...

Pour Alastair Campbell, les « changements dans le monde des médias (en particulier les chaînes d’info continue et Internet) ont entraîné des changements sous-estimés par les Français : les médias exercent une pression sur les projets politiques pour être de plus en plus tactique, alors qu’il faut être stratégique (5) ». Cette citation ouvre des portes que l’on n’ouvrira pas ici…

Déclin et reconfigurations de la communication traditionnelle

Cette nouvelle télévision n’a pas fait disparaître la communication traditionnelle. Elle en a cependant accéléré la marginalisation. Les spots télévisés apparus dans les années 1960 n’ont en effet pas grand-chose en commun avec ceux qui sont diffusés dans les années 2000, mais ils ont le même objectif : porter le message politique du candidat. Dès lors, ils portent l’opprobre de la propagande. Réalisés avec plus d’efficacité et de moyens, les spots télévisés sont aujourd’hui plus agréables à regarder, mais les progrès dans la forme ne parviennent pas à faire oublier leur péché originel, ni la rigidité de leur format. Perdus dans la multiplicité des écrans et des programmes, leur audience est aussi négligeable que leurs effets de persuasion(6) . 5 % seulement des personnes interrogées par un sondage en 1988 déclarent que les spots sont les meilleurs moyens de s’informer au cours d’une campagne officielle(7) .

Alexandre Borrell a montré que le contenu des spots, ces petits films de propagande réalisés par les partis dans le cadre de la campagne officielle, cherchaient de plus en plus à  se démarquer des autres familles politiques (gauche versus droite) présentes dans la campagne ; les signes d’appartenance aux partis y sont donc forts et réaffirmés par la présence insistante dans les spots des publics ciblés par ces partis.

 Les citoyens téléspectateurs préfèrent les émissions dans lesquelles les hommes politiques interviennent en interaction avec des professionnels des médias 

Ces spots, réalisations éphémères et mal aimées, ne disparaissent pas des campagnes électorales médiatiques, mais les citoyens téléspectateurs leur préfèrent les émissions dans lesquelles les hommes politiques interviennent en interaction avec des professionnels des médias, en particulier les journalistes. Pour 50 % des personnes interrogées en 1988, c’est la meilleure façon de s’informer sur les campagnes.

Les citoyens s’invitent dans les émissions politiques

Les émissions politiques interviennent très tôt à la télévision(8) . Nous n’évoquerons ici que les grandes émissions qui naissent le temps d’une campagne électorale. Car, comme le dit Éric Darras, « les émissions politiques se saisonnalisent autour des principales échéances électorales(9)  ». Non seulement le temps d’antenne politique augmente et conduit les émissions récurrentes à s’adapter aux nouvelles contraintes (en fonction des obligations légales, des caractéristiques de chaînes et des spécificités du contexte électoral), mais l’on voit également apparaître des émissions spécifiques. Le format classique des émissions politiques : un homme politique face à un ou plusieurs journalistes n’a pas disparu depuis les Face à face, et autres Cartes sur table, L’Heure de vérité ou À armes égales.

On peut observer toutefois, depuis les années 1960, trois tendances fortes qu’il est difficile de mesurer quantitativement. La première évolution touche à l’élargissement des interlocuteurs. Les journalistes font appel de plus en plus en souvent à des « collaborateurs extérieurs » pour les appuyer dans leur face à face avec les hommes politiques. Des « experts », des personnalités de la société civile (syndicalistes, entrepreneurs, représentants de tel ou tel organisme viennent poser des questions, à partir du lieu où ils sont « légitimes ».

 À l’occasion de la campagne présidentielle de 2007, ce sont les citoyens ordinaires qui s’installent sur les plateaux des émissions politiques  

À l’occasion de la campagne présidentielle de 2007, ce sont les citoyens ordinaires qui s’installent sur les plateaux des émissions politiques. Cette présence du « peuple » en renfort des journalistes n’est pas nouvelle. Mais ce qui est frappant, c’est qu’en 2007 la présence de « panels » de téléspectateurs s’accompagne de ce qui apparaît comme une véritable nouveauté, le quasi effacement du journaliste. Ainsi, dans J’ai une question à vous poser (émission créée par TF1 pour la campagne de 2007), Patrick Poivre d’Arvor se contente de donner la parole – en direct — aux personnes présentes sans intervenir. La prise de risque créée par le dispositif a prouvé son efficacité. Non seulement les politiques se sont vu interpeller avec une violence et une authenticité remarquables, mais le public ne s’y est pas trompé : avec un pic d’audience à 10,6 millions de personnes devant le J’ai une question à vous poser avec Ségolène Royal, la Une a réussi un exploit inégalé depuis 15 ans.

L’infotainment et la fin des tabous : dérision, rire, vie privée…

Notons que ce remplacement des journalistes par des « Français représentatifs » n’a pas été renouvelé. En 2012, le « peuple » n’est déjà plus présent qu’à travers ses questions posées via Internet aux journalistes sur le plateau. En revanche, la troisième tendance touchant les émissions politiques — la mise en place dans les émissions politiques d’éléments touchant à la vie privée du personnel politique —, non seulement s’installe durablement – à travers les questions des journalistes, la monstration de photos, etc., mais elle va déborder les émissions strictement politiques.

 Aujourd’hui, c’est le mélange entre le divertissement et le politique qui provoque des réactions inquiètes  

Selon les trois missions de l’audiovisuel de service public, la télévision a comme tâche « d’informer, de cultiver et distraire ». S’il s’agissait, pour ceux qui ont édicté ces consignes, de trois tâches séparées, les professionnels des médias n’ont eu de cesse de les mélanger, de féconder les vertus de l’une par les avantages de l’autre. C’est dans le franchissement délibéré de frontières parfois « taboues » que, souvent, est née la nouveauté. C’est tellement vrai que les responsables de la télévision s’en sont inquiétés et ont rappelé la nécessaire « séparation des genres » dans les programmes. L’inquiétude est apparue à propos de documentaires considérés comme trop politiques. Aujourd’hui, c’est le mélange entre le divertissement et le politique qui provoque des réactions inquiètes. Les anglophones ont inventé le terme d’ « infotainment » pour ces programmes mélangeant les genres, conçus pour faire rire (magazines, émissions de dérision, jeux ou téléréalité..) par rapport à ceux qui sont destinés à informer. Ce type de programmes n’a cessé de se développer et d’entrer dans le champ de la communication politique.

Même si les périodes de campagne électorale ont été « préservées » de la dérision généralisée caractérisant notre société, qui porte à la fois sur les personnes, les partis et les programmes, elle imprègne à ce point l’espace public médiatique (les réseaux sociaux ayant accentué le phénomène) qu’il est important de l’évoquer. D’ailleurs, les hommes politiques ont commencé à se défendre du mordant de l’humour d’une part, en refusant les invitations à ce type d’émission et, d’autre part, en prenant position fermement contre le mélange des genres. Ainsi, François Fillon, le 27 octobre 2016, a reproché à L’Émission politique de France 2 , importante dans le calendrier médiatique des primaires de la droite la présence de Charline Vanhoenacker (journaliste belge à l’humour décapant) que la rédaction de cette émission avait chargé d’assurer la conclusion. « Je ne suis pas totalement convaincu que ce soit parfaitement approprié de conclure une émission politique où l'on parle de sujets qui sont tous très difficiles, de cette façon », a-t-il expliqué.

C’est pourtant ce même François Fillon qui a accepté de répondre aux suaves questions de Karine le Marchand dans son émission d’un nouveau genre, Une ambition intime, le 22 novembre sur M6, où elle aborde dans un contexte « glamour » des sujets aussi « politiques » que les sourcils du candidat aux primaires… C’est au nom de la hiérarchie entre le politique et son caractère « sacré » et les questions plus terre à terre qui touchent au privé que le franchissement de frontières entre le public et l’intime, surtout dans la vie politique, avait été longtemps condamné par l’opinion publique française. Pourtant, les médias n’ont pas attendu 2016 pour poser des questions aux politiques sur leur vie privée, que ce soit dans les émissions politiques : Questions à domicile (TF1) ou Des paroles et des actes (France 2) ou dans des émissions de divertissement (Henri Chapier interrogeant Ségolène Royal sur son Divan , par exemple). Et cela ne date pas de 2016 que les publics ont répondu « présents » devant ce type de programmes. Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas cessé de se développer avec succès.

En janvier 2008, dans sa conférence de presse rendue célèbre par la formule employée par le nouveau président Nicolas Sarkozy, « Avec Carla, c’est du sérieux », ce dernier avait bien rendu compte de cette évolution où la rupture des digues jadis élevée entre la vie privée et la vie publique des hommes et des femmes politiques est devenue si évidente, si normale pour les uns comme pour les autres, que l’on a pu dire que la défaite de Lionel Jospin en 2002 aurait pu être enrayée par sa présence au Grand Journal de Canal+, temple de l’infotainment.

Faire l’événement à tout prix

Passer chez Karine Le Marchand, c’est d’abord « faire l’événement » et « faire le buzz »… version numérique de la reprise médiatique. En effet, les médias surmultipliés sont friands de nouveauté : se faire « maltraiter » chez Thierry Ardisson, moquer ou agresser chez Marc-Olivier Fogiel ou chez Laurent Ruquier, se faire « confesser » chez Mireille Dumas, c’est encore passer à la télé… Si l’idée qu’il faut être présent dans la petite lucarne est indispensable à une carrière politique n’est pas nouvelle  — longtemps, les hommes politiques ont cru qu’il suffisait d’apparaître pour convaincre —, elle a été théorisée par de célèbres communicants. Il faut saturer l’agenda des médias, proposer un événement par jour pour que la presse et l’audiovisuel n’aient d’autre choix que de suivre l’actualité des hommes politiques et que ce ne soit pas l’inverse. Toute proposition est bonne. C’est le règne des « pseudo-events(10) ». Déclarations à l’emporte-pièce, déclinaison d’un programme que les citoyens transformés en consommateurs découvrent au gré des interviews et des JT.

La « triangulation » est apparue pour les hommes politiques des années 2000 comme un mode de communication adapté à la nouvelle offre médiatique. Il s’agit pour une personnalité politique de s’adresser aux siens avec les mots et/ou les références de la famille politique opposée. Inspirée de Dick Morris, conseiller en communication de Bill Clinton, cette technique — qui repose également sur les sondages et une bonne connaissance de la société — a été réutilisée par Tony Blair avec succès et, en France, par Nicolas Sarkozy avec l’aide d’Henri Guaino et par Ségolène Royal avec son seul instinct. En effet, les médias vont répéter en boucle les déclarations de Ségolène Royal proposant de faire prendre en mains les mineurs délinquants par l’armée. Quant aux discours de Nicolas Sarkozy, ils clament l’attachement du candidat de droite à « l’esprit des Lumières », à Jaurès, à Blum et au Front populaire… Comprenne qui pourra… Mais les médias s’emparent de ces références et en font leurs choux gras.

Cette technique n’est pas si loin des « petites phrases » des campagnes électorales, ni même des « éléments de langage », si utiles pour se construire des « marqueurs ». Les petites phrases(11) , héritières des slogans fabriquées par les services de propagande, paraissent — à tort — plus improvisées. Destinées souvent à frapper fort l’adversaire : ce sont « des mots qui tuent ». En général préparées en amont des débats par des spécialistes de la communication, elles ont  vocation à être reprises par les médias. Les plus célèbres sont devenues des refrains de la vie politique. « Vous n’avez pas le monopole du cœur », vous êtes un « homme du passé » a asséné Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand lors de la campagne présidentielle de 1974, qui lui a répondu sept ans après "Vous avez tendance à reprendre le refrain d'il y a sept ans : l'homme du passé. C'est quand même ennuyeux que, dans l'intervalle, vous soyez devenu, vous, l'homme du passif. « Travailler plus pour gagner plus », « L’ordre juste », « Moi président de la République », ces slogans marquent comme des sceaux les jeux et les enjeux des campagnes électorales.
 

 

 On prépare le message médiatique et il est bien difficile pour les professionnels de l’information de se débarrasser de cette communication politique en kit 

On parle également, de plus en plus, de poser des marqueurs sur une candidature : « Entendons par là des propositions ou des formulations suffisamment singulières pour être attribuées(12)  » à un candidat. Ainsi de la « démocratie participative » de Ségolène Royal en 2007 ou du « président normal » pour François Hollande. Nicolas Sarkozy a survendu des marqueurs de son énergie en 2007, en 2012 et aux primaires de 2016. Petites phrases, images fortes, pseudo-événements et éléments de programme sont destinées à dessiner des contours d’une personnalité forte et singulière à l’intérieur desquels on peut communiquer de manière efficace. On prépare le message médiatique et il est bien difficile pour les professionnels de l’information de se débarrasser de cette communication politique en kit. Le risque n’est d’ailleurs pas seulement pour les médias et pour le public à qui l’on sert un brouet prémâché, mais pour le personnel politique contre qui tout cela peut se retourner comme un boomerang.

Quand l’électeur-téléspectateur devient stratège

Les électeurs-téléspectateurs ne sont plus naïfs. L’ont-ils jamais été ? On peut – sans trop se tromper – imaginer que les votants des années 1960 étaient davantage dupes des techniques de communication politique que mettaient en place des communicants qui venaient eux aussi de les découvrir après un voyage initiatique aux États-Unis. Dans les années 1980, les nouveautés viennent de Grande-Bretagne. Pourtant, dans ce pays si féru de politique qu’est la France, les informations sur les « secrets » de la communication politique ne tardent pas à occuper les colonnes des journaux et les écrans. La fiction prend le relais et le « spin doctor » devient un héros au même titre que le médecin, le juge ou le policier dans les séries. L’électeur devient stratège et il est de plus en plus « expert » en décryptage des messages politiques. Comme je l’ai montré dans mes recherches sur la réception de la campagne présidentielle de 2007(13) ,face aux médias, les panélistes interrogés décryptent la communication politique des candidats « selon trois registres d’analyse : le professionnalisme, le théâtre et le dévoilement ».

 La politique est envisagée comme un spectacle et les candidats comme des comédiens  

Les personnes interrogées mesurent le professionnalisme des candidats en matière de communication politique : est-ce qu’ils sont « bons » ou pas ? – les critères n’étant pas très précis. La politique y est également envisagée comme un spectacle et les candidats comme des comédiens. Le troisième registre touche ce que l’on pourrait appeler la catégorie du dévoilement : à travers les images de télévision une vérité des hommes (et des femmes) peut se révéler. Dans les trois registres, les personnes interrogées s’estiment compétentes.

Cette capacité d’analyse des citoyens-récepteurs est à la fois une contrainte pour les hommes politiques qui doivent constamment faire preuve de leur authenticité et de leur sincérité, ce peut être une chance pour la démocratie qui peut compter sur la clairvoyance de ses citoyens mais aussi un danger, celui que fait courir au pacte républicain la diminution de leur confiance dans le système politico-médiatique.

L’usage illimité des sondages par les médias

Les citoyens sont-ils bien informés pour choisir leur président ? En 2012, j’avais repéré à travers mon étude en réception, trois types de comportements vis-à-vis des médias. Ceux que j’appelais les « férus » étaient de grands consommateurs de médias dont ils n’hésitaient pas à vérifier le contenu en les comparant. Les« glaneurs » déclaraient s’informer en attrapant l’information quand elle se présentait à eux, journaux gratuits, hasard d’un achat, lecture de la presse sur Internet, et rituels télévisés. Un troisième groupe, que j’ai qualifié d’« indifférents »,  déclare en effet ne pas s’intéresser aux médias, ne pas lire, ni regarder ni écouter les informations. Dans l’ensemble, les personnes interrogées déclaraient avoir à leur disposition suffisamment d’information pour décider de leur vote.

Il est une information qui n’a cessé de se développer dans les années 1960 et dont les médias font un usage presque illimité en période électorale : les sondages. Le lendemain du premier tour de la présidentielle de 2012 Le Monde(14) comptabilisait près de 400 sondages publiés pendant la campagne électorale, contre 111 en 1981. Les chiffres sont parlants.

Le rôle des sondages dans une campagne est immense. « Le seul fait que l’on puisse désormais connaître, à tout moment, l’état des rapports de force électoraux et leur évolution, le double aspect permanent et public des sondages , change les conditions dans lesquelles se déroule le scrutin », explique Roland Cayrol(15) . Les sondages se multipliant, cet instrument, imparfait, mais probablement « le moins trompeur », de connaissance de l’opinion publique, se fait de plus en plus « aide à la décision » et transforme chaque électeur en « stratège ». Ainsi, Ségolène Royal aurait gagné les primaires de la gauche contre Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn grâce aux sondages qui la montraient seule gagnante contre Nicolas Sarkozy. Les électeurs de gauche ont, dès lors, voté « utile ». De même, un phénomène de « bestsellarisation » pour Alain Juppé au cours des primaires de la droite de novembre 2016, a probablement préservé François Fillon des critiques.

La fiabilité des sondages ne s’est pas améliorée avec le temps, et les médias ne savent pas toujours les utiliser avec précaution. Les techniques évoluent (en particulier avec l’utilisation d’Internet et des réseaux sociaux) et les opinions fluctuent, de plus en plus longtemps, de plus en plus fort. Les évolutions profondes de la société, les événements de campagnes et les types d’élection favorisent en effet des changements d’opinion et de comportement qui peuvent se cristalliser très tard, parfois dans l’isoloir.

Les débats présidentiels, nouveaux jeux du cirque de la démocratie médiatique

Si une chose n’a pas changé dans l’histoire des élections présidentielles, ce sont bien les débats de second tour. Depuis 1974, en effet, est née une tradition que seul le tremblement de terre politique de l’élection présidentielle de 2002 qu’a constitué l’élimination au premier tour du candidat de gauche, Lionel Jospin, a interrompu temporairement : le débat qui oppose les deux vainqueurs du premier tour à la télévision, quelques jours avant le deuxième tour. Le premier date de 1974, il mettait en scène Valéry Giscard d’Estaing face à François Mitterrand dans un affrontement dont la violence n’a été égalée qu’en 1981, au duel retour, qui a vu la victoire de 1974 s’inverser. Depuis, les Français attendent avec gourmandise ces nouveaux « jeux du cirque » de la démocratie médiatique, où chacun attend de voir son « héros » triompher et faire mettre genoux à terre à l’autre candidat. Si chacun y va de son pronostic à propos du gagnant ou du perdant, il apparaît cependant que les effets des débats sur le vote ne dépasseraient pas des effets de renforcement et de mobilisation.

Pourtant, les primaires de 2016 semblent avoir changé la donne. Que s’est-il passé en effet entre le moment où François Fillon est crédité de 8 % des intentions de vote (26 septembre 2016) loin derrière Alain Juppé, grand favori avec ses 39 % , et Nicolas Sarkozy second avec 33 %, et le moment où François Fillon triomphe dans les urnes avec plus de 64 % des voix ?  Nicolas Sarkozy a été éliminé et Alain Juppé n’est plus que second. Quatre débats ont eu lieu les 13 octobre, 3 novembre et 17 novembre entre ces deux moments. Le passage de François Fillon dans L’Émission politique de France 2 le 27 octobre a-t-il aussi compté ? On voit en tout cas à partir de début octobre, les courbes évoluer en sa faveur. Effets d’information, effets de persuasion pour le gagnant et, au contraire, contre-performances des deux premiers ont sans doute conduit le « troisième homme » jusqu’à la victoire. Si d’autres éléments ont joué dans cette victoire, il reste que la télévision a joué un rôle difficilement contestable. Et il s’agit là d’une évolution notable que la recherche se doit d’approfondir.

Les évolutions dans le traitement médiatique des campagnes électorales n’ont été ici qu’esquissées et chacune mériterait des développements plus importants. Pourtant, ces points ont l’avantage de mettre l’accent sur des changements relativement récents (une dizaine d’années) et les évolutions qui nous paraissent être les plus importantes : indépendance continue des médias, apparition d’Internet, multiplication de l’offre de programmes 24 heures sur 24.

L’espace public médiatique se transforme en un éternel débat qui ne s’arrête jamais. Retenons toutefois le plus récent et peut-être le plus important changement impliquant le rôle des médias dans l’espace public. Avec la généralisation des primaires dans la vie politique française, le rôle de sélection des candidats à la plus haute fonction de l’État, tâche qui appartenait traditionnellement aux partis politiques est désormais dévolue aux citoyens. Des citoyens abreuvés de messages et d’images construites par les anciens et les nouveaux médias. Pour ces derniers, sans contrôle, ni réglementation pour le moment...

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Crédits photos :
-  Ina.Illustration Alice Meteignier
- Election présidentielle 1981 : Mitterand élu, video Ina.fr
- Entretien avec Michel Droit, Fresques Ina.fr
- François Mitterand : "Vous êtes l'homme du passif", video Ina.fr
- Venue de François Fillon reunion travail seminaire Bastlat (54), Fondapol / Flickr. Licence CC BY-NC-ND 2.0
- Meeting de Nicolas Sarkozy à Nancy (2 avril 2012), UMP Photos / Flickr. Licence CC BY-NC-ND 2.0

    (1)

    Monique SAUVAGE, Isabelle VEYRAT-MASSON, Histoire de la télévision française, par, Paris, nouveau monde éditions, 2014.

    (2)

    Michel BONGRAND, Alexandre BORRELL, « Nous ne fabriquons pas un produit, nous servons des hommes et des idées », Parlement[s], Revue d'histoire politique, 2/2005 (n° 4), p. 42-51.  

    (3)

    Denis PINGAUD, L'Homme sans com', Paris, Seuil, 2013.

    (4)

    80 % des Français déclarent s’informer grâce aux JT et 52 % grâce aux chaînes d’information continue, Étude Médiamétrie, 16 février 2016.

    (5)

    Entretien avec Alastair Campbell, France 24, 27 avril 2011.

    (6)

    Alexandre BORRELL et Jamil DAKHLIA, “Political Advertising in France: the Story and Effects of a slow Liberalization”, Handbook of Political Advertising, dir. par Christina HOLTZ-BACHA et Marion JUST, New York, Routledge, à paraître en 2017.

    (7)

    Sondage Louis Harris réalisé du 10 au 12 mars 1988, cité par Jacques GERSTLÉ, « Les campagnes présidentielles depuis 1965 » in Les élections présidentielles sous la Vème République, sous la direction de Pierre Bréchon, Paris, La Documentation française, 2013, pp. 79-119

    (8)

    On voit apparaître le premier débat en 1954, voir Noël NEL, À fleurets mouchetés. 25 ans de débats télévisés, Bry-sur-Marne, Paris, Ina, La Documentation française, coll. « Audiovisuel et Communication », 1988

    (9)

    Éric DARRAS, « Permanences et mutations des émissions politiques en France » Recherches en communication, n° 24, 2005.    

    (10)

    Daniel J. BOORSTIN, L'Image, ou ce qu'il advint du Rêve américain [« The Image: A Guide to Pseudo-Events in America, éd. Vintage Books »], Paris, éditions Julliard, coll. « 10/18 », 1961 (1963 pour la france) (réimpr. 1971, éd. 10/18)»  

    (11)

    Jean GARRIGUES, Jean RUHLMAN, Elysée Circus - Une histoire drôle et cruelle des présidentielles, Paris, Tallandier, 2016

    (12)

    Jean-Marc BENOIT, « La communication politique dans la campagne présidentielle », Le Débat, Gallimard, n°146, sept-oct. 2007, pp.73-83, p.76. 

    (13)

    Isabelle VEYRAT-MASSON, « Ce qu’en disent les électeurs-récepteurs : entre indifférence et expertise »in Médias et Elections. La campagne présidentielle de 2007 et sa réception, sous la direction de Isabelle VEYRAT-MASSON, Paris, Ina/L’Harmattan, 2011, pp.201-236.

    (14)

    Le Monde 20.04.2012 : « L'institut Ifop et son "rolling" quotidien (une vague d'enquête portant sur 1 000 électeurs dont 300 à 350 personnes sont renouvelées chaque jour) ont contribué de manière non négligeable à ce chiffre, mais en 2007 déjà, l'institut Ipsos avait mis en place un « roll up » quotidien, à partir du 1er mars. » 

    (15)

    Roland CAYROL, "Sondages et campagnes électorales : faire de chacun un stratège", Pouvoirs, revue française d’études constitutionnelles et politiques, n°63, 63 novembre 1992, Campagne électorale, p.81-90.

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