Quelles seront, selon vous, les tendances générales pour la télévision en 2018 en France ?
Agnès Lanoë : Toujours plus de délinéaire, toujours plus d’international et d'événements exceptionnels, que ce soit des directs, du sport, etc. C’est-à-dire des événements qui rassemblent. Une télévision qui génère aussi toujours des commentaires et des interactions sur les réseaux sociaux. Et une télévision qui cherche à créer l'événement, ou à être immersive, d'une manière ou d'une autre.
Le 4 décembre 2017, devant les députés de la commission des Affaires culturelles, Emmanuel Macron a pronostiqué une année 2018 pleine de chamboulement et de bouillonnement pour le service public audiovisuel. Comment abordez-vous la nouvelle année ?
Agnès Lanoë : 2018 sera une année riche en réflexions structurantes, beaucoup de questions vont être reposées, auxquelles de nouvelles réponses seront certainement apportées. Ce ne sera pas forcément l'année de la signature d'une nouvelle loi audiovisuelle, mais au moins celle de la préparation et des réflexions autour de ce sujet, avec une vision plus large de ce qu'est l'audiovisuel aujourd'hui, et une réflexion sur les missions du service public. Pour le service public, l'année 2018 va forcément être marquante.
Vous avez parlé de télévision immersive. Selon les projections d’Ericsson, la réalité virtuelle devrait toucher un internaute sur trois, d'ici 2020. Pensez-vous que cette prédiction est réaliste ? La télévision devra-t-elle s'adapter à cette nouvelle réalité, et comment ?
Agnès Lanoë :
L’idée, c’est que les gens reprennent la main sur ce qu'ils regardent
Cette prédiction me paraît quand même très volontariste, je ne suis pas sûre que ce soit aussi rapide que ça. Après, il faut déterminer le périmètre : de quoi on parle-on ? Y inclut-on les jeux vidéo ? Et s’agissant de l’adaptation de la télévision à la réalité immersive, il existe déjà des téléviseurs qui permettent, même si ce n'est que le début, de naviguer sur sa télévision, un peu de la même manière que l’on pourrait le faire avec un casque de réalité virtuelle. Alors ce n’est qu’un début, mais parfois les technologies peuvent aller très vite. Je pense que la télévision va s'adapter à cela, en cherchant à recréer des expériences, sans forcément passer par une duplication de ce qui se passe avec un casque de réalité virtuelle. La télévision doit chercher aussi, pour certains événements, à immerger les gens. Cela peut passer par du multi écrans ou par beaucoup d’autres manières. L’idée, c’est que les gens reprennent la main sur ce qu'ils regardent par rapport à une diffusion sur un écran autour duquel on ne maîtrise rien.
France Télévisions a lancé, cette année, son service de vidéos à la demande. Les principales chaînes de télévision en sont aujourd'hui dotées. Quelles peuvent être les évolutions possibles en matière de télévision délinéarisée ?
Agnès Lanoë : Il y a plusieurs choses. Effectivement, les téléspectateurs regardent de plus en plus les programmes en télévision de rattrapage, de manière délinéaire, c'est-à-dire au moment où ils le souhaitent. C'est vraiment un usage qui s'est installé auprès des Français, et qui va continuer, puisque c'est une grande liberté de programmation. Mais on voit aussi que les chaînes de télévision produisent d'autres programmes que ce qui peut passer à l'antenne. Le délinéaire, c'est aussi l'accès à ces programmes, qui sont produits uniquement pour le Web ou pour d'autres plateformes. On peut s’attendre à une montée en puissance de ce type de programmes, qui restent associés à la marque de la chaîne de télévision.
Pensez-vous que l’on se dirige vers des programmes davantage pensés pour être diffusés sur mobile, et dès lors vers une généralisation des programmes de plus en plus courts à la télévision ? Et pensez-vous que l’on se dirige vers une généralisation des logiques du Web à la télévision ?
Agnès Lanoë : Non, sur le premier point, je ne le pense pas. Effectivement, il y a un certain nombre de programmes regardés sur les mobiles, c’est notamment le cas pour tout ce qui concerne l'information chaude, pour laquelle on peut facilement regarder sur mobile des programmes courts. Je pense qu'on verra aussi des gens qui regarderont des programmes plus longtemps sur des mobiles. Mais je ne pense pas qu'on aille vers des programmes de plus en plus courts sur le support télévision.
Facebook vient de lancer Watch aux États-Unis ; Snapchat Discover continue d'attirer les médias, même si les chaînes de télévision françaises n’y sont pas vraiment présentes. Quelles peuvent être les relations entre chaînes de télévision et réseaux sociaux en 2018 ?
Agnès Lanoë : Des relations qui doivent être dans un sens gagnant des deux côtés. C'est-à-dire des relations qui doivent être équilibrées, et non des relations qui feraient que les chaînes de télévision aient une trop grande dépendance ou un rapport trop exclusif avec l'un ou autre. Les réseaux sociaux sont très intéressants pour la télévision, et la télévision est très intéressante pour les réseaux sociaux. Je pense que l'année 2018 sera pleine de réflexions en ce sens, de tests, et il y a des modèles à trouver. Mais l'équilibre de ces modèles, et la non-dépendance absolue par rapport à certains acteurs, est forcément importante pour les télévisions.
C'est souhaitable, certes. Est-ce possible ?
Agnès Lanoë : C'est possible, parce que les réseaux sociaux se nourrissent de la télévision. Et on voit bien la force des contenus. L'année 2018 sera certainement une année où certaines règles fondamentales reviendront : la production et les acteurs qui produisent sont à la base de toute la chaîne. Et cette production a de la valeur.
À quelles règles fondamentales pensez-vous ?
Agnès Lanoë : On ne peut pas avoir des acteurs qui profitent, sans aucune contrepartie, de créations qui sont en fait financées par d'autres. Aujourd'hui certains réseaux sociaux ne produisent pas beaucoup de contenus et exposent le contenu des autres. La situation de la presse est différente de la situation de l'audiovisuel, et chaque média a sa propre réflexion par rapport à cela. Mais je suis profondément persuadée de la valeur des contenus. Les acteurs de la télévision produisent des contenus de qualité, je pense qu'ils en ont conscience et le revendiqueront de plus en plus.
La migration des contenus vers les réseaux sociaux, et les évolutions des logiques de production télévisuelle que cela suppose, seront-elles marquantes en 2018 ?
Agnès Lanoë : Il y a des productions de contenus spécifiques pour les réseaux sociaux, avec toute une écriture et des choses très intéressantes à faire en termes de création de communautés, de notoriété des programmes. Pour autant, ce n'est pas le seul moyen de faire connaître les programmes, c'est l’un des éléments d'une politique de distribution, d'une politique de croissance. Ce n'est pas le seul, et je ne pense pas du tout que les matchs soient totalement pliés. Il y a beaucoup d’autres sujets, comme l'équité fiscale et la lutte contre le piratage, qui sont sur de la table par rapport à ces acteurs. Des choses peuvent évoluer et se rééquilibrer, et c'est ce que j'appelle de mes vœux pour l'année 2018.
Il y a quelques mois, plusieurs des annonceurs se sont retirés de certaines émissions à la suite de dérapages. Pensez-vous que ce retrait des annonceurs va se généraliser, et doit-on s'en réjouir ?
Agnès Lanoë : Je pense que la question de la responsabilité des entreprises et de tous les acteurs de la société, annonceurs, chaînes de télévision ou de production, est une notion qui va être de plus en plus importante. Cela me semble tout à fait légitime et souhaitable que les annonceurs s’interrogent et qu’ils prennent leur responsabilité lorsqu’ils sont présents sur certains types d’émission ou lorsqu’ils se trouvent associés à des contenus pornographiques, pédophiles ou incitants à la violence sur YouTube ou Facebook. Je pense que c’est une tendance qui va continuer.
Quelle place pour le CSA dans tout ça ? Êtes-vous inquiète pour son avenir ?
Agnès Lanoë :
La régulation a toute sa place dans l’audiovisuel, tout comme dans d’autres sphères
Le CSA est chargé de réguler l’audiovisuel, et il a tout à fait son rôle. J’ai le sentiment que le public a compris que le CSA était l’interlocuteur pour faire remonter un certain nombre de choses, et il me semble très sain de pouvoir prendre en compte les réactions du public. Je trouve normal que ce soit le lieu où cela s’exprime, et que la CSA fasse l’intermédiaire avec les personnes concernées. Concernant son avenir, je ne suis pas d’un naturel inquiet. Je pense que la régulation a toute sa place, dans l’audiovisuel tout comme dans d’autres sphères, comme c’est le cas dans le monde économique.
Le monde de la publicité et du divertissement semblent toujours de plus en plus proches. Les exemples de collaborations entre marques et chaînes de télévision sont nombreux. Pensez-vous que cette frontière est amenée à être de plus en plus poreuse ?
Agnès Lanoë : Ce n’est pas à Arte que nous avons la réflexion la plus poussée sur ce sujet. Je pense qu’il est tout à fait possible de faire des contenus en s’associant avec les marques, mais la transparence me paraît indispensable vis-à-vis du public. Que l’on puisse dissocier ce qui est de l’ordre des programmes, de la publicité et du placement de produits me paraît légitime.
Pensez-vous que la situation a déjà été aussi critique pour les chaînes de télévision qu’en ce début 2018 ?
Agnès Lanoë : Je reste persuadée de la force de la télévision. Si la question est : la télévision est-elle morte ou sur le point de mourir ? la réponse est « non ». Nous sommes dans des phases de bouleversements profonds, comme depuis plusieurs années : bouleversements des usages, arrivée de nouveaux acteurs, tout cela est bien connu. Je pense que la grande force des chaînes, c’est de produire des programmes, et elles ont des puissances de production et d’exposition très importantes. Ce sont les programmes qui sont à la base de tout. L’année 2018 verra des alliances dans un sens ou dans l’autre, le développement à l’international sera également un sujet majeur. Je ne trouve pas que l’on soit dans une phase critique, je ne mettrais pas ce qualificatif, je le trouve trop négatif. Il y a beaucoup d’enjeux très importants, mais la télévision n’est pas moribonde.
Apple, entre autres, va investir 1 milliard de dollars dans les contenus exclusifs en 2018. Les chaînes sont-elles condamnées à surinvestir pour tenir face à la concurrence ?
Agnès Lanoë : Je trouve que les chaînes continuent à investir beaucoup dans les contenus. La production de contenus et de programmes par les acteurs internationaux se fait sur des montants importants, à une échelle mondiale. Il s’agit souvent d’une offre payante : on ne peut pas comparer la télévision de la TNT gratuite et la production de contenus de Netflix, tout cela n’est pas la même chose. Qu’il y ait de plus en plus de gens qui veulent produire des programmes de qualité, c’est plutôt une bonne nouvelle. Après, la question est : selon quelle régulation ? Ont-ils les mêmes règles ? Si on arrive dans un monde où de plus en plus d’acteurs veulent produire des contenus de qualité, en respectant tous les mêmes règles, c’est plutôt une bonne nouvelle. Avoir plus de création n’est pas un problème dans l’absolu. La question, c’est comment on l’expose et comment on la fait circuler.
Est-ce la plus grande menace pour 2018 ?
Agnès Lanoë : Cela me paraît trop large de le dire comme ça. Mais disons qu’on peut craindre une fragilisation des acteurs traditionnels et que les diffuseurs et les producteurs indépendants en France n’aient plus leur place. Une telle remise en question serait très problématique.
À l’inverse, la grande opportunité pour la télévision en 2018 ?
Agnès Lanoë : On voit bien qu’il y a une appétence du public pour les programmes de qualité. Cela se traduit par des abonnements à certains types d’offres. Lorsque les gens s’abonnent à Netflix, Canal+ ou à Amazon, c’est dans une recherche de programmes inédits et de renouvellement des formes, ne serait-ce que sur les séries. La chance, c’est qu’il y a de la place pour la création. Il y a des acteurs qui sont prêts à produire et à prendre des risques pour des programmes de qualité, c’est une chance. Le risque c’est que certains de ces acteurs écrasent les autres et ne leur permettent plus d’exister.
Les téléspectateurs regardent de plus en plus la télévision sur leur mobile, et la télévision
délinéarisée connaît un grand succès. Peut-on parler de la dissolution de la télévision dans celui, plus large, de la vidéo ? La télévision est-elle en redéfinition ?
Agnès Lanoë :
On ne peut pas parler de la dissolution de la télévision
Je suis persuadée que l’on ne peut pas parler de la dissolution de la télévision. Les programmes que l’on regarde sur tous les écrans sont, pour beaucoup, des programmes issus de la télévision. Quand on regarde de la « catch up » sur mobile, c’est avant tout des programmes de télévision. Disons que la télévision est sortie des écrans de télévision depuis 10 ans déjà, et cela va continuer. On ne peut pas dire que la télévision en tant que telle se dissolve. Il y encore des gens qui regardent la télévision, le téléviseur existe encore, et il ne va pas disparaître en 2018. On se dirige davantage vers l’accumulation des usages, des écrans et des acteurs de l’audiovisuel.
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Crédit Photo : Éric Garault