La Voix du Nord est convaincue que la couverture médiatique du suicide affecte le lectorat.

© Illustration : Sophie and the Frogs

Écrire sur le suicide sans en dire trop

À La Voix du Nord, les journalistes sont de plus en plus convaincus que la couverture médiatique du suicide affecte le lectorat. Reportage dans les coulisses du quotidien régional, premier média français à ouvrir ses portes à « Papageno », un programme national de prévention contre la contagion suicidaire.

Temps de lecture : 5 min

Peser ses mots pour éviter des morts ? Les journalistes de La Voix du Nord en sont de plus en plus convaincus : la couverture médiatique du suicide affecte le lectorat. Dans sa « charte fait-divers justice », le journal régional s’est imposé une règle d’or. Ne couvrir un suicide que lorsque ce dernier a une portée politique ou des répercussions sur la voie publique. Quand une série d’actes désespérés chez France Telecom défraie la chronique, ou lorsque la gare d’Arras se fige après le suicide d’un jeune sur ses rails, par exemple. De tous les drames survenus en mars 2023 dans les Hauts-de-France, l’une des trois régions françaises les plus touchées par ce fléau, seuls une dizaine trouvent ainsi une place dans les colonnes de La Voix du Nord.  

Un mode d’emploi « à trous », admet Benoît Deseure, rédacteur en chef adjoint du quotidien au million de lecteurs. Depuis le siège du journal, Grand Place de Lille, le cinquantenaire soutient : « S’il est primordial de savoir quand parler du suicide, savoir comment en parler l’est également ». Et pour cause. La manière de raconter un suicide peut inciter certains lecteurs au mimétisme. Un dangereux mécanisme appelé « l’effet Werther », que La Voix du Nord découvre en 2015.  

Cette année-là, l’unique programme français de lutte contre la contagion suicidaire voit le jour à Lille. Son nom, Papageno, fait référence au personnage de La Flûte enchantée, qui renonce au suicide à la fin du légendaire opéra. Né d’une collaboration entre des psychiatres et des communicants nordistes, le programme affiche un double objectif : parler davantage du suicide en société, et de manière plus consciencieuse dans les médias. Pilote du programme, Nathalie Pauwels se tourne alors vers La Voix du Nord.   

Fascination

Et quelle meilleure stratégie, pour convaincre des journalistes, que celle de leur raconter une histoire ? Quand elle rencontre Benoît Deseure, la conseillère évoque le jeune Werther, ce personnage qui met fin à ses jours dans le premier roman de Goethe, déclenchant une vague de suicide dans l’Allemagne du XVIIIe siècle. Un phénomène de mimétisme ensuite analysé dans pléthore de travaux internationaux. Le dernier en date est celui de Thomas Niederkrotenthaler. En 2020, le professeur autrichien pointe une augmentation de 8 à 18 % des suicides dans les deux mois suivant la médiatisation de celui d’une célébrité. Pour Benoît Deseure, c’est « une véritable découverte ».  

Nathalie Pauwels débarque néanmoins dans une rédaction réceptive. Voilà plusieurs années que le rédacteur en chef adjoint sent les lignes bouger en matière de faits divers. De ses premiers reportages, il garde le souvenir « d’un rapport sociétal plus dur à la mort », de pompiers qui l’avaient traîné, « presque fascinés », devant le corps d’un automobiliste carbonisé. Petit à petit, des réflexions éthiques infiltrent les conférences de rédaction. Benoît Deseure voit son journal abandonner certains récits morbides « par respect pour lectorat et les familles endeuillées ». Concerné, le rédacteur en chef adjoint se saisit du dossier Papageno. Un de plus sur la pile de son bureau.  

L’impact des mots 

Il y restera deux ans. En 2017, le rédacteur en chef adjoint transmet, via une note de service, les coordonnées de Nathalie Pauwels à ses 300 journalistes, et les incite à décrocher leur téléphone en cas de doute sur la rédaction d’un papier. « À l’époque, on en est resté là », concède Benoît Deseure. Deux années passent avant que les fait-diversiers la rencontrent. À tous, la grande brune énergique remet un mode d’emploi clé en main inspiré des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Premier conseil : éviter de citer le lieu précis et le mode opératoire d’un suicide. Selon elle, « cela peut inciter des gens à se tuer avec le même moyen létal, ou au même endroit ».  

Autre consigne véhiculée aux reporters : ne pas essentialiser la raison d’un passage à l’acte. « Lorsque l’on titre “Harcelé, ce collégien ne voulait plus vivre", cela peut amener d’autres adolescents en souffrance à voir le suicide comme la solution », explique Nathalie Pauwels. Devant l’assemblée, elle pointe aussi le danger de la « romantisation ». La conseillère déconseille par exemple l’emploi de l’expression « se donner la mort », qui valorise à ses yeux le passage à l’acte.  

Enfin, elle recommande de renvoyer systématiquement les lecteurs vers le 3114, numéro national de prévention contre le suicide. De la même manière, « l’interview d’un psychologue dans un article est souvent nécessaire pour démontrer que le suicide n’est pas une fatalité ». Derrière ses lunettes rondes, Samuel Cogez assiste à l’intervention, interloqué. « J’ai été bousculé », raconte le fait-diversier quatre ans après.  

« Au début, ce discours  m’a paru à contre-courant de ma formation de journaliste » 

Coureur de marathon et premier sur tous les faits divers d’Arras, Samuel Cogez se définit comme  « un passeur d’information ». « Notre credo, c’est d’être précis », souligne le journaliste. « Sur ce point, le discours de Nathalie m’a paru à contre-courant de notre formation. » Il adapte tout de même sa prose aux recommandations du programme. Celles-ci prennent tout leur sens un jour de décembre 2021.  

Samuel Cogez est en congé lorsqu’une notification de La Voix du Nord fait vibrer son téléphone. Une adolescente vient de se suicider dans l’enceinte du lycée Gambetta d’Arras.  À l’ouverture de l’article, le journaliste constate que son remplaçant y mentionne le mode opératoire du drame. Instantanément, il contacte sa rédaction afin de modifier le papier. Sur les conseils de Nathalie Pauwels, le 3114 est ajouté en bas de page. Les jours suivants, une vingtaine de lycéens traumatisés composent le numéro. Au bout du fil, des professionnels réalisent que plusieurs d’entre eux ont assisté à la scène. Une cellule d’urgence médico-psychologique est alors activée. Et l’efficacité du programme Papageno démontrée.  

« Le but est que les journalistes s’approprient eux-mêmes le modèle On est là pour les responsabiliser et les accompagner. Derrière, ils écrivent ce qu’ils veulent », expose Nathalie Pauwels, qui met un point d’honneur à respecter la liberté de la presse. 

Au cas par cas

Pour avoir réformé sa couverture du suicide, La Voix du Nord se voit décorée, en 2017, du Prix de l’initiative médiatique par la fondation Deniker. « On a revu notre copie , conclut Benoît Deseure, mais il reste encore du travail ». Une simple recherche sur Google suffit à le vérifier. Huit ans après  son premier contact avec Papageno, La Voix du Nord ne respecte pas toujours les recommandations du programme.  

La rédaction s’en détache même parfois complètement, encore tentée par le récit d’histoires extraordinaires. « Il devait être jugé prochainement, un détenu retrouvé mort pendu à la maison d’arrêt de Douai », peut-on par exemple lire sur le site du journal, le 2 mars 2023. Publié dans l’édition de Douai, l’article mentionne non seulement le mode opératoire du suicide, mais il en sous-entend aussi la cause principale.  

« On se permet encore du cas par cas », reconnait le rédacteur en chef adjoint, qui l’assure : « les recommandations de Papageno seront bientôt inscrites dans la charte du journal. » En attendant, Nathalie Pauwels continue de scruter les parutions médiatiques relatives au suicide. Habitée par son combat, elle toque sans relâche aux portes des rédactions françaises. À celles des écoles de journalisme, aussi. Son objectif : que « la nouvelle génération de reporters entre dans les rédactions plus sensibilisée à la question ». Pour elle, la crise sanitaire a révélé la santé mentale comme un sujet de société primordial. « Nous sommes dans un moment charnière où tous les médias ont un rôle à jouer. »

 

Mise à jour du 18/04/2023 à 16h05 : précision sur la fonction occupée par Benoît Deseure.

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