R. Hernandez : « la VR est un pôle d’attraction fort pour le journalisme »

« La VR est un pôle d’attraction fort pour le journalisme »

De plus en plus de médias et de journalistes s’emparent de la réalité virtuelle (VR) pour proposer de nouveaux formats. Quelles sont les questionnements techniques et éthiques soulevé par ces nouveaux usages ? Richard Koci Hernandez répond à nos questions.

Temps de lecture : 8 min
Richard Koci Hernandez est professeur assistant en nouveaux médias à l’école de journalisme l’université de Berkeley. Il est l’auteur de The Principles of Multimedia Journalism: Packaging Digital News, Routledge, 2015.  
 
Pensez-vous que les journalistes doivent absolument expérimenter et utiliser la réalité virtuelle et expérimenter avec ?
 
Richard Koci Hernandez : Je ne pense pas que nous, les journalistes, le devions absolument. Mais le problème, c’est qu’à chaque fois que nous ne nous sommes pas intéressés à une nouvelle technologie, nous avons manqué quelque chose d’important. J’ai le sentiment qu’une partie de ce qui se passe actuellement avec la réalité virtuelle dans le journalisme est la conséquence du manque d’attention donné à ce qui se passait sur Internet, et qui a eu de larges répercussions économiques, structurelles, narratives. Les technologies évoluent constamment et certaines ne sont pas appropriées pour notre métier de journaliste. Et dans ce cas, nous ne devrions pas nous y intéresser.
 
Mais en ce qui concerne la réalité virtuelle, la façon dont le contenu est perçu  par les utilisateurs est si forte que les journalistes s’y intéressent forcément. Car leur travail a à voir avec une certaine forme de story telling, une façon d’apporter de l’information qui semble naturelle dans ce contexte. C’est lié à cette mission qu’ont les journalistes d’informer les gens, de leur donner conscience du monde qui les entoure de la meilleure des façons qui soit. Si jamais un format ou une technologie semble être un bon canal pour faire parvenir telle information, on observe que les gens vont vouloir s’impliquer dans son développement. Donc, même s’il n’y a pas d’obligation à utiliser la réalité virtuelle, c’est un pôle d’attraction très fort pour le journalisme.
 
 
Mais est-ce que ce n’est pas compliqué et onéreux d’acheter ce genre de matériel et d’entraîner des journalistes à créer ce genre de contenu et pour les consommateurs, de les regarder ?
 
Richard Koci Hernandez : Absolument, ça l’est. Mais il y a des signes positifs : il est possible d’acheter des caméras filmant à 360° pour 300-400 $, avec lesquelles on peut facilement enseigner aux journalistes les bonnes techniques pour filmer et créer des environnements. Par la suite, on peut mettre ce genre de contenu directement sur YouTube, qui a développé un player dédié aux vidéo 360 ° et qui ne requiert pas l’utilisation d’un casque. Il ne s’agit pas vraiment de réalité virtuelle, mais c’est quelque chose qui s’en rapproche et que l’on peut produire facilement. Mais si on veut vraiment consulter de la réalité virtuelle avec un casque, il existe une solution très bon marché : le Google cardboard. Et même s’il s’agit du niveau d’entrée le plus bas, il n’est pas nécessaire de passer aux alternatives à 7 000 – 8 000 dollars. La barrière d’entrée pour tester des contenus en réalité virtuelle est vraiment basse. Économiquement, c’est assez raisonnable.
La barrière d’entrée pour tester des contenus en réalité virtuelle est vraiment basse  

 
Donc la technologie a évolué, au moins au niveau du coût. Mais on ne peut pas ignorer les barrières qui existent pour les expériences plus larges. Ces dernières sont très agréables mais restreintes et très segmentées, car destinées principalement au divertissement et aux gamers avertis. C’est là que ça marche le mieux. Il est facile de comprendre pourquoi Hollywood et le secteur de la publicité, par exemple, veulent être présents sur ce terrain.
Mais les journalistes ont fait un petit pas vigilant et ont franchi une étape économique en ne s’intéressant pour l’instant qu’au cardboard et aux vidéos 360°. C’est un point d’entrée. Il faut prendre conscience des barrières qui existent et comprendre que celles-ci ne seront pas cassées tant que la technologie prendra autant de place, qu’elle ne sera pas meilleur marché et surtout autonome(1) . Parce que si ça ne change pas, si l’on continue à avoir des gros casques qu’il faut connecter à un ordinateur, ce sera un échec comme la TV 3D et quelques autres technologies.

Mais nous savons que plusieurs des gros acteurs du secteur sont en train de travailler sur de plus petits appareils qui sont autonomes et n’utilisent même pas un téléphone. D’ailleurs, n’oublions pas que nos smartphones possèdent une puissance de calcul assez importante. Et aujourd’hui, tout le monde ou presque en a un. Donc, il y a peut-être un moyen de relier nos téléphones et leur puissance informatique à une paire de lunettes. Mais c’est encore de la science-fiction, personne ne sait quand ça arrivera.

 
Donc, vous ne pensez pas que la réalité virtuelle soit une bulle qui va éclater sur le court terme avant de revenir plus tard ?
 
Richard Koci Hernandez : Non. Si l’on regarde attentivement l’histoire de la réalité virtuelle, on s’aperçoit que c’est un concept qui a déjà une assez longue histoire. Elle est déjà apparue une fois avant de disparaître(2) . Je pense très honnêtement qu’elle est là pour rester et je ne crois pas que nous la verrons disparaître. Il se peut tout à fait que la réalité virtuelle n’évolue pas au rythme que nous aimerions. Mais tôt ou tard, elle sera adoptée. Il y a cette courbe que l’on appelle le gartner hype cycle, et bien que ce ne soit pas précis à 100 %, elle prédit que la réalité virtuelle sortira bientôt de cette période où les attentes du public sont exagérées.  
 
Je ne doute pas que lorsque vous avez de gros acteurs derrière les produits, leur distribution et leur usage, une idée de too big to fail(3) apparaisse. À ce jour, le public n’est peut-être pas totalement convaincu et nous le savons. Et je crois que nombres de commentaires émanent de personnes qui n’ont pas expérimenté la réalité virtuelle. J’en ai fait l’expérience il y a quelques années, lorsque je testais les Google Glass. J’étais l’un des premiers à porter l’appareil dans la bay area(4) . Il y a eu un énorme contrecoup car beaucoup de gens craignaient que l’on porte atteinte à leur vie privée avec la caméra intégrée aux lunettes.
 
 La réalité virtuelle n’avancera que quand plus de personnes s’approprieront la technologie 
À San Francisco, les gens allaient vers les personnes portant des Google Glass et les prenaient de force pour les jeter à terre. Et même dans mon bureau, où je les mettais pour essayer de voir quel pouvait en être l’usage, beaucoup de mes collègues avaient un avis très négatif. Du coup, je leur faisais porter pour qu’ils comprennent de quoi il retournait et se rendent compte qu’on ne pouvait pas faire tout ce qui était dit un peu partout. Je pense qu’il y a un peu de cette dimension dans la façon dont les gens perçoivent la réalité virtuelle. Selon moi, la réalité virtuelle n’avancera que quand plus de personnes s’approprieront  la technologie. À ce niveau-là, le jeu-vidéo aidera beaucoup, je le pense sincèrement.

 
Le New York Times créé des contenus très intéressants mais parfois aussi très perturbants en réalité virtuelle, comme ce reportage dans un hôpital psychiatrique au Vénézuela, qui fait penser à la fameuse photo de Kevin Carter. Pensez-vous qu’il faille nous poser de nouvelles questions éthiques sur ces expériences en réalité virtuelle et établir de nouvelles règles ?
 
Richard Koci Hernandez : Je ne pense pas que ce qui se déroule maintenant soit différent de ce que l’on a pu observer par le passé, pour reprendre les exemples que vous abordez. C’est la même information mais dans un format différent. Parce que ce format de la réalité virtuelle offre une plus grande puissance d’évocation, nous ressentons les choses d’une façon plus forte. Si j’avais assisté à la scène montrée par la photo de Kevin Carter avec un casque de réalité virtuelle, mon sens de l’empathie m’aurait fait réagir.
 
Mais comme au final je n’aurais rien pu faire, j’aurais été envahi par un sentiment d’impuissance. Nous devons penser sérieusement au voyeurisme et nous demander quel est le but de l’expérience et quel genre de journalisme doit intervenir. Je ne crois pas que vous puissiez vous contenter de proposer une expérience à 360° dans un hôpital psychiatrique sans commentaire audio, document complémentaire ou même un article pour replacer cette expérience dans son contexte. Je suis soucieux de ce genre de problématique et je pense que chaque rédaction devrait réfléchir aux réactions du spectateur. C’est quelque chose que nous n’avons jamais vraiment envisagé. Enfin, nous l’avons fait dans une certaine mesure mais les sensations et les émotions générées par la réalité virtuelle sont d’un tout autre niveau. Nous avons donc une responsabilité éthique et devons être conscients et vigilants sur l’impact des expériences que nous allons créer.
 
 
Pour l’instant, le principal modèle qu’il y a dans la VR est le jeu vidéo. La plupart du temps, on immerge le joueur dans une situation et on le fait interagir avec le décor. Mais y a-t-il d’autres manières d’utiliser de la réalité virtuelle pour présenter des informations ?
 
Richard Koci Hernandez : Oui. En tout cas, il faut qu’il y en ait. C’est un monde si vaste et ouvert, où nous devons procéder à plus d’expérimentations. Je suis assez impressionné par exemple par l’expérience de la salle de cinéma  en réalité virtuelle. Ne vous méprenez pas, je peux très bien aller dans une vraie salle et regarder un écran gigantesque mais il y a quelque chose de puissant dans le fait de vivre ça dans un monde virtuel. Pour l’instant, le contenu est principalement en deux dimensions, on peut donc commencer à penser à présenter des informations dans différents formats qui n’ont pas besoin d’être à 360°. Comme par exemple des panneaux d’informations qu’un spectateur peut choisir de faire venir à lui pour les examiner, les écouter avant de les ranger, un peu comme dans une bibliothèque. Il s’agirait alors de choisir différentes formes de contenus pour transposer nos pratiques de lectures et de narration traditionnelles dans un monde en 3D ou à 360°. Cela peut sembler assez peu innovant. On pourrait croire que je souhaite faire entrer notre vieux monde dans un monde nouveau. Nous avons évolué dans un monde analogique, physique, et nous y trouvons un certain confort. Nos cerveaux s’attendent à ce genre de confort. C’est une façon d’utiliser la réalité virtuelle qui n’a pas encore été très pratiquée.
 Nous avons évolué dans un monde analogique et nous y trouvons un certain confort 

Mais il y a, bien entendu, beaucoup d’autres façons de faire qui restent à inventer. D’après moi, c’est une génération de journalistes plus jeunes qui vont penser à ces nouvelles voies. Je crois que l’élément crucial pour le journalisme est le suivant : je ne suis pas un grand fan des contenus journalistiques qui ont des allures et des mécanismes de jeu vidéo, comme on peut en voir quelques-uns. Cette façon de présenter le contenu a tendance à brouiller la réflexion du spectateur sur le fait que ce qui lui est présenté soit réel ou non. On a besoin de plus d’expérimentations pour voir si ces formats peuvent fonctionner et repérer les nombreuses questions éthiques qu’ils vont poser.
 
Actuellement, pour transporter quelqu’un dans un le monde réel, on ne peut encore compter que  sur des caméras à 360° qui proposent de faibles résolutions. C’est encore une expérience de faible qualité. La technologie qui qui permettra aux journalistes d’enregistrer ce qui se passe à un endroit en haute définition va se développer, gagner du terrain et leur donner la possibilité de raconter des histoires de façon différente.
 
Ce qui m’intéresse dans cette réflexion sur les autres usages possibles de la réalité virtuelle, c’est le mélange de la 360° avec des expériences plus classiques dans certains projets. Par exemple, suis en train de voler au-dessus de l’Arctique en hélicoptère. C’est fantastique parce que je peux regarder tout autour de moi. Mais lorsque l’on passe à l’interview d’un intervenant, on retourne à quelque chose de plus classique avec un passage à la 2D. Ca me semble être une façon intéressante de questionner la technologie et les techniques de narration. Peut-être que nous devrions plus expérimenter dans ce sens, parce que je crois que le journalisme a cette tendance à jeter les gens dans la 3D ou le 360° et les laisser totalement seuls.
 
 
Quel est le format écrit qui vous semble être le plus proche de l’expérience de la réalité virtuelle, en terme de narration et de pouvoir d’immersion ?
 
Richard Koci Hernandez : La réalité virtuelle a beaucoup de potentiel pour ce que l’on pourrait considérer comme des formats plutôt longs. Elle a aussi le potentiel pour que nous soyons plus descriptifs dans notre manière d’écrire, plus audibles aussi. Parce que je crois que les spectateurs veulent encore, d’une certaine manière, être guidés. Si vous mettez quelqu’un directement dans un monde à 360°, vous n’avez aucune idée d’où ils vont regarder. Mais si vous écrivez et présentez avec précision une scène, la personne écoutera et cherchera ce dont vous parlez. Elle va tourner la tête, bouger et suivre ce que vous dites. Parce que les gens ont l’habitude du story telling, d’écouter le conteur. La réalité virtuelle va donc  forcément devenir plus littéraire pour pencher vers ce que l’on trouve déjà dans le long format.
 Les gens ont l’habitude du story telling, d’écouter le conteur 

 
Consommer un contenu en réalité virtuelle demande un certain effort. Vous ne mettez pas le casque pour 30 secondes et arrêter juste après. Vous le mettez pour vivre une expérience. Cela représente un effort, ça n’a rien à voir avec le fait de sortir votre téléphone. Donc le spectateur s’attend à être transporté ailleurs pour un bon moment à partir du moment où il revêt le casque. Ce sera donc l’occasion idéale pour présenter des contenus plus longs, plus approfondis, avec une narration plus travaillée, plus littéraire ou cinématographique.
    (1)

    Référence au fait que certains des casques les plus perfectionnés doivent encore être liés à un ordinateur ou une console de jeu vidéo.

    (2)

    Nintendo a notamment développé dans les années 90 le Virtual Boy, un casque de réalité virtuelle, qui a été un échec. Sega a aussi travaillé sur un prototype qui n’a jamais été commercialisé.

    (3)

    « Trop gros pour s'effondrer » 

    (4)

    La région de la baie de San Fransisco

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