L'Argentine, à la recherche d'un paysage médiatique équilibré

L'Argentine, à la recherche d'un paysage médiatique équilibré

Le paysage médiatique argentin est engagé, depuis peu, dans un processus de démocratisation et de modernisation, marqué par la « petite révolution » de la loi sur l'audiovisuel de 2009. Analyse d'un chantier en construction.

Temps de lecture : 17 min

Avec l'adoption, en octobre 2009, d'une loi remaniant en profondeur le cadre régissant les médias audiovisuels, l'Argentine a attiré tous les regards : le pays semble signer, avec la loi portée par la présidente Cristina Kirchner, sa sortie d'une lourde tradition héritée de régimes autoritaires, pour commencer à bâtir un paysage audiovisuel répondant à des principes démocratiques et modernes. Le nouveau modèle – ou son esquisse – fait cependant l'objet de nombreuses critiques, notamment en raison de l'influence abusive exercée par le pouvoir politique sur l'ensemble des médias.

Une longue tradition anti-démocratique

Le 10 octobre 2009, celle qui porte aujourd'hui le nom de République d'Argentine a franchi une étape essentielle dans son affirmation en tant que régime démocratique. Si le pays a officiellement fait son retour à la démocratie en 1983, suite aux élections provoquées par la défaite face au Royaume-Uni dans la guerre des Malouines, il a tardé à encourager l'émergence d'un paysage médiatique reflétant de façon satisfaisante l'esprit d'ouverture propre à l'idéal démocratique lui-même. En effet, il aura fallu attendre près de trente ans pour que soit enterrée la loi 22.285 de Radiodiffusion, adoptée en 1980(1) , sous la présidence de Jorge Rafael Videla, premier chef de la dictature qui a vu se succéder au pouvoir quatre juntes militaires de 1976 à 1983. Le régime dit du « Processus de réorganisation nationale » (« Proceso de reorganización nacional »), qui a déclaré une « guerre sale » à l'opposition de gauche et qui est responsable de la mort ou de la disparition de 10 000 à 30 000 personnes (désignés sous le nom des « disparus » ou « desaparecidos »), avait conçu pour le monde des médias une loi ennemie du pluralisme(2) et favorisant les monopoles. La date du 10 octobre 2009 marque, avec la promulgation d'une nouvelle loi sur les services de communication audiovisuelle (Ley de servicios de comunicación audiovisual ou LSCA), une rupture radicale avec ce système d'un temps révolu. Portée par la présidente Cristina Fernández de Kirchner, à la tête du pays depuis 2007, la loi 26.522 vise notamment à casser la mainmise de grands groupes sur l'ensemble des industries médiatiques et à favoriser l'expression des courants d'opinion dans toute leur diversité.
 
Le réveil tardif de l'Argentine sur la question de la démocratisation des médias s'explique en partie par un passé lourd sur les plans politique et socio-économique. Entre 1930 et 1983, la nation argentine a multiplié les régimes autoritaires, lesquels ont maintenu les médias dans une position d'observateurs silencieux et non critiques de la vie du pays, quand ils n'étaient pas directement mobilisés au service de la propagande d'État. Si, sur cette période de cinquante ans, l'Argentine a aussi vécu des « sursauts » de démocratie, avec l'organisation d'élections régulières, nombreux sont les présidents portés au pouvoir autrement que par le putsch à avoir eux aussi nourri une conception anti-démocratique du fonctionnement de la sphère médiatique. Ainsi, les péronistes arrivés légalement au pouvoir en 1973 auront prôné le nécessaire contrôle de l'État sur les médias. Plusieurs mesures juridiques, concernant notamment la propriété et le financement des médias, auront été instaurées en ce sens. Le professeur Renaud de La Brosse, dans son analyse du rôle des médias dans les transitions démocratiques, parue dans Les Cahiers du journalisme, rappelle qu'une taxe sur la publicité avait par ailleurs été instaurée afin de faire chuter les gains des médias privés et de les rendre plus faibles face à l'État. Cette taxe a été supprimée dès l'arrivée au pouvoir des militaires en 1976, ces derniers faisant jouer des mécanismes de contrôle touchant plus directement à la liberté d'expression, en obligeant les organes de presse, de radio et de télévision à adhérer à la doctrine de la Sécurité nationale, véritable programme de terrorisme d'État. Indépendamment des moments politiques et de la légitimité du pouvoir en place, l'Argentine n'aura donc jamais véritablement travaillé, au cours du XXe siècle, à la construction d'une sphère médiatique libre de pressions, indépendante, diversifiée.
 
La grande crise économique et sociale qui a frappé le pays en 1998 et qui a atteint son apogée en 2001, faisant ressentir ses effets sur toute la première décennie du XXIe siècle, a contribué à laisser la question de la réforme des médias en suspens pour quelques années supplémentaires, les dirigeants politiques invoquant sans difficulté la priorité d'autres chantiers.

La loi sur l'audiovisuel de 2009 : « petite révolution » ou symbole démocratique sans grandes répercussions ? 

Le projet de réforme de la loi régissant les médias du secteur audiovisuel faisait partie intégrante du programme électoral et des promesses de Cristina Kirchner en 2007 lors de sa candidature, sous l'étiquette des péronistes de gauche, à la présidence de la République. Le projet de réforme a été officiellement lancé le 18 mars 2009, avec l'ouverture d'une grande consultation qui aura associé, sur quelque six mois de forums et débats, près de 12 000 personnes : professionnels de toutes les branches du secteur, spécialistes et observateurs extérieurs, mais aussi tous les citoyens désireux de nourrir le débat sur les nécessaires changements d'une carte médiatique aux seules mains du capital. Ce processus de démocratie participative a inspiré récemment un autre pays d'Amérique latine, le Venezuela, qui a ouvert, en juin 2011, un grand débat national dans le but d'élaborer un projet de loi sur les médias communautaires et alternatifs.
 
Des propositions soumises par l' « initiative populaire », 21 points ont été retenus et ajoutés aux quelque 150 articles rédigés par le pouvoir exécutif. La campagne de présentation de la loi au grand public a insisté sur les progrès représentés par le texte en matière de liberté d'expression. Pour les fascicules exposant les grands traits du projet de loi, c'est le titre « Una ley para vos », « Une loi pour toi », qui a été retenu, évoquant notamment l'accès à une information plus riche pour chaque citoyen argentin du fait de l'ouverture des fréquences de diffusion à de nouveaux acteurs. Sur les écrans de télévision et sur le Web, c'est sous le slogan « Hablemos todos », « Nous parlons tous », qu'ont été réunies les nombreuses vidéos qui, dès mars 2009, ont présenté la loi comme l'outil qui « donne le pouvoir à chaque Argentin »(3) .

Spots publicitaires de la campagne Hablemos todos présentant les progrès offerts par la nouvelle loi sur les services de communication audiovisuelle en termes de démocratie. 
L'adoption du texte par le Parlement correspond à deux moments bien distincts : si la Chambre des députés s'est largement prononcée en faveur du projet de loi(4) , le passage du texte au Sénat a été accompagné de plusieurs modifications. Le ralliement nécessaire de sénateurs d'opposition s'est fait au prix de l'acceptation de leurs propositions, pour un texte final de 166 articles, adopté à 44 voix contre 24, le 10 octobre 2009.
 
L'une des visées principales de la Ley de servicios de comunicación audiovisual est de rééquilibrer les forces en présence dans le paysage médiatique argentin : plusieurs mesures de déconcentration sont fixées, afin de casser un système favorisant la formation de monopoles. Avant l'entrée en vigueur de la loi, quelques groupes se partagent en effet les médias. C'est le groupe Clarín qui domine le marché. Dans le champ audiovisuel, le groupe possède, au moment de l'adoption de la loi 26.522, 191 licences de télévision par câble, auxquelles s'ajoute la participation dans cinq opérateurs de télévision par câble : Cablevisión (à hauteur de 56%), Multicanal (55%), Cablevisión Digital (48,94%), Teledigital Cable SA (49,94%) et Supercanal Holding (20%). Dans un entretien accordé au journaliste et écrivain italien Giulietto Chiesa pour la revue Cometa Online, début 2010, le ministre argentin des Communications de l'époque, Juan Gabriel Mariotto, notait que, selon ces chiffres, le groupe Clarín détenait 60 % du marché argentin du câble, dans un pays où le câble lui-même représentait alors 60 % du marché total de la télévision. Dans le domaine de la télévision hertzienne, le groupe possède par ailleurs plusieurs chaînes, parmi lesquelles Canal 13(5) , l'une des chaînes de télévision les plus populaires d'Argentine, Canal 6 pour la zone de Bariloche, Canal 7 pour celle de Bahía Blanca, Canal 10 pour General Roca ou encore Canal 12 pour la province de Córdoba. Fort également de très nombreuses fréquences de radio réparties sur l'ensemble du territoire, le groupe Clarín détient, fin 2009, un total de 264 licences de radiffusion, télévision et radio confondues.
 
Si Clarín profite donc, avant l'entrée en vigueur de la loi 26.522, d'une position très avantageuse dans le secteur audiovisuel, le groupe – qui doit être décrit comme un conglomérat multimédia – exerce également une présence tentaculaire dans toutes les autres branches des industries médiatiques et culturelles. Clarín est propriétaire unique ou majoritaire d'une trentaine d'entreprises dans ce secteur. Dans le domaine de la presse, le groupe est ainsi aux commandes de titres essentiels, dont le plus grand tirage du pays, le quotidien qui porte son nom, Clarín, le journal gratuit La Razón, le journal le plus vendu dans la province de Córdoba, La Voz del Interior, le journal en tête des ventes dans la province de Mendoza, Los Andes, sans oublier le seul journal sportif proposé en kiosques à un rythme quotidien, Olé. L'empire Clarín comprend également des participations dans des entreprises comme l'agence d'information privée DyN (Agencia Diarios y Noticias) ou Prima S.A., spécialiste des télécommunications. Enfin, comme le souligne Nils Solaris dans un article sur la démocratisation des médias audiovisuels en Argentine, publié sur le site de l'observatoire des médias Acrimed en octobre 2009, le groupe Clarín représente à lui seul 42 % du marché de la publicité télévisuelle.

Uno, propriété du groupe Vila-Manzano, du nom de ses propriétaires, arrive second dans la hiérarchie des grands conglomérats régnant sur le champ médiatique argentin. Son actif le plus précieux est Supercanal Holding, troisième opérateur de câble le plus important du pays. Parmi les autres groupes en position de force se distinguent principalement Telefónica Argentina (très actif sur les technologies et communications de l'Internet, propriétaire de 9 canaux de télévision), Cadena 3 (géant de la radio) ou, concernant les capitaux étrangers, le groupe espagnol Prisa (détenteur de 11 licences de radio).
 
Le portail Medios y comunicación de aca propose une carte des médias argentins réalisée au mois de novembre 2008 par le journaliste Claudio De Luca, pour la revue argentine Target. La carte reflète de très près la situation à la veille de la publication de la nouvelle loi sur les services de communication audiovisuelle.
Carte des médias argentins, novembre 2008.
 
Cette mainmise des grands groupes sur la production et la diffusion de contenus culturels et informatifs a été appuyée par le cadre juridique précédant l'entrée en vigueur de la loi SCA, puisque jusque fin 2009, seules les entités à but lucratif avaient droit d'accès au spectre des ondes et fréquences de radio et de télévision. Le nouveau texte vise la juste représentation de la pluralité des opinions et aménage de ce fait une place pour les associations, coopératives, syndicats, fondations et universités, pour l'Église comme pour les populations autochtones, ainsi que pour tous les autres organismes sans but lucratif. Ces derniers sont reconnus comme fournisseurs de services d'information à part entière et l'article 89, alinéa f de la loi leur réserve un tiers des licences de radiodiffusion. Les deux autres tiers sont répartis entre, d'une part, les prestataires de gestion étatique et, d'autre part, les prestataires de gestion privée à but lucratif. Les trois catégories de prestataires de services de communication audiovisuelle sont définies, en ces termes, par l'article 21 de la loi. De fait, la réforme initiée par Cristina Kirchner vient modifier la nature d'un paysage médiatique qui, même pendant les périodes de dictature, n'avait jamais été composé que de structures privées. Si la loi qualifie les radiofréquences de « biens publics » et définit l'audiovisuel comme étant « d'intérêt public », il s'agit de justifier par l'argument démocratique le nouveau type de gestion des licences d'exploitation audiovisuelles qui, avec la loi de 2009, sont librement accordées, alors qu'elles étaient auparavant louées ou vendues, dans une logique commerciale. La création d'un service public de l'audiovisuel à proprement parler est quant à elle fixée par l'article 119 du texte, qui prévoit la mise en place de Radio y Televisión Argentina Sociedad del Estado (RTA S.E.)(6) , structure chargée de gérer le tiers de licences attribué à l'État.
 
Dans un contexte où seules des entités commerciales étaient reconnues dans l'industrie audiovisuelle, la loi se devait de mettre en place des règles de limitation concernant la concentration des licences, afin d'obliger les grands groupes à se défaire de certaines d'entre elles et ainsi initier une opération de redistribution. Les limitations de concentration portent aussi bien sur le nombre de licences détenues par une entreprise que sur des considérations de répartition géographique ou sur le montant de l'actionnariat et des participations. La loi limite notamment à dix le nombre de licences de radio et télévision par entité ou groupe, lorsqu'il s'agit de fréquences ouvertes ou par câble, contre 24 auparavant. La limite est fixée à 24 lorsqu'il s'agit de canaux proposés par abonnement. Par ailleurs, il est interdit à une même entreprise de détenir une chaîne hertzienne et une chaîne câblée dans la même zone géographique(7) . La détention d'une licence pour émission depuis un support satellitaire, avec fonctionnement par abonnement, est un choix aux conséquences radicales(8) , puisqu'il rend impossible la détention de toute autre licence de communication audiovisuelle, quelle qu'elle soit. En matière de radio, la limite est fixée à une fréquence AM et deux fréquences FM pour une même zone. Concernant le cadre général, aucun opérateur n'est autorisé à offrir ses services à plus de 35 % de la population totale du pays ou à plus de 35 % de la population des abonnés à des services de diffusion audiovisuelle. En raison de cette dernière mesure, Cablevisión, premier câblo-opérateur du pays, rattaché au groupe Clarín, s'est vu contraint de renoncer à la moitié de ses abonnés puisqu'il détenait, fin 2009, environ 70 % du marché du câble. Cette réduction drastique a compté parmi les premiers griefs du groupe, Clarín dénonçant une loi faite principalement contre ses intérêts.
 
D'autres dispositions de la loi ont donné lieu à de vifs débats, comme la réduction de la durée d'attribution des licences, passée de dix à cinq ans. Comme le souligne un rapport d'information du Sénat français sur le cadre culturel argentin, les entreprises jugent cette durée trop courte, « leurs investissements technologiques ne [pouvant] être amortis que sur le long terme. La réduction de la durée des licences entraîne selon ellesun manque de visibilité qui constitue un frein aux investissements ».
 
Enfin, de longues discussions ont entouré la proposition du gouvernement de laisser les entreprises de télécommunications entrer sur le marché de la télévision. Considérée comme allant dans le sens de la concentration, dans la mesure où elle aurait profité aux deux grandes entreprises de téléphonie que sont Telecom et Telefónica (lesquelles auraient pu alors proposer des services triple play), la mesure a été retirée du texte final.
 
Dans une contribution publiée sur le portail Americagora, l'association Reporters sans frontières (RSF) saluait, à travers la plume de deux des membres de son Bureau Amérique latine, la « petite révolution médiatique de Cristina Kirchner », modèle potentiel pour d'autres pays du continent. La loi SCA est présentée comme « nécessaire et courageuse compte tenu des moyens de pression de groupes de presse peu partageurs ». Frank La Rue, rapporteur spécial pour la liberté d'expression de l'Organisation des Nations unies (ONU), a lui aussi apporté son soutien à la nouvelle loi sur les médias, allant jusqu'à déclarer que l'Argentine prenait valeur d'exemple « pas seulement pour l'Amérique latine, mais pour le monde entier ».
 
Ces réactions – formulées avant la promulgation de la loi dans le cas de l'ONU, quatre jours seulement après la promulgation dans le cas de RSF – ont valeur de réactions « à chaud » et ne viennent pas sanctionner l'efficacité réelle de l'appareil de démocratisation. Plus de deux ans après l'entrée en vigueur de la loi, qui a fixé, dans son article 161, un délai d'un an aux entreprises du secteur pour s'aligner sur les nouvelles normes(9) , la carte des médias s'est bel et bien enrichie, en voyant apparaître de petits canaux de diffusion par le biais des associations ou coopératives, entre autres, mais elle reste déterminée par les mêmes grands acteurs de toujours.
 
Dans son édition datée du 20 décembre 2011, le quotidien La Nación présentait un visuel des actifs audiovisuels actuels des groupes Clarín et Uno, sans oublier de préciser – dans un papier purement factuel et loin de la prise de position(10) – leurs atouts dans le domaine de la presse. La Nación présente ainsi la structuration de deux groupes qui restent, malgré la loi de 2009, deux géants présents sur tous les types de médias.
 
Schéma des actifs audiovisuels des groupes Clarín et Uno.
 
Ces deux groupes qui, d'une part, ont été contraints à se défaire de plusieurs de leurs actifs et fréquences, et, d'autre part, se trouvent limités dans leurs perspectives d'acquisitions futures, ont été les plus fervents opposants de la « loi Kirchner », attaquant le texte pour anti-constitutionnalité, une bataille juridique qui leur a permis de retarder la cession de leurs licences et abonnés. Clarín a notamment dénoncé un texte de loi pensé par le pouvoir en place pour renforcer sa propre influence sur les médias : le quotidien annonçait, dans son édition du 10 octobre 2009, que « les Kirchner s'apprêtaient à valider une carte des médias à leur mesure », dans un article titré ironiquement « Le kirchnérisme a marqué son soutien à une loi qui offre au gouvernement un pouvoir immense sur les médias ». Malgré la position particulière du groupe Clarín, directement menacé dans ses intérêts, et ses différends de longue date avec le couple Kirchner, l'argument selon lequel le pouvoir en place cherche à assurer son propre confort est loin d'être irrecevable.

Le jeu ambigu du pouvpor politique sur les médias

Si, aux yeux du groupe Clarín, la loi sur les services de communication audiovisuelle est avant tout une méthode de répression de la part du gouvernement, fortement critiqué depuis 2007 dans les pages du quotidien du même nom, d'autres observateurs, extérieurs pour leur part, dénoncent en grand nombre les attitudes douteuses du pouvoir en place. Loin des jugements positifs de Reporters sans frontières, l'organisation américaine Freedom House, qui joue le rôle d'observatoire de la démocratie dans le monde, estime que, dans la pratique, les gouvernements mis en place par Cristina Kirchner sont allés dans le sens d'une réduction toujours plus grande de la liberté d'expression. La décision de justice datant de novembre 2009 obligeant l'État argentin à investir une partie de son budget publicitaire dans des journaux et magazines jugés comme critiques à l'égard du gouvernement a pu sembler un pas en avant pour assainir la relation entre le pouvoir et la presse, le pouvoir politique finançant indirectement l'expression du pluralisme des opinions. Dans les faits, le budget publicité de l'État est passé de 16 millions de dollars en 2003 à 223 millions de dollars en 2009, permettant au gouvernement de Cristina Kirchner d'exercer un pouvoir accru sur les médias, notamment ceux dont les principales ressources sont de nature publicitaire. Comme le note Martín Becerra, docteur en communication, dans une analyse du « Tremblement de terre médiatique en Amérique latine »(11) , publiée dans le numéro de février 2012 de El Dipló, édition argentine du Monde diplomatique, l'enveloppe publicité de l'État et des provinces sert un jeu pervers de « récompense pour les médias amis » et « punitions pour les médias considérés hostiles », auxquels sont achetés peu ou pas d'espaces publicitaires. Au niveau local, la Terre de Feu constitue une exception à la situation d'accords implicites où les enveloppes publicitaires conditionnent un discours peu critiques des médias : le gouverneur de l'archipel situé à l'extrême-sud du continent, Fabiana Ríos, a instauré des règles claires de répartition des budgets publicitaires publics. Ces règles sont portées à la connaissance de tous.
 
Sur le terrain de la presse papier, l'État est engagé, depuis la fin septembre 2010, dans un bras de fer avec les deux plus grands quotidiens du pays, Clarín et La Nación. Au centre du conflit se trouve Papel Prensa S.A., principal fabricant et fournisseur de papier journal en Argentine. Clarín et La Nación détiennent les parts majoritaires de cette société, dont est aussi actionnaire l'État argentin, à hauteur de 28 %. La présidente Kirchner a accusé les deux quotidiens d'avoir acheté illégalement leurs parts durant la dictature militaire, en exerçant des pressions sur la veuve de l'ancien propriétaire de Papel Prensa. Un projet de loi a été présenté par le gouvernement au Congrès, dans la foulée, afin de limiter les prix fixés pour la vente de papier d'impression pour journaux. Le pouvoir a invoqué l'impératif de la liberté d'expression, bafoué selon lui par Clarín et La Nación qui, en position de duopole, étaient en mesure de vendre au prix de leur choix le papier aux autre journaux du pays, l'unique solution de rechange pour ces derniers étant de recourir à l'importation. Pour les quotidiens menacés dans leurs intérêts, il s'agit là d'un nouvel abus d'un État cherchant à contrôler la sphère médiatique. Début 2012, le conflit n'a toujours pas trouvé d'issue définitive.
Exemplaire du Monde diplomatique en espagnol

Le traitement partial des médias a trouvé une preuve qui a eu l'effet d'un coup d'éclat lorsque, le 13 novembre 2011, le journal Clarín a publié une carte réalisée par le ministère du Développement social, présentant la répartition des médias, locaux ou régionaux exclusivement, par grandes régions géographiques, selon leur ligne éditoriale : sont distingués les médias « kirchnéristes », « favorables au Gouvernement », « neutres » et « d'opposition ». Sur 449 ces structures médiatiques (presse papier et Web, radio, télévision) qui disposent, de fait, d'une visibilité réduite(12) , une seule est identifiée comme étant opposée au gouvernement, la très grande majorité (432 médias) étant signalés comme proches ou compatibles avec le pouvoir en place. La carte, mise à disposition sur les serveurs du ministère et destinée à un usage interne, a été retirée très rapidement suite à la révélation de son existence par la presse nationale. Elle était accompagnée de fiches sur chaque média, identifiant notamment le contact privilégié des relations avec le ministère ou précisant si le média en question recevait ou non de la publicité officielle. 50 % des médias relevés étaient signalés comme recevant effectivement des apports publicitaires de la part des instances officielles de l'État.

La carte et sa légende ont été mises à jour par le site Leakymails, dont le slogan est « mettre un frein au mensonge et à l'hypocrisie ». Leakymails a eu accès à un courrier électronique envoyé le 2 août 2010 par Federico Martelli, responsable de la communication du ministère du Développement social, à Alfredo Scoccimarro, sous-secrétaire d'État aux médias et porte-parole de la présidence. Les informations ont été révélées au grand public plus d'un an plus tard, le 13 novembre 2011, par l'intermédiaire du journal Clarín, suscitant de nombreuses réactions indignées dans toute la presse et conduisant au retrait des informations condamnées sur le serveur interne du ministère du Développement social.
 
Dans le message intercepté, Federico Martelli indiquait que, en l'état, la carte se nourrissait de quelque 400 médias qui avaient « manifesté leur volonté de travailler avec le ministère et avec la présidence ». Si la portée réelle de cette « volonté de travailler » ne peut être déterminée avec précision, les observateurs extérieurs ont dénoncé la consolidation d'un système médiatique où la liberté d'opinion est belle et bien soumise, toujours et encore, aux pressions d'un État qui joue d'un pouvoir financier représenté par son budget publicitaire.

L'absence de médias publics : la vraie maladine argentine ? 

Nombreux sont les spécialistes qui pointent du doigt une Argentine inchangée, de part et d'autre de cette frontière entre deux époques que constitue la loi sur les médias audiovisuels de 2009. Indépendamment des mesures de démocratisation relative prises par la loi, le paysage médiatique argentin semble rester invariablement soumis à deux logiques fatales en termes de qualité : la logique commerciale et la logique politique. Dans son analyse de la situation des médias en Amérique latine pour le Monde diplomatique, Martín Becerra évoque un jeu médiatique « clientéliste », où les logiques de contact avec la société sont « purement commerciales ou exclusivement gouvernementales ». Pour le professeur de l'Université nationale de Quilmes (Argentine), il s'agit là d'une réalité qui ne permet pas ce véritable « droit à la parole » que prônait la campagne de présentation de la loi sur les services de communication audiovisuelle.
 
La nature historique des médias argentins comme étant uniquement et obligatoirement outils du pouvoir politique ou outils de sociétés visant uniquement le profit économique a influencé, dans le mauvais sens, les contenus proposés, notamment dans les domaines de la presse papier et de la télévision. Le pays souffre, entre autres, d'une tradition journalistique pauvre. Dans Le Monde du 7 juin 2007, le journaliste Paulo A. Paranagua décrivait une situation où la mise en place de véritables cursus universitaires spécialisés « n'a pas amélioré la qualification des journalistes ». Il ajoutait : « Dans la presse écrite, la multiplication des columnists, ces chroniqueurs à la mode américaine, a entraîné une profession à deux vitesses, avec des commentateurs payés à prix d'or, dont les opinions sont reproduites dans des dizaines, voire des centaines de journaux, à côté d'une masse de journalistes sous-rémunérés et réduits à la portion congrue d'une information étriquée ». À la télévision, le scénario n'est pas plus encourageant : nombreuses sont les chaînes à donner la priorité à un traitement superficiel de l'actualité, l'exemple le plus extrême étant celui de Crónica TV. Cette chaîne a pour coutume d'agrémenter des informations brutes avec l'intervention d'un journaliste qui, sur le terrain, se prête à un jeu d'improvisation long de plusieurs dizaines de minutes, repris en boucle, au cours duquel sont répétées les mêmes phrases et où la préparation et le travail d'investigation semblent ne pas avoir leur place.
 
Concernant l'ensemble des contenus audiovisuels, du reportage à la fiction, en passant par les programmes de divertissement, sur les ondes radiophoniques comme sur les chaînes de télévision, la loi de Cristina Kirchner reste muette sur les impératifs de qualité. Elle se contente d'instaurer des quotas de diffusion favorisant la production nationale, avec un seuil minimal de 70 % de programmes nationaux pour la télévision et 30 % de musique nationale pour la radio. Outre le besoin de solder une culture de corruption et d'influences abusives, qui conduit aux actuels conflits d'intérêts entre pouvoir politique et médias, la construction d'un paysage médiatique ouvert et moderne devra nécessairement passer par un travail sur la valeur intrinsèque des contenus. À l'heure qu'il est, la course à la modernité de l'Argentine semble porter uniquement sur des questions techniques : le pays s'apprête à accueillir la télévision connectée (pour laquelle a été retenue la norme nippo-brésilienne) et c'est ce genre de questions relativement simples qui retient l'attention des journaux nationaux. Le volet idéologique et la valeur en soi des contenus restent en éternel suspens.

Données clés sur les principaux groupes de médias argentins

Plus grosse diffusion presse : quotidien Clarín (groupe Clarín), 400 000 exemplaires environ par jour.
Deuxième diffusion presse : quotidien La Nación (propriété étatique), 160 000 exemplaires environ en semaine, 250 000 le week-end (Chiffres : juillet 2011, Instituto Verificador de Circulaciones).
 
Meilleure part d'audience TV pour les mois de janvier, février et mars 2012 : Telefe, Groupe Telefónica (Chiffres: Television.com.ar).

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Crédits photos :
-Logo officiel du groupe Clarín ;
-Bandeau, page d'accueil du quotidien Clarín ;
-Carte réalisée par Claudio De Luca pour la revue Target ;
-Schéma paru dans La Nación, 20 décembre 2011 ;
-Photo : Kévin Picciau ;
-Carte réalisée par le ministère argentin du Développement social, publiée dans le journal Clarín le 13 novembre 2011.
    (1)

    La loi avait fait l'objet d'une légère modification en 1985, sans véritable conséquence sur la composition et le fonctionnement de la sphère médiatique. 

    (2)

    Les associations à but non lucratif, notamment, se voient interdire l'attribution d'une fréquence.

    (3)

    La ley que « te da el poder a vos », la loi qui « te donne le pouvoir, à toi ». 

    (4)

    Le texte a été approuvéle 17 septembre 2009 avec 147 voix pour, 3 contre et 3 abstentions. 

    (5)

    Dans un combat permanent avec la chaîne Telefe pour la première place en termes de part d'audience. 

    (6)

    Radio et Télévision Argentine Société de l’Etat (RTA S.E.) 

    (7)

    La loi fait mention de « localités », qui peuvent être des villes ou des quartiers. 

    (8)

    Pour des raisons claires d'intérêt économique, les groupes en position confortable dans le paysage audiovisuel argentin se sont désintéressés de tout projet de chaîne payante avec diffusion par satellite. 

    (9)

    Ce délai a été jugé trop court par les entreprises concernées. L'article 161 a été suspendu suite à un référé puis réintroduit sur décision de la Cour suprême argentine. 

    (10)

    Les quotidiens Clarín et La Nación sont en opposition frontale ; La Nación est le deuxième tirage du pays. 

    (11)

    Terremoto medíatico en América Latina. 

    (12)

    Bien qu'on relève des médias connus comme FM La Boca ou Radio Cooperativa, par exemple. 

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