Comment penser les médias de service public — et spécialement l’audiovisuel — au Maroc après la Constitution de 2011
, quand on sait que ses nouvelles dispositions, notamment au sujet des droits des femmes
et du statut désormais officiel de la culture et de la langue amazighes (berbères), ont des implications à la fois sur la gouvernance et le contenu des médias ? La libéralisation de l’audiovisuel a commencé dans les années 2000 ; était-elle accomplie ? Aujourd’hui, la Haute Autorité de la communication audiovisuelle marocaine (HACA) ambitionne de relever les défis majeurs auxquels est confronté le paysage audiovisuel marocain (PAM), après quelques années d’incertitude. Quelle y sera la place accordée à la mission de service public de l’audiovisuel ?
Mais se pose d’abord la question de savoir ce qu’est le service public de l’audiovisuel. La notion de « service public » ou « mission de service public » peut sembler épineuse à définir tant elle est chargée sur le plan normatif. Le service public est-il ou doit-il être exclusivement géré par l’État ? La réponse est négative. En effet, si un organisme audiovisuel d’État est contrôlé et financé par l’État alors il ne peut s’agir d’un service public selon l’Unesco. « Bien que les systèmes de radio-télévision d’État s’acquittent de certains services publics, leur contrôle par les gouvernements, les modèles de financement, le manque d’indépendance et d’impartialité tant au niveau de la programmation que de la gestion les empêchent d’être identifiés comme radiotélévision de service public» (Unesco, 2005). Un service public de l’audiovisuel, toujours selon l’organisation internationale, est défini par les quatre critères suivants : l’universalité, la diversité (genres, sujets, publics), l’indépendance du pouvoir politique et des pressions commerciales et la spécificité, c’est-à-dire la capacité à innover, à proposer des contenus inédits. Complétons cette définition et rassurons-nous avec Jacques Chevallier : « La notion de service public n'est […] pas si obscure qu'on le prétend parfois et elle est demeurée à peu de choses près inchangée depuis-le début du siècle :
- Qu'est-ce que le service public ? Définition : c'est une activité d'intérêt général gérée par l'administration ou par une personne privée qui en a reçu délégation et qui est soumise au contrôle de l'administration.
- À quoi reconnaît-on qu'une activité est un service public ? Critère : à l’intention du législateur.
- Comment démontrer cette intention ? Indices : en examinant si le législateur a conféré à l'organisme en cause des prérogatives de puissance publique et l'a soumis à des contrôles de tutelle.» (Chevallier, 1976)
Ces éléments constituent le fil implicite de cet article.
Une période décisive pour le secteur public de l’audiovisuel au Maroc
Le secteur audiovisuel a longtemps été associé au secteur public en même temps qu’à l’idée d’une mission de service public, en Europe aussi bien que dans les pays du Maghreb, anciennes colonies françaises. Ainsi, ce qu’indique Jacques Chevallier pour le secteur audiovisuel français, à savoir un lien très fort entre l’audiovisuel et le pouvoir politique était parfaitement applicable au Maroc avant une période récente. En France, le rapport organique entre l’État et les activités de l’audiovisuel, qui était la règle jusqu’aux années 1970, n’est plus une réalité les décennies suivantes, mais dans le même temps, les attentes en termes de service public sont restées vivaces
.L’usage de la technologie numérique et la libéralisation concomitante des industries de l’audiovisuel ont été à l’origine d’une dérégulation de facto et de l’augmentation du nombre relatif des médias privés dans ce secteur d’activité. Actuellement, la mission de service public des médias correspond à un idéal, ou à des principes généraux, et l’État est l’acteur qui en définit le périmètre et en garantit l’existence.
Au Maroc, il est d’autant plus nécessaire de se rapprocher de cet idéal que le taux d’analphabétisme, bien qu’accusant une baisse sensible ces dernières années, reste élevé. Selon les estimations publiées par l’Unesco en 2015 (Unesco Intitute for Statistics), le taux d’alphabétisme des adultes est de 67 %, (celui des femmes est de 58 %). Ainsi, la télévision et la radio restent des moyens essentiels d’information et de divertissement, même si Internet et les écrans mobiles sont en expansion et complètent la palette des médias à la disposition d’un nombre croissant de ménages. Aujourd’hui, plus de 90 % des ménages ont un téléviseur, et selon l’Union internationale des télécommunications, près de 57 % des Marocains utilisaient Internet en 2014.
L’ouverture du secteur audiovisuel marocain à l’initiative privée a connu ses prémisses dans les années 1990, pour être consacrée par le législateur dans les années 2000. Dans ce contexte, la mission de service public affichée était et reste étroitement liée à une double volonté de favoriser des médias pluralistes et libres et de veiller au « respect des valeurs civilisationnelles fondamentales et des lois du Royaume, notamment celles relatives à la protection de la jeunesse et au respect de l’honneur et de la dignité des personnes ». Dans son introduction, le décret royal du 31 août 2002 portant création de la Haute Autorité de la communication audiovisuelle, sur lequel nous reviendrons, et instituant la HACA, considère que : « le droit à l’information, élément essentiel de la libre communication des pensées et des opinions, doit être assuré, notamment, par une presse indépendante, des moyens audiovisuels pouvant se constituer et s’exprimer librement, un service public de radio et de télévision à même d’assurer le pluralisme des divers courants d’opinion, dans le respect des valeurs civilisationnelles fondamentales et des lois du Royaume, notamment celles relatives à la protection de la jeunesse et au respect de l’honneur et de la dignité des personnes ».
L’urgence n’était pas d’imposer des contenus audiovisuels contrôlés, mais de prendre le risque de répondre aux attentes d’un public jeune
Les notions de « respect des valeurs civilisationnelles » ou de « la dignité de la personne » peuvent faire l’objet d’une certaine élasticité interprétative. Mais, au lendemain des mobilisations dans les pays arabo-musulmans, y compris à travers les villes marocaines en 2011, il devint évident pour les décideurs que l’urgence n’était pas d’imposer des contenus audiovisuels strictement contrôlés, mais de prendre le risque de revoir en profondeur la façon dont on pouvait répondre aux attentes d’un public souvent jeune, plus sensible aux médias socio-numériques et à la Toile.
Moins armées face à l’intensité des contenus qui s’échangent sur Internet ou qui sont diffusés via la radio et les chaînes étrangères, les autorités publiques marocaines se voient contraintes d’apporter des réponses concrètes et sans faux-semblants à une situation quelque peu inédite, comme le laissent présager les réflexions de la Haute Autorité de la communication audiovisuelle aujourd’hui. Une chose est sûre : les médias audiovisuels traversent une période décisive, de même que le gouvernement en tant que garant de leurs missions de service public. Ainsi, la baisse de fréquentation sensible de la télévision nationale depuis quelques années laisse à penser que ce secteur traverse une crise ; le rapport d’une enquête de grande envergure menée sous l’égide de l’Institut royal des études stratégiques en 2012 révélait déjà que plus de personnes interrogées font confiance « aux chaînes arabes, captées par satellites (41,5 %) qu’aux chaînes nationales 2M (36 %) et TVM (33,8 %) ».
La fin du monopole d’État et la naissance d’une autorité de régulation
De fait, la télévision n’est plus une extension de l’État depuis le début des années 2000 quand, comme dans plusieurs pays arabes, des réformes ont été engagées, et quand on a vu apparaitre des chaînes nationales privées. Cette évolution est liée à la libéralisation des économies, à la numérisation des activités de l’audiovisuel (à la fusion des activités de télécommunication et de télédiffusion), à la transnationalisation des flux télévisuels (les Marocains ont accès à des centaines de chaînes étrangères). L’opérateur public de télévision devait alors faire face à la compétition d’opérateurs étrangers et donner corps au processus dit de démocratisation du pays. D’autant qu’il n’avait pas les moyens d’enrichir son paysage médiatique sans la contribution, contrôlée, d’investisseurs et de nouveaux acteurs privés dans ce secteur en expansion.
Jusqu’alors, l’audiovisuel marocain avait été un appareil d’État, comme l’illustre parfaitement l’inauguration de la télévision marocaine le 3 mars 1962, date anniversaire de la Fête du Trône où le roi Hassan II avait ouvert l’antenne par un discours en direct. Le décret royal (ou Dahir) du 22 juin 1966 avait institué la RTM (Radio-Télévision marocaine) comme un établissement public doté de la personnalité civile. En 1968, la RTM deviendra une entité administrative dépendante du ministère de l’Information et administrée par un directeur général, nommé par le Palais. Les quatre grands secteurs de l’institution seront sous la responsabilité de ce dernier : la Direction de la Radio ; la Direction de la Télévision ; la Direction de la Télédiffusion et la Direction des Ressources humaines et des Affaires Générales. L’administration de l’audiovisuel au Maroc présente quelques similitudes avec l’ancien ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française). Le modèle français — mentionnons-le d’emblée — est moins un étalon de référence pour les décideurs marocains contemporains, compte tenu, sans doute, de l’emprise sociale des médias numériques ici et là-bas. Les structures de la RTM ne vont pas évoluer de façon significative pendant de longues années. Aujourd’hui, près de 2 300 personnes travaillent au sein de cet organisme, et 900 sont employées par la chaîne 2M.
La « particularité marocaine », la « petite touche » du PAM — que les observateurs ne manqueront pas de rappeler — est le statut dérogatoire de médias de premier plan. Le premier a concerné Radio Méditerranée internationale ou Medi1 qui, dès son avènement en 1980, est commerciale. En 1989, la chaîne 2M International est la première télévision privée à voir le jour au Maroc (elle sera suivie plus d’une quinzaine d’années plus tard par MédiTV). Ces chaînes ont donc été lancées alors que l’organisme de radiotélévision nationale et les activités de l’audiovisuel étaient des monopoles d’État. Assistait-on à un démonopolisation de l’audiovisuel ? Non, il était plutôt question d’une « dérogation ». 2M International, à l’origine, était une co-entreprise dont l'actionnaire principal, à raison d’un tiers du capital, était la société holding ONA (Omnium Nord-Africain) détenue par la famille royale et dirigée par Fouad Filali, l'ancien gendre du roi Hassan II. Les deux tiers restants étaient répartis entre la Banque marocaine pour le commerce extérieur (BMCE), le groupe québécois Vidéotron et TF1. La chaîne, cryptée, bien que dominante dans le PAM en termes d’audience, était cependant déficitaire ; qu’à cela ne tienne : l’État augmentera sa participation à 70 % du capital, hausse financée par un prélèvement automatique sur les factures d'électricité. 2M est depuis la deuxième chaîne publique, non cryptée (la première chaîne publique, TVM, a été créée en 1962).
D’une certaine façon, la parenthèse 2M International est un prélude à l’ouverture de l’audiovisuel marocain à l’initiative privée. En effet, en août et septembre 2002, deux décrets consacrent respectivement la fin du monopole d’État sur l’audiovisuel, ainsi que l’institution d’une autorité de régulation : la Haute Autorité de la communication audiovisuelle
. La HACA se compose d’un Conseil supérieur de la communication audiovisuelle (CSCA) et d’une Direction générale de la communication audiovisuelle, en plus du président de l’institution. Son rôle est essentiellement consultatif. Parmi ses principales missions, le CSCA donne avis au Palais, propose des choix de nomination à la tête des entreprises médiatiques, instruit et statue sur les autorisations de création de chaînes de télévision ou de radio, et veille au respect des règles et des cahiers des charges par les opérateurs.
Le mode de nomination des membres de la HACA est inspiré de celui du CSA français. Ainsi, la HACA est composée de neuf membres, dont quatre sont nommés par le Palais. Le président du conseil, nommé par le roi, est considéré comme un membre du gouvernement, un membre est nommé par le premier ministre et chacune des deux chambres nomme deux membres. Le roi nomme également le directeur général de la Communication audiovisuelle (DGCA).
En septembre 2002, le décret-loi mettant fin au monopole d’État était annonciateur de la loi 77-03 de 2005. Cette nouvelle loi consacre la refonte de l’ensemble du système audiovisuel marocain et le début de sa décentralisation. La RTM et le « Service autonomie de publicité » (SAP) sont transformés en une société anonyme, nouvelle entité dont l’État détient la totalité du capital : la SNRT ou Société nationale de radiodiffusion et de télévision — ne dépend plus du ministère de l’Information mais de celui de la Communication. Radios et chaînes de télévision d’État sont transformées en sociétés nationales publiques, qu’on projette à terme d’ouvrir aux capitaux privés. Pour autant, les médias audiovisuels qui relèvent historiquement du secteur public resteront sous son contrôle. Les activités de la SNRT sont certes décentralisées pour répondre aux normes contemporaines de management mais, fondamentalement, les réformes ne masquent pas certaines inerties. La nature, apolitique et commerciale, des premiers médias privés en sera une illustration.
Le service public de l’audiovisuel à l’épreuve de l’ouverture au privé
Après 2005, il était désormais envisageable pour l’opérateur d’une radio ou d’une télévision privée d’obtenir une licence de diffusion au Maroc. Plusieurs dizaines de projets avaient alors été déposés. Depuis, deux vagues d’octroi de licences ont eu lieu en 2006 et en 2009 et, quelques années après les mouvements du 20 février 2011, aucune nouvelle phase n’est annoncée. Car, au cœur des prérogatives de la HACA, on retiendra évidemment qu’elle instruit les candidatures et délivre les licences requises au lancement de nouvelles radios ou télévisions de droit marocain.
La première vague a été agitée par des discussions et controverses autour de plusieurs dossiers — de l’aveu d’un des directeurs de département à la HACA de cette période
.Finalement, en mai 2006 — au moment où le secteur public (la SNRT) lançait tous azimuts un certain nombre de chaînes de télévision et de radio publiques, régionales ou thématiques, pas moins de dix radios privées seront autorisées : six radios régionales ou multirégionales, deux radios locales, deux stations nationales, ces stations pouvant être généralistes ou thématiques (radios économiques ou musicales, en l’occurrence). En revanche, les projets de télévision seront tous rejetés à l’exception de la chaîne Médi1Sat portée par Pierre Casalta, qui jouissait alors de la légitimité que lui conférait Radio Méditerranée (Médi1), qu’il avait aussi fondée. Il faut dire que le projet était a priori séduisant : franco-marocaine
Medi1Sat se définissait comme une chaîne d’information ayant vocation à promouvoir un regard francophone et maghrébin dans le bassin méditerranéen. Las, à l’épreuve du temps, il s’avère que Medi1Sat ne fut pas un projet viable
. « Elle n’avait pas fait l’objet d’un benchmarking sérieux » (I. Arâab, op.cit.). Sur le créneau de l’information, sans doute souffrait-t-elle de la concurrence d’Al-Jazeera, plus indépendante (et très populaire auprès des plus de 15 ans à cette période, d’après l’institut de sondage MarocMétrie). Toujours est-il qu’elle n’a pas tenu ses promesses et fut reprise par l’opérateur public (via la Caisse de dépôt et de gestion, ou CDG, qui en est l’actionnaire principal). Notons que le changement de statut de la chaîne fut critiqué par la presse en raison de la discrétion et de la rapidité de la proc&eacu te;dure, et parce que la chaîne n’avait pas été soumise à un cahier des charges aussi contraignant que celui des autres chaînes du pôle public. Désormais accessible sur le réseau hertzien, Medi1 Sat change de nom (Medi1 Tv) et de direction et, sans surprise, devient une chaîne généraliste. C’est ironiquement le même scénario que celui de la chaîne 2Minternationl, qui, de chaîne privée et cryptée dans une phase initiale, est devenue à l’issue d’un dénouement similaire 2M, et en accès libre après sa reprise par les fonds publics.
La deuxième vague de projets de médias privés nourrira des frustrations ; aucune licence de télévision n’a été accordée, seules quatre radios à couverture multirégionale ont obtenu une licence
. Les interviews que nous avons menées nous laissent à penser que d’autres dossiers relativement solides avaient pourtant été déposés. La HACA sera d’ailleurs vivement critiquée par la presse marocaine, qui lui reproche sa réticence à impulser un nouveau souffle au PAM au moment où la production nationale et la créativité méritaient d’être encouragées. La pusillanimité de la HACA était assurément moins dictée par l’intérêt du public que par des contingences économiques.
En 2009, le marché de la publicité était, partout dans le monde, affecté par la crise et paraissait trop étroit pour l’arrivée de nouveaux acteurs. Pour reprendre les termes de l’actuel directeur général de la HACA : « Compte tenu de la crise de la publicité, certains considéraient que le marché publicitaire était trop restreint pour trois ou quatre joueurs. D’où la suspension des autorisations lors de la 2ème vague »
.
Phénomène intéressant, de nouvelles chaînes publiques, dans une certaine précipitation, ont été créées au moment même où le PAM s’ouvrait à l’initiative privée. Ce sont moins les missions de service public qui furent avancées pour justifier cette subite effervescence qu’une volonté de modernisation et de création de chaînes thématiques
. Pour autant, deux des quatre critères retenus par l’Unesco pour identifier des médias de service public, l’universalité et la diversité, sont sans doute applicables ici. S’agissant de l’indépendance et de la spécificité, la réponse est moins tranchée : les chaînes créées dépendent largement des deniers publics et sont gérées par une administration d’État. Les nouvelles chaînes n’ont pas fait l’objet de recrutement massif, ni d’un gros investissement, ce qui n’augurait pas un changement majeur en termes de contenu et d’innovation, autrement dit de « spécificité ». Voyons plutôt : lancement d’Al-Maghribia (ou la Marocaine), en novembre 2004, qui cible les Marocains à l’étranger. La chaîne est lancée alors qu’elle n’a ni programme, ni budget spécifiques. S’agit-il d’une télévision indépendante ou rattachée à la SNRT ? On ne le savait pas à l’époque ; on constate aujourd’hui qu’elle dépend de son organisme de tutelle. C’est la même chose pour les chaînes qui lui succèderont : la chaîne 4, ou Arrabia, lancée le 29 février 2005 et ayant une vocation éducative (avec là encore, le personnel technique de la TVM) ; la sixième chaîne, Assadissa, une chaîne religieuse, la chaîne du Sport, Arriyadia, la chaîne du cinéma, Aflam TV, lancée en 2008. Nous reviendrons plus loin sur les deux autres chaînes publiques lancées durant cette même décennie : Tamazight et Laayoûne TV.
La précipitation apparente des pouvoirs publics ne saurait masquer leur volonté d’occuper tout le terrain, que ce soit en matière d’audiovisuel public ou privé. Deux raisons pouvaient expliquer la création de chaînes de télévision et de radio publiques. La première est, évidemment, la concurrence des chaînes dites « orientales » et notamment les chaînes religieuses transnationales à capitaux saoudiens dont l’influence était prise au sérieux par les autorités publiques.
La précipitation des pouvoirs publics ne saurait masquer leur volonté d’occuper tout le terrain
La deuxième raison est la crainte que peuvent susciter de potentiels opérateurs privés nationaux : c’est politiquement risqué et, économiquement, aventureux compte tenu d’un marché publicitaire limité.
L’un des constats récurrents des personnes interrogées s’agissant de la gouvernance de l’audiovisuel par les autorités publiques est le manque de cohérence de certaines décisions et l’absence d’étude de marché avant le lancement de certains projets. Les péripéties de Medi1 TV accréditent ces analyses. Retour sur le feuilleton de la chaîne : rappelons que la HACA qui n’avait retenu que Medi1 Sat en 2006 avait surévalué la viabilité de cette chaîne qui fit rapidement face à des difficultés financières. Reprise par le secteur public, son équilibre budgétaire demeura périlleux, jusqu’à ce qu’en 2014 deux sociétés émiraties entrent dans le capital de la chaine (à hauteur de 90 millions de dollars US). Elle redevient alors privée. Pour ce qui concerne sa ligne éditoriale, la minorité de blocage détenue par le gouvernement marocain ne permit pas aux investisseurs émiratis d’infléchir la programmation ; de surcroît, la direction de la chaîne est est restée marocaine. Cependant, « il s’agit maintenant d’une chaîne marocaine ouverte sur la Méditerranée mais aussi sur le monde arabe » (Jamal Eddine Naji, op. cit.). Cette chaîne n’est-elle pas devenue privée en dehors du calendrier prévu par la HACA ? « Oui, il s’agit là encore d’une dérogation. Mais la chaîne a été soumise à un cahier des charges, d’ailleurs en avance par rapport aux autres chaînes puisque qu’il tient compte des obligations concernant la femme, les ressources humaines et la nécessité de proposer au moins 60 % de productions marocaines, etc.».
Cela ne prémunit pas la chaine d’un taux d’audience moyen relativement faible, comparativement à 2M qui domine de loin un marché de l’audience très fragmenté, indiquant un manque d’attractivité des chaînes marocaines parfois dominées par des chaînes étrangères : indiennes (Zee Aflam et Ze Alwan), à capitaux saoudiens (MBC) et qataries (Al-Jazeera, Bein Sport).
Le marché publicitaire marocain est relativement jeune et se place cependant en bonne place parmi les pays de la région arabe (en cinquième position après le Koweït selon le Dubaï Press Club). Les dépenses publicitaires par habitant représentent environ 9,3 dollars US (contre près de 230 euros pour la France, par exemple), avec une marge de croissance très nette dans le secteur des médias numériques où les dépenses ont crû de 40 % par an en moyenne, entre 2009 et 2015, contre 8 % et 9 % pour la télévision et la radio. Le numérique en tant que support était marginal en 2009, il s’est hissé à la troisième position dès 2012.
Contrairement à la télévision nationale, la radio, média de proximité par excellence, se porte bien selon l’enquête Radiométrie Maroc . Au deuxième trimestre 2015, cette enquête montre que 58% des Marocains de plus de 11 ans (15,4 millions de personnes) écoutent la radio au moins une fois par jour. A la différence de la télévision, l’audience se concentre quasi exclusivement sur les stations marocaines (moins de 1 % écoutent les chaînes étrangères) comme le montre le tableau ci-après. De plus, le volume d’écoute a augmenté de 4 minutes en un an et passant à 2 heures 51 par jour. L’enquête indique aussi qu’un nombre croissant d’auditeurs écoutent la radio en ligne, via internet ou une application mobile. L’audience y est passée de 8,5 à 16,5 % en un an.
La régionalisation avancée : panacée d’un système audiovisuel en crise ?
Parmi les médias lancés par le pôle public, deux chaînes de télévision méritent une attention particulière. La première d’entre elles est régionale, subnationale. Il s’agit de la chaîne Laayoûne TV, qui couvre la région du Sahara occidental et qui est lancée le 6 novembre 2004… à savoir à la date anniversaire de la marche verte (de novembre 1975, lancée par Hassan II dans le but d'annexer ce territoire occupé par l'Espagne.). Certes, cette chaîne a autant vocation à satisfaire des téléspectateurs spécifiques qu’à contrer les médias mis en place par les indépendantistes de cette zone de tension. Mais surtout, elle préfigure les chaînes de proximité ou régionales qui seront privilégiées après la nouvelle Constitution. La seconde chaîne lancée en mars 2010 est la chaîne berbérophone Tamazight, qui conjugue les deux caractéristiques observés ci-dessus, à savoir une chaîne créée de façon extrêmement rapide et motivée par la volonté de capter une population pour l’inscrire dans le giron national. Il s’avère toutefois que la chaîne, loin d’être un échec, est aujourd’hui un modèle et aux avant-postes d’autres chaînes berbères, dans la mesure où elle est dans aussi dans l’esprit de la Constitution qui consacre, dans son article 15, la langue berbère comme une langue officielle avec l’arabe
. Bien que différentes, ces deux chaînes deviennent a posteriori les premiers jalons de la mise en place de chaînes régionales. Les aires de diffusion des médias régionaux pourraient en effet épouser les contours d’un projet d’aménagement du territoire ambitieux et en cours d’élaboration par le gouvernement marocain. Il s’agit, bien entendu, du processus dit de « régionalisation avancée », visant une décentralisation politique du Maroc.
Cette politique pourrait être considérée comme une aubaine pour le PAM. Penser en termes de niche, sur une base géographique ou culturelle et linguistique, tout en déléguant la gestion des chaînes aux régions est une alternative séduisante et vraisemblablement envisagée dans le contexte actuel.
Le marché de la publicité a dépassé la crise de 2008, mais les chaînes de télévision publiques, à l’exception de 2M, ne semblent pas en profiter pleinement en raison de l’effritement de ce marché. Comme le disait le haut responsable de la HACA : « Le problème est le problème des joueurs : plutôt que de réfléchir à des niches, tout le monde veut proposer un média généraliste. ».
Qu’en est-il du financement public ? Le Maroc est seul membre non européen de l’Observatoire européen de l’audiovisuel. « Nous avons discuté du financement public en présence des opérateurs publics à l’occasion d’une réunion d’experts organisée par la HACA et l’Observatoire européen à Rabat en décembre 2014. Nous sommes confrontés à un problème récurrent : les opérateurs publics s’engagent à respecter un contrat-programme qu’ils signent avec le gouvernement. Ce contrat-programme tient compte des missions de service public et de l’indépendance éditoriale du média. Peut-être n’est-ce pas parfait, « à la BBC », mais par rapport à ce qui se fait dans la région, nous sommes en pointe. » (Jamal Eddine Naji). Conformément à la loi 77-03 de 2005 mentionnée plus haut (art.51), les contrats-programmes correspondent à un engagement que l’opérateur prend et qui conditionne le financement du gouvernement. Au dernier exercice, il semblerait que les opérateurs attendent toujours le financement prévu par le contrat qu’ils ont honoré ; d’autant plus que les médias audiovisuels, les chaînes de télévision notamment, sont soumis à des contraintes financières.
Les contrats-programmes ne représentent qu’une partie du financement du secteur audiovisuel public. Outre cette subvention, les différents médias dépendent des ressources publicitaires, ainsi que de la Taxe pour la promotion du paysage audiovisuel national (ou TPAN) qui est à la charge des abonnés du réseau d’électricité.
Réinventer un service audiovisuel public marocain à la hauteur des enjeux
Il est intéressant de noter que les prérogatives, de même que le mode de désignation des membres de la HACA, pourraient être revus. Des réflexions sont en cours sur les critères de désignation de ses membres. Les réflexions portent également sur les prérogatives et missions de l’instance de régulation, sans doute en raison des défis auxquels est confronté l’audiovisuel, en particulier public, au Maroc.
Prenons un exemple de travaux sur lequel la Haute Autorité produit un rapport : les émissions pour enfants. Le rapport fait état d’une quasi absence de productions marocaines puisque plus de 90 % des contenus sont produits à l’étranger. Il s’agit d’un dossier qui concerne les différents ministères en lien avec la culture, l’enseignement, l’enfance. « Nous avons réfléchi à des solutions pour susciter de l’innovation, comme par exemple la mise en place d’incubateurs pour découvrir des talents dans le cadre de politiques publiques. », nous confia le Directeur général de la HACA. Il semble en effet judicieux de tirer davantage profit de cette autorité administrative indépendante (AAI) pour en faire un instance de décision et de proposition plus pleinement indépendante et active, dans la mesure où elle bénéficie d’une expertise pour donner sens à des médias de service public.
Les téléspectateurs sont plus exigeants et toujours moins captifs
« Jusqu’à maintenant, nous étions dans le monitoring, les statistiques, et nous n’étions pas force de propositions, ce serait dépasser nos prérogatives», poursuit Jamal Eddine Naji. Ne sommes-nous pas à un tournant et ne change-t-on pas de paradigme aujourd’hui ? En effet, les médias numériques ne permettent plus de parier placidement sur le marché publicitaire : beaucoup d’annonceurs migrent sur Internet. De surcroît, les téléspectateurs sont plus exigeants et toujours moins captifs, sans parler de la mise en conformité prochaine des médias avec les articles de la nouvelle Constitution. N’est-ce pas le moment ou jamais de défendre un service public audiovisuel de qualité ? Jamal Eddine Naji confirme :
« Absolument, mais pour l’heure, nous ne pouvons le faire que sur la pointe des pieds, car le texte ne nous permet pas une marge de manœuvre illimitée. Nous nous efforçons d’interpréter notre texte. Sur la base de ces travaux un peu pionniers, aventuriers d’une certaine manière, nous allons proposer de nouveaux textes ».
Références
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Jacques CHEVALLIER, « Essai sur la notion juridique de service public », Publications de la faculté de droit d'Amiens, n° 7, 1976, pp.136-161, p.161.
Jacques Chevallier, « L'évolution du système audiovisuel français : ruptures et continuités », Quaderni, n° 10, « Réformes de l'audiovisuel », Printemps 1990, p. 9-28.
DUBAI PRESS CLUB, Arab Media Outlook 2011-2015, Dubaï, 2012.
Tourya GUAAYBESS, « Tamazight TV, nouvelle chaîne berbère au Maroc », Ina Global, Institut national de l’audiovisuel, décembre 2012.
Tourya GUAAYBESS Tourya, National Broadcasting and State policy in Arab Countries, Londres, Palgrave Macmillan, 2013.
Ahmed HIDASS, « La régulation des médias audiovisuels au Maroc », L’Année du Maghreb, 2007, 539-547.
IRES, Rapport de l’enquête nationale sur le lien social au Maroc, Rabat, Juin 2012, p. 74. http://www.ires.ma/fr/publications/rapports/rapport-de-lenquete-nationa…
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Crédits photos :
Une émission télé suscite la controverse au Maroc. Magharebla/Flickr.