Laurent Bigot est journaliste et maître de conférences associé à l’École publique de journalisme de Tours (EPJT). Il est assesseur auprès de l’International Fact-Checking Network (IFCN) et achève une thèse sur le fact checking comme genre journalistique.
Que vous inspirent, en tant que chercheur spécialiste de l’information, les termes de « fake news », « post vérité » ou « alternative facts » ?
Laurent Bigot : La définition des termes est très importante. Car on se trompe assez largement, par exemple, lorsqu’on emploie le terme de fake news. En effet, une fake news est une imitation. Elle correspond à une information fabriquée, qui reprend les codes de l’information classique, pour mieux nuire à autrui, pour tromper délibérément, pour désinformer voire pour divertir. Souvent, il serait préférable de parler de false news ou de wrong news, lorsqu’il s’agit d’évoquer des nouvelles erronées ou imprécises, qu’elles soient intentionnelles ou non.
La prolifération de toutes les informations destinées à tromper le public fait dire à certains et notamment aux journalistes qui ont popularisé ces expressions, qu’on serait entré dans une ère de « post vérité » et de « faits alternatifs », dans laquelle tout le monde et notamment les politiques se moqueraient de la vérité. Développer ce thème-là renforce l'idée, y compris au sein des médias, que la bataille est perdue. Or il est plus facile pour des médias de se dire : « C'est trop compliqué, la bataille est perdue », que de mettre les moyens pour, tout simplement, vérifier assidument l'information. C’est vrai, les journalistes fact-checkeurs, les journalistes vérificateurs existent ; mais face à l'ampleur du phénomène de diffusion des fausses informations, ils ne parviennent manifestement pas à rétablir la vérité dans un nombre de cas suffisant.
On est habitué à la propagande et aux mensonges systématiques en dictature. L'utilisation, ou la construction, de fausses nouvelles ou de « faits alternatifs », dans des démocraties, par des responsables politiques, y compris de très hauts responsables politiques – le président des États-Unis, par exemple – , vous semble-t-elle inédite ?
Laurent Bigot :
Quand on s'intéresse à l'histoire, on se rend compte que peu de choses sont finalement inédites. En tout cas ces techniques éprouvées de désinformation ne le sont pas.
Ce qui est nouveau, c'est la facilité avec laquelle les politiques peuvent aujourd'hui diffuser ce genre de nouvelles et contourner les médias traditionnels
Par contre, ce qui est nouveau, c'est la facilité avec laquelle les politiques peuvent aujourd'hui diffuser ce genre de nouvelles, et la facilité avec laquelle ils peuvent, en particulier, contourner les médias traditionnels pour diffuser cette information. Aujourd'hui, ce qu'ont bien compris les hommes politiques, c'est qu'ils ont les moyens de s'adresser directement au grand public et à leurs potentiels électeurs – la communication de Donald Trump est tout à fait symptomatique de cela. Les responsables politiques ont leurs propre site internet et parfois même leur propre site de fact-checking ; et ils savent qu’un message diffusé à travers les réseaux sociaux ne sera pas filtré, ne sera pas vérifié. Ils savent que, de toute façon, les médias sont dans une situation telle actuellement – sur le plan économique et sur le plan de leur crédibilité – qu'ils auront beaucoup de mal à venir contredire efficacement ces « faits alternatifs ».
Pour contrer cela, certains médias ont développé des cellules de « fact checking ». Là encore, est-ce nouveau ou simplement une forme différente de pratiques anciennes ?
Laurent Bigot :
Le fact checking a lui aussi une longue histoire. Il est né aux États-Unis dans les années 1920, avec l'émergence de news magazines comme Time – qui est le premier à constituer une équipe de fact-checkeurs, en 1923. L'idée était de vérifier très scrupuleusement, avant publication, toutes les informations contenues dans le magazine. Lorsque le magazine sortait, on savait que tout avait été vérifié. C'était cela l'objet initial du fact-checking. Il perdure aujourd’hui dans quelques magazines aux États-Unis. Toutefois, globalement, il a fortement décliné, notamment à la faveur de la crise économique liée à Internet et à la forte baisse des effectifs de journalistes dans la presse américaine.
Le magazine Time est le premier à constituer une équipe de fact-checkeurs, en 1923
À partir des années 2000, toujours aux États-Unis, des sites web pure-players se sont mis à produire du fact checking politique. Cette fois, il s’agissait d’un exercice journalistique nouveau et beaucoup plus ciblé de vérification de phrases prononcées dans l'espace public, en particulier par les hommes politiques. Nul besoin de viser l’exhaustivité – chaque journaliste est libre de choisir les phrases qu’il vérifie ou pas – et nul besoin d’y consacrer, donc, un effectif important. C’est sans doute pourquoi ce fact-checking-là, de nouvelle génération, a séduit des rédactions : celle, par exemple, du Washington Post aux États-Unis, et ensuite, en France, celle de Libération ou celle du Monde, notamment. Mais cela pose question : pourquoi, au moment où les effectifs étaient en forte baisse dans les médias et où les contraintes économiques étaient plus fortes, au moment où, peut-être, elles ne pouvaient plus consacrer autant de moyen à la vérification, les rédactions se sont-elles orientées vers cet exercice inédit de vérification, certes très visible, mais très lacunaire également ? C'est ce phénomène que j'ai étudié et qui me semble intéressant.
Je pense toutefois qu’en termes de vérification, le creux de la vague dans les médias traditionnels est dernière nous. Aujourd'hui, au moment où ils souhaitent à nouveau rendre leurs contenus payants et/ou regagner la confiance du public, ils semblent vouloir renouer avec le fact-checking des origines. Plusieurs exemples sont significatifs de ce point de vue. À commencer par celui de France Info, dont le credo, en tant que chaîne d’information en continu, a longtemps été de diffuser les informations avant tout le monde. Aujourd’hui, sous l’impulsion de son directeur, Laurent Guimier, qui a lui-même expérimenté le fact-checking au JDD, puis à Europe 1, elle ne se contente plus de diffuser une chronique de vérification, « Le Vrai du Faux », chaque matin dans la matinale. Après un audit et la mise en place de groupes de travail, elle a repensé l’ensemble du circuit de l’information pour donner la priorité, non pas à la diffusion, mais à la vérification. France Info a même créé, en interne, sa propre agence de presse, une agence France Info, qui vérifie les informations – y compris les dépêches AFP – avant qu’elles ne soient données directement à l’antenne. Ses récents succès d’audience devraient la conforter dans cette voie. Ce cheminement-là pourrait toucher d'autres médias, en tout cas ceux qui sont convaincus que c'est par là que se gagne la bataille de l'information et auxquels on donnera les moyens d’investir en ce sens.
Certains grands quotidiens en ligne – comme Le Figaro – n’ont pas de rubrique de fact checking, à l’inverse de Libération ou du Monde. Pourquoi ?
Laurent Bigot : Les médias qui créent une rubrique de vérification montrent bien qu’ils vérifient ponctuellement des citations politiques, mais laissent penser que, partout ailleurs dans leurs pages et les autres rubriques, ils ne vérifient pas forcément. Cela pose un problème à un certain nombre de journalistes ; et c'est ce qui fait que des rédactions, aussi renommées soient-elles, ont choisi de ne pas créer une rubrique spécifique de fact-checking. Pourtant, a contrario, ce n'est pas parce qu’un journal n'a pas de rubrique de fact-checking qu’il vérifie l’intégralité de ce qu’il publie... Hélas ! Il faut donc souhaiter que ces articles de fact-checking dédiés à la politique continuent de fonctionner, aux côtés d’autres formats plus traditionnels, comme l'interview, le reportage, etc. Et souhaiter, dans le même temps, que les médias renouent avec davantage de vérification à tous les étages. En tout cas s'ils veulent conserver de la crédibilité, convaincre des lecteurs et vendre leurs contenus.
Quelles stratégies les personnalités politiques ont-elles développées pour contrer la vérification de leurs propos ?
Laurent Bigot : Il en existe plusieurs. Les politiques peuvent tout d’abord chercher à profiter des cloisonnements ou des oppositions entre les équipes de fact-checking, souvent liées aux services web des médias, et les journalistes des services politiques, avec lesquels ils disposent de relations plus étroites.
Ensuite, tout comme les journalistes se sont adaptés au discours des politiques en décidant, avec le fact-checking, de les prendre au mot, certains politiques, eux, misent sur le choix des mots pour ne jamais prêter le flanc à la vérification factuelle de leurs propos : ils n’évoquent jamais de notions factuelles justement, ni chiffres, ni date, ni échéance, ni statistique, etc. Et là, les fact checkeurs expliquent que, pour certains politiques, il est quasiment impossible de trouver une phrase à vérifier tout au long d'un discours. Lors de la campagne présidentielle de 2012, ils ont ainsi constaté que Nicolas Sarkozy affirmait et réaffirmait de nombreuses contre-vérités, tandis que François Hollande se montrait si fuyant dans ses déclarations qu’il était quasiment impossible de tirer de ses discours, même écrits, une affirmation factuelle à vérifier.
Enfin, les politiques profitent des contraintes auxquelles font face les journalistes pour réaliser leur travail de fact-checking. Car ce travail demande du temps, de l’investigation, pour croiser les sources utilisées par le politique avec toutes les données disponibles sur le sujet évoqué (nombre de chômeurs, de migrants, etc.). Dans les cas les plus flagrants, on peut les entendre défier les journalistes : « Vous pourrez vérifier, mais je suis sûr de ce que j’avance… » Ce faisant, ils tirent partie du laps de temps nécessaire à la vérification, qui n’est jamais (ou presque) réalisée en direct ; pendant ce temps, leurs idées se propagent dans l’opinion et s’il doit y avoir une correction, elle n’interviendra qu’à contretemps et très rarement avec une aussi forte audience.
Peut-on évaluer l'impact du fact-checking sur les politiques, sur les pratiques journalistiques, sur les lecteurs ?
Laurent Bigot : Certains fact-checkeurs observent des changements de positionnements de certains politiques, après qu'ils aient démontré que telle ou telle assertion était fausse – ça tient vraiment, très clairement, à la personnalité de l'homme politique. Pour l'instant, en France en tout cas, nous ne disposons pas d'études là-dessus. Pas plus que nous ne disposons d’études sur la manière dont ces articles de déconstruction des mensonges et contre-vérités peuvent influencer les lecteurs, voire les faires changer d’avis. Des travaux en ce sens existent aux États-Unis notamment. En revanche, je travaille sur l'impact de cet exercice de vérification sur les journalistes. Et je crois qu’il est loin d’être neutre.
Très souvent, le fact-checkeur est un jeune journaliste d’à peine 30 ans qui exerce au sein d’une équipe web ; au contraire de ses confrères des services politiques – plus âgés et auxquels on a demandé de faire leurs preuves avant de pouvoir apporter la contradiction aux personnalités politiques – il est habitué, à peine recruté dans le métier, à interpeler et contredire le président de la République s’il le faut. Autrement dit, ces jeunes journalistes fact-checkeurs acquièrent d’emblée des savoir-faire et un savoir-être journalistiques qui continueront à marquer leur carrière. Quand on en parle avec eux, on s'aperçoit que ces journalistes admettent très volontiers qu'il y a quelque chose de changé, désormais, dans leur façon d'envisager le journalisme.
Et pour enseigner ce fact-checking à l'École publique de journalisme de Tours (EPJT) – auprès d'étudiants qui ont d'ailleurs créé le Factoscope –, je constate que leur regard sur les sources et même sur ce que nous leur avons appris en matière de techniques journalistiques plus traditionnelles, change sensiblement une fois qu'ils ont commencé à fact-checker.
Vous avez l'impression qu'ils ont un regard plus critique ?
Laurent Bigot : Leur regard est beaucoup plus critique, ils vont être capables, quand ils voient une étude, non pas de se dire « c'est intéressant cette étude, je vais la relayer », mais plutôt : « quelle est la méthodologie de cette étude ? Est-ce qu'une étude parue ailleurs ne l'aurait pas déjà contredite ? » etc. C'est-à-dire que, globalement, ils vont aller un cran au-dessus dans leur analyse des sources qui leur sont proposées, qu’ils vont, plus systématiquement, s'inquiéter des accointances de tel ou tel expert avec telle ou telle firme. C’est pour cela qu'on inscrit ça dans un programme d'école de journalisme, comme à Tours, parce qu’on estime que ça les rend un peu plus conscients des dangers qui peuvent être ceux de leur métier. Après, ce qui nous inquiète, c'est de savoir dans quelles conditions et dans quelles rédactions ils pourront mettre en œuvre cette forme-là de journalisme. Parce que, il faut bien le dire, ce n'est pas forcément ce qui leur sera demandé en priorité.
Plusieurs initiatives – comme « CrossCheck » – ont été récemment lancées pour limiter la propagation des fake ou false news, notamment sur les réseaux sociaux, ceux-ci devenant de plus en plus la porte d'accès à l'information. Que pensez-vous de telles initiatives ?
Laurent Bigot :
Ce sont des initiatives vraiment intéressantes, parce qu'elles complètent, en quelque sorte, le dispositif médiatique. Nous sommes dans une période au cours de laquelle les médias ont du mal, d'une part, à se faire entendre et, d’autre part, parfois du mal à être crédibles, pour les raisons que j'ai évoquées précédemment ; c'est à dire le fait que, dans les pages de leur site Internet, dans les pages de leur journal ou dans leurs journaux télévisés, des pratiques de vérification très pointues continuent de cohabiter avec des pratiques de non vérification totale.
Des pratiques de vérification très pointues continuent de cohabiter avec des pratiques de non vérification totale
Déjà, Facebook a lancé une initiative intéressante : ses utilisateurs peuvent signaler les contenus qui leurs semblent suspects ; ceux-ci sont alors soumis à la vérification d’un pool de médias fact-checkeurs dûment sélectionnés par l’IFCN ; puis, lorsque deux de ces médias concluent que le contenu n’est pas digne de confiance, Facebook décide de l’écarter de son flux d’actualités...
Quant à « Cross Check », une initiative financée par Google, elle se fonde également sur un fact-checking collaboratif. Le caractère collaboratif, notamment pour ce qui est des vérifications de citations politiques ou de vérifications de rumeurs, me semble intéressant. Cela signifie en effet que deux, trois ou quatre médias, quel que soit leur côté parfois partisan ou en tout cas leurs affinités et tendances, sont capables de se coordonner et de recouper leurs enquêtes pour affirmer : telle nouvelle, effectivement, est vraie, fausse, imprécise, etc. Ainsi, cette information ressort du processus « labellisée » et devient opposable avec beaucoup plus de force qu’elle n’en a à l’issue d’un seul fact-checking.
En outre, ce processus collaboratif devrait encourager les rédactions, y compris celles qui n'ont pas forcément participé à ce fact-checking croisé, à piocher dans le pot commun des informations vérifiées pour dire : « Monsieur Untel, vous nous déclarez ceci mais, si nous en croyons le travail de vérification croisé réalisé par les médias dans le cadre de « CrossCheck », au moins quatre rédactions ont déjà expliqué que c'était totalement faux... » Le jour où les médias auront le courage d'utiliser ces informations vérifiées pour les opposer aux politiques lors de leurs interviews, ils gagneront en crédibilité et disposeront, je l’espère, d’un bon argument pour mieux monnayer leurs contenus.
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