Depuis une cinquantaine d’années, le bouddhisme s’implante dans le paysage occidental à la faveur de la mondialisation. C’est un phénomène quelque peu inédit dans un Occident plus habitué à exporter ses valeurs et ses idéologies qu’à s’éprendre d’une spiritualité venue d’ailleurs. Est-ce un simple effet de mode passager ou bien une implantation durable et marquante ? L’analyse du traitement réservé au bouddhisme dans les médias et les intelligentsia occidentales est éclairante : elle révèle des approches qui restent largement superficielles où l’anecdotique empêche de prendre la mesure du changement de paradigme auquel le bouddhisme peut contribuer dans nos sociétés et dans la réflexion philosophique contemporaine.
Je ne traiterai pas tant de la couverture médiatique du bouddhisme, couverte par Lionel Obadia , mais des raisons des difficultés qu’ont les médias au sens large à rendre compte d’un phénomène religieux complexe et profond qui, dès ses débuts en Occident, a été l’objet d’appropriations idéologiques hâtives ou maladroites.
Le bouddhisme, une spiritualité sympathique qui rend heureux…
Globalement, le bouddhisme est assez bien vu des institutions politiques occidentales. Même en France, pays à la fibre laïque très sensible, le bouddhisme a jusqu’ici bénéficié d’un excellent crédit auprès des pouvoirs publics, au niveau national comme aux échelons locaux où sont implantés des centres d’études et de pratique. Même constatation en Suisse ou en Belgique où le bouddhisme est d’ailleurs en passe d’être reconnu officiellement. Le bouddhisme à l’image pacifiste et tolérante, considéré dans l’imaginaire occidental comme une philosophie du bonheur ou une religion athée, n’est pas perçu comme une menace pour l’ordre public. À part les visites médiatisées du dalaï-lama, les manifestations bouddhiques sont plutôt discrètes, et la constitution des Unions bouddhistes fournit des interlocuteurs fiables aux yeux des pouvoirs publics. Quant aux communautés bouddhistes, elles présentent peu de problèmes juridiques ou de scandales publics de nature sectaire.
Pour le public, le bouddhisme est une « spiritualité » au sens large, une pratique méditative apaisante ou déstressante, une sagesse ou une philosophie de vie, et compte quelques millions de sympathisants en France. Cette représentation à la fois simpliste et naïve ne rend nullement compte de la profondeur des doctrines bouddhiques ni de la complexité de ses pratiques. Le bouddhisme reste méconnu dans sa double dimension spirituelle et philosophique, et si on se le représente encore volontiers comme une aimable curiosité exotique ou plutôt, de nos jours, comme un « outil à rendre heureux », c’est bien là le signe que son image reste vague et confuse. L’amalgame entre bouddhisme, hindouisme, développement personnel et New Age est fréquent, et les instrumentalisations actuelles de la Mindfulness (Pleine conscience et surtout méditation laïque) où une approche méditative extraite du bouddhisme, sans plus de relation à la pratique spirituelle, est retenue pour restaurer un certain bien-être, en sont la preuve évidente. De fait, ces opinions, largement relayées ou suggérées par les médias, restent tributaires des attentes ou des projections dont l’enseignement du Bouddha fut victime dès son arrivée en Europe au XIXe siècle. Deux siècles de fantasmes d’Occidentaux désireux d’une spiritualité renouvelée, rationnelle, échappant aux carcans cléricaux des religions traditionnelles ne peuvent que laisser des traces. Et ce bouddhisme d’emblée instrumentalisé et déformé par nos désirs reste très loin du réel buddhadharma dont les doctrines et les pratiques constituent une voie spirituelle complète proposant une éthique, un arsenal de pratiques méditatives précises et une vision de la réalité destinée à libérer l’homme de tous les conditionnements psychiques qui l’affectent.
Dans les médias, une vulgarisation souvent anecdotique
Dans la grande édition, hormis quelques best-sellers du dalaï lama, de Thich Nhat Hahn, de Sogyal Rinpoché ou de Matthieu Ricard auxquels on peut ajouter La Vie de Milarépa et Le Livre des morts tibétain — les deux seuls ouvrages bouddhistes qui ont connu une popularité auprès d’un public cultivé — bien peu de l’immense littérature bouddhique asiatique a été rendu accessible au public. Les textes canoniques restent cantonnés au domaine savant ou se diffusent dans des milieux confessionnels, les centres bouddhistes. En francophonie, de grandes maisons d’édition ont jadis contribué à diffuser des textes classiques essentiels. Mais soumises aux pressions financières liées à l’actionnariat et constatant qu’en dépit de la vogue du dalaï lama les ouvrages bouddhiques spécialisés sont peu vendeurs, elles renoncent à présent à les publier, se rabattant sur une littérature de vulgarisation généraliste et sur la promotion de la Pleine Conscience. Et si quelques petites éditions spécialisées dans la spiritualité prennent le relais, la diffusion de leurs ouvrages n’outrepasse guère des milieux déjà « branchés ».
Dans les années 1970-1990, la grande presse écrite n’a guère fait que relayer l’image d’un bouddhisme « baba cool », folklorique, inoffensif et gentil
Dans les années 1970-1990, la grande presse écrite n’a guère fait que relayer l’image d’un bouddhisme « baba cool », folklorique, inoffensif et gentil, ne s’intéressant qu’à des événements anecdotiques dans de petits articles. Au niveau audio-visuel, les premiers reportages télévisuels conséquents furent les beaux films d’Arnaud Desjardins comme Le Message des Tibétains, Les Enfants de la sagesse ou Le Lac des Yogis programmés par l’O.R.T.F. en 1968. Puis viendront quelques émissions radio sur France-Culture qui traitent de temps à autre du bouddhisme comme celles d’Olivier Germain-Thomas (Agora ), de Michel Cazenave (Les vivants et les dieux) et Frédéric Lenoir (Les racines du ciel), des reportages d’Arte, et surtout les émissions TV religieuses hebdomadaires Voix bouddhistes, devenues Sagesses bouddhistes. Phénomène notable, depuis les années 2000, avec la vogue des hors-séries des grands hebdomadaires comme Le Point, Le Nouvel Observateur, ou le magasine bimestriel Le Monde des Religions, la presse écrite consacre parfois au bouddhisme des numéros entiers ou des séries d’articles de vulgarisation rédigés par des spécialistes. Peu à peu, le bouddhisme est mieux couvert sur le mode de la culture générale et grâce à une vulgarisation de meilleure qualité. La revue Regard bouddhiste, pendant près de trois ans, a fourni aux bouddhistes et aux amateurs un magazine de qualité. Depuis peu, Sagesse bouddhiste, le Mag, publié par l’Union Bouddhiste de France, a pris le relais dans un même esprit. Mais si les hors-séries sont parfois de qualité, beaucoup reste à faire pour diffuser une information plus précise sur un bouddhisme diversifié et en voie de mondialisation. La plupart du temps, l’anecdotique, le spectaculaire ou bien l’aspect culturel et le voyage exotique restent la note dominante.
Sois Zen et tais-toi … ou l’exigence de conformité à une image
Qu’il s’agisse d’articles sympathisants et anecdotiques ou de dénonciations de scandales, le bouddhisme et ses adeptes endossent presque toujours une image fantasmée
Si dans les médias les bouddhistes occidentaux ont jusqu’ici échappé aux vilains soupçons qui pèsent actuellement sur le domaine religieux, la tendance pourrait toutefois changer, comme le montre la récente médiatisation de l’auteure d’un livre à charge sur le bouddhisme tibétain et un maître bien connu. Mais qu’il s’agisse d’articles sympathisants et anecdotiques ou de dénonciations de scandales, le bouddhisme et ses adeptes endossent presque toujours une image fantasmée : on alterne entre le portait du bobo « branché » empreint de zénitude, et celui du bouddhiste pur qui devrait se comporter comme un saint — image troublée de temps à autre par le soupçon de dérive sectaire d’un gourou manipulateur. Confronté à une opinion toute à la fois bienveillante et exigeante, le pratiquant occidental encoure quelques reproches. Pas question pour lui de s’énerver ou se mettre en colère, il sera détaché des biens matériels, restera serein en toutes circonstances, se montrera généreux, apolitique et écologiste, mangera bio et végétarien, ne boira pas d’alcool, bref sera un modèle de vertu ... et les remarques pleuvent sur le malheureux contrevenant : « Tu n’es pas très zen dans la vie ! », « Je croyais que tous les bouddhistes étaient végétariens ». Revers de la médaille, l’injonction d’impeccabilité en dit long sur les attentes d’un public qui projette sur le bouddhisme ses espoirs d’une spiritualité idyllique évitant les travers du « religieux » dont l’image est devenue ruineuse dans les médias français. Il n’est pas commode de se sentir le porte-drapeau d’un bouddhisme à la mode occidentale... Or le bouddhisme— qui n’est pas toujours bien compris des pratiquants occidentaux eux-mêmes —suppose une patiente démarche de transformation intérieure et non une représentation sociale de perfection ostentatoire. Et l’on serait bien en peine de cerner une identité bouddhiste type tant elle est fluctuante : la diversité des approches bouddhistes, la spiritualité à la carte pratiquée par nos contemporains, la volatilité de leurs engagements spirituels, le degré très divers de pratique et d’étude du bouddhisme, tous ces éléments rendent perplexes les journalistes en quête d’une information simplificatrice. Qui plus est, à l’ère de l’hypermodernité, force est de constater que dans les milieux spirituels, on se soucie davantage de sa liberté individuelle et de son développement personnel que de suivre un chemin spirituel précis et exigeant tel que le propose le bouddhisme authentique.
L’indifférence et le mépris des intelligentsias médiatiques
C’est l’autre versant d’une incompréhension majeure du bouddhisme en Occident. Si la philosophie ne semble pas être la préoccupation première du grand public, elle l’influence pourtant par le biais des revues mensuelles et de la presse. Or on est frappé du quasi-silence de nos intelligentsias pour tout ce qui se situe hors de leur sphère habituelle de pensée. L’intérêt philosophique de la pensée bouddhique reste ainsi largement méconnu. Roger Pol-Droit Françoise Bonardel et Raphaël Liogier ont suffisamment souligné le mépris de nos philosophes à l’égard d’une pensée qui leur est étrangère. Et le tibétologue Matthew Kapstein a fort bien exprimé ce qui pourrait changer ce regard :
« Comme on le sait depuis longtemps grâce à Wilhelm Dilthey, une compréhension ne peut jamais être constituée que sur la base d’une compréhension préalable, et il nous est impossible de sortir radicalement de nous-mêmes. Notre problème n’est donc pas de trouver le moyen de penser le bouddhisme sans aucun recours à la moindre référence aux manières occidentales de penser ; bien plutôt, il s’agit de déterminer une approche selon laquelle étant donné notre champ de réflexion, notre rencontre avec le bouddhisme puisse ouvrir à un éclaircissement, dans lequel ces traditions commenceraient, dans une certaine mesure, à se dévoiler elles-mêmes, au lieu de n’exprimer que nous-mêmes »
Certes, tout discours sur l’autre renvoie invariablement à soi-même et à s’interroger sur sa propre condition. Mais c’est un appel à une nouvelle approche, même si celle-ci reste inévitablement teintée par notre manière de penser. Un regard neuf sur les textes et les auteurs bouddhistes permettrait de rompre le cercle herméneutique habituel de la pensée occidentale. Les médias pourraient ainsi jouer un rôle dans le renouvellement de la réflexion occidentale.
L’incapacité de nos intellectuels à sortir d’eux-mêmes — attitude paradoxale dans un monde globalisé — ne fait que renforcer notre mode de pensée ethnocentré et « protectionniste ». En Asie, le contre-exemple de l’École de Kyôtô montre comment des philosophes japonais ont su accueillir la phénoménologie occidentale sans renoncer pour autant à des références propres au fonds culturo-religieux extrême-oriental. Pourquoi n’en est-il pas ainsi chez nos philosophes ?
Le mépris philosophique qui empêche l’entente actuelle de la pensée bouddhique ne date pas d’hier. Hegel ne traitait-il pas déjà le bouddhisme comme une religion d’anéantissement ?
« Ce calme, ce vide est l’Absolu ; l’homme doit se faire néant. […] Dans son être il doit se comporter de manière négative, se défendre non contre l’extérieur, mais contre lui-même ».
Par son hostilité à la pensée indienne, il voulait réaffirmer le sens de l’Histoire, la rationalité, l’efficience du réel et la liberté morale dont l’Occident se prétend l’unique détenteur. Il cherchait ainsi à imposer l’universalité de la pensée philosophique grecque et la prééminence occidentale. Rien n’a changé aujourd’hui chez nos penseurs médiatisés.
Victor Cousin, au XIXe si&egraegrave;cle, dénonçait dans le bouddhisme un « culte du néant » et Barthélemy Saint-Hilaire y voyait une « religion d’anéantissement », inquiétante menace pour la pensée et la société occidentales. Faisant du bouddhisme un nihilisme, Nietzsche lui préférait l’élan vital de la tragédie grecque. Un siècle plus tard, Marcel Conche, dans un article commence par admettre des analogies entre le panta rhei (« Tout s’écoule ») d’Héraclite et l’impermanence bouddhique. Puis il affirme que le Bouddha ne voyait que souffrance dans l’existence, « vision mutilée de la vie » alors que, selon le Bouddha, la souffrance naît de notre interprétation biaisée de la vie et non de la vie elle-même. Même jugement négatif dans l’ouvrage de Jean-Paul II, Entrer dans l’espérance. André Comte-Sponville et Luc Ferry utilisent le bouddhisme dans leur conception de « spiritualité laïque », mais n’est-ce pas là une forme de récupération simpliste de cette religion ? Michel Onfray, quant à lui, rejette d’emblée le bouddhisme comme un avatar du religieux qu’il exècre. Qui, parmi ces intellectuels médiatisés, lit Nâgârjuna ou Vasubandhu, les équivalents indiens de nos Platon et Aristote ? Pourquoi continuer ainsi de distiller les mêmes poncifs sur une pensée bouddhique méconnue ?
Mon constat, teinté - il faut le reconnaître - de frustration, est que, critiqué ou adulé, le bouddhisme et ses penseurs n’ont presque jamais reçu l’attention qu’ils méritaient. Mais tout aussi préoccupant à mon sens - et lié à ce manque de considération - est l’idée dominante que le bouddhisme n’est qu’une orthopraxie qui dispense des recettes de bonheur et de sérénité. Il en résulte une incapacité chronique à pénétrer une doctrine et des exercices spirituels qui sont loin d’être de simples outils de bien-être pour l’homme contemporain pressé. Et s’il faut saluer les échos médiatiques des recherches scientifiques qui étudient les effets de la méditation bouddhique sur le cerveau et le comportement, il ne faut pas non plus exagérer les éclairages de cette approche qui reste malgré tout une étude purement fonctionnelle de nos capacités humaines, sans réel lien avec la doctrine philosophique qui sous-tend ces exercices spirituels. Or dans le bouddhisme, theoria et praxis sont indissociables, comme c’était autrefois le cas en Grèce, et tant la perspective philosophique que la pratiquent visent un but sotériologique.
On ne saurait trop reprocher aux médias généraux de refléter cet état de fait, si ce n’est que l’on constate ici comme ailleurs une inquiétante paresse intellectuelle à sortir des sentiers battus. Quant aux rares médias bouddhistes cités plus haut, ils peinent encore à corriger ces tendances. Si le discours s’y fait pédagogique et si quelques préjugés négatifs y sont désamorcés, comme celui du « culte du néant », la nécessaire argumentation de fond s’y fraie difficilement un chemin. Car, force est de constater que les bouddhistes occidentaux souffrent eux-mêmes d’un préjugé anti-intellectuel selon lequel seule la pratique serait digne d’intérêt. Il n’est pas sûr non plus qu’ils sachent toujours s’adresser à un public de non-bouddhistes. Selon ma propre expérience, il est parfois plus facile d’exprimer des points essentiels de doctrine dans les hors-série des grands hebdomadaires — destinés à un public large — que dans les médias bouddhistes qui s’auto-censurent. Or c’est se tirer une balle dans le pied que de négliger les articles de fond sur la doctrine et de lui préférer une apologétique simpliste vantant les bienfaits de la méditation sur la santé psychique et physique. En procédant de la sorte, on ne peut que tomber soi-même dans le piège de l’instrumentalisation hédoniste de notre société.
La rencontre et le dialogue entre bouddhisme et culture occidentale exigent du temps et l’écoute attentive de l’autre. Puissions-nous sortir un jour des ornières si bien résumées par Roger Pol-Droit en ces termes :
« Croyant parler du Bouddha, les Européens parlèrent d’eux-mêmes. Ils attribuèrent à l’Asie leurs préoccupations, et y projetèrent leurs craintes ou leur perplexité. »
Crédits :
Ina. Illustration Guillaume Long
Le Bouddhisme, Le message des Thibétains, Ina.fr
Praying Monk, Home thods, Flickr, crédit
[+] NoteRoger Pol-Droit, Le Culte du néant, p. 38.
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(1)
Cf. Philippe Cornu, Le bouddhisme, une philosophie du bonheur ? Seuil, Paris, 2013
(2)
Dans L’Oubli de l’Inde, une amnésie philosophique, Paris, Livre de poche, 1989 ; et dans Le Culte du néant, Paris, Seuil, 1997.
(3)
Matthew T. Kapstein, « Qu’est-ce que la philosophie bouddhique ? », Nouvel Observateur hors-série « La philosophie du bouddhisme », p. 4.
(4)
Lire à ce propos les excellents travaux de Bernard Stevens comme Invitation à la philosophie japonaise, Paris, CNRS, 2005
(5)
Cité dans l’article d’Olivier Tinland, « L’idéalisme bouddhique », Nouvel Observateur hors-série La philosophie du bouddhisme, p. 18-19.
(6)
« Héraclite avec et contre Bouddha », article publié dans le Nouvel Observateur Hors-série La philosophie du bouddhisme, p. 98.