Le Canada peut-il rester un eldorado du jeu vidéo ?

Le Canada peut-il rester un eldorado du jeu vidéo ?

Dans un contexte de rude compétition internationale, l’industrie du jeu vidéo canadienne fait figure de modèle mais reste, à l’heure de certaines réformes fiscales, empreinte de fragilité.
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Watch Dogs, Assassin’s Creed, Mass Effect, FIFA… : le Canada a su en l’espace d’une quinzaine d’années se positionner en leader de l'industrie du jeu vidéo, en développeur de licences à succès et en terre d’accueil d’un nombre croissant de studios (Ubisoft à Montréal, Rockstar à Toronto, EA à Vancouver…). Selon une étude de l’Association Canadienne du Logiciel de Divertissement (ESAC - Entertainment Software Association of Canada) l’industrie du jeu vidéo canadienne représente la troisième industrie du jeu vidéo du monde en 2013 après celle des États-Unis et du Japon avec 329 studios et 16 500 emplois directs. Le secteur contribue à hauteur de 2,3 milliards de dollars au PIB canadien, et a connu un taux de croissance de 17 % entre 2011 et 2013. Quelles politiques ont permis cette réussite ? Comment s'intègrent-elles à la stratégie des studios et à l'économie du secteur ? Cette position de leadership est-elle soutenable ?

Le jeu vidéo : une industrie très internationalisée

L’industrie du jeu vidéo est une économie très internationalisée : au Canada, 24 % des entreprises du secteur sont sous contrôle étranger (jusqu’à 30 % au Québec). Or, le pilotage des studios par des groupes internationaux rend leur activité très sensible aux types de projets portés par le groupe, au contexte économique et aux conditions fiscales locales. Un studio est souvent affecté au développement d’une ou deux licences d’un éditeur, ce qui le rend très dépendant de leur succès. Il n’est ainsi pas rare de voir un groupe changer de stratégie, acheter, vendre ou fusionner des studios, ou tout simplement confier le développement d’un projet à une autre de ses antennes internationales(1). Cette instabilité des grands studios donne toute leur place aux petites startups et PME qui recueillent les équipes en période de déprise, et révèle surtout l’importance du contexte fiscal pour cette économie très capitalistique.
 
L’instauration de crédits d’impôts très compétitifs (jusqu’à 52 %), au niveau national ou provincial est un des ingrédients de base qui ont attiré au Canada les studios de jeux au milieu des années 1990. En effet, le jeu vidéo est une industrie où la localisation de la production est totalement décorrélée du bassin de consommation et qui fait appel à une main d’œuvre éduquée et internationale, ce qui exacerbe la compétition fiscale (locale et internationale) entre territoires pour attirer les entreprises et les talents.

Une priorité politique du gouvernement fédéral et une compétition provinciale

Au niveau fédéral, la principale mesure est un crédit d’impôt sur la recherche et développement, qui ne s’applique pas qu’au secteur du jeu vidéo mais touche l’ensemble de la filière numérique.
 
Le premier crédit d’impôt établi au niveau des provinces a été pris au Québec en 1996 : le crédit d’impôt pour la production des titres multimédias. Fidèle à sa défense de la langue française, le Québec a distingué les œuvres disponibles en version française (crédit d’impôt de 37,5 %) et celles non disponibles en français (crédit d’impôt de 30 %). Le crédit d’impôt est limité aux dépenses de main d’œuvre (qui sont essentielles dans la production d’un jeu). En 2010, les critères ont été élargis(2). Le Québec fait même valoir des coûts d’exploitation moindre à Montréal qu’à Tokyo et Los Angeles, deux autres bastions de la production, ainsi qu’un taux d’imposition des sociétés bas (26,9 %). Cependant, les crédits d’impôt ont été abaissés au printemps 2014 à 30 % et 24 %...
 
En Ontario, les négociations menées par les studios Digital Extremes, Pseudo Interactive, Silicon Knights, Groove Games et Koei Canada ont permis d’obtenir en 2006 un crédit d’impôt de 30 % pour les produits interactifs numériques, couplé à des aides ciblées (notamment fond d’aide confié à l’Ontario Media Development Corporation). Il est par la suite monté à 40 % en 2009, et est ciblé sur les dépenses de main d’œuvre, de commercialisation et de distribution (ces dernières plafonnées à 100 000 C$).
 
En Colombie britannique, le crédit d’impôt pour les médias interactifs numériques est établi à 17,5 % en 2010, ce qui le rend bien moins compétitif que les autres, ce qui explique en partie la concentration de certains studios (comme Rockstar Vancouver absorbé par Rockstar Canada à Toronto).
 
En Nouvelle-Écosse, le crédit d’impôt est établi à 50 % et peut être majoré si la société est installée à l’extérieur de la Municipalité régionale d’Halifax. 
 
Le crédit d’impôt est une arme couteuse mais qui semble efficace. Dans un contexte de crise, il est tentant pour les gouvernements de les réduire. Cependant, ces mécanismes ont besoin de stabilité pour produire leurs effets, car le processus de production d’un jeu est long et les studios ont besoin de visibilité pour planifier au mieux la production. Les récentes réformes au Québec risquent de déstabiliser le secteur. Warner Bros et Ubisoft semble être favorisés grâce à des ententes préalables sur la pérennité des aides mais ...
 
Le Canada fait également valoir l’excellence de ses filières de formation, qui lui permettent de disposer d’une main d’œuvre qualifiée dans tous les métiers du secteur, en particulier la programmation et le design informatique. Son environnement de travail attire aussi des travailleurs internationaux, en particulier français et anglais.

Deux implantations stratégique pour les studios : la côte est (Ontario et Québec) et la Colombie britannique

Malgré la présence des studios sur l’ensemble du territoire canadien, l’industrie reste très concentrée sur les deux côtes, en particulier dans l’axe Toronto-Ottawa-Montréal, où sont installés les studios Bioware (Baldur’s Gate, Mass Effect), Ubisoft Montréal (Splinter Cell, Assassin’s Creed), Eidos Montréal (Deus Ex, Thief), Warner Bros Games Montréal (Batman : Arkham Origins). Le Québec fait figure de leader, avec 97 compagnies et 8 750 employés, suivi de la Colombie britannique avec EA Canada (ancien Distinctive Software acquis en 1991, élargi en 2002 par l’achat de Blackbox Games, et désormais spécialisé dans les licences de sports comme FIFA, NHL, Need for Speed), Radical Entertainment (Prototype), Capcom Vancouver (Dead Rising 3), Rockstar Vancouver (Max Payne 3), Activision Vancouver…
 
On constate la très grande diversité nationale des studios : américains, comme Rockstar ou Bioware, un des fleurons canadiens racheté en 2008 par Electronic Arts ; français, comme Ubisoft ; ou encore japonais, comme Capcom et Eidos (ancien britannique qui appartient désormais à Square Enix).

Pour l’essentiel, ces studios de jeux vidéo sont apparus au Canada dans la deuxième moitié des années 1990 (qui correspond à la généralisation des jeux en 3D et à l’augmentation des coûts de production de certains jeux AAA) : Distincitve Software en 1988, Bioware en 1995, Ubisoft en 1997, Discreet Logic en 1999… Une seconde vague de studios apparait à la fin des années 2000, comme Capcom Vancouver en 2005, Eidos Montréal en 2007 ou encore Warner Bors Games en 2010. Au final, la moyenne d’âge des entreprises du secteur est de 7 ans et demi.
 
On trouve aussi des filiales de grands groupes qui, comme dans d’autres territoires, s’occupent essentiellement de la distribution des titres (Microsoft, Sony, Nintendo ou Disney Interactive par exemple).
 
Ces implantations s’expliquent par une politique volontariste des gouvernements provinciaux et par un coût plus faible de la main d’œuvre (dollar canadien et niveau de vie plus doux qu’en Californie ou en France), coût du foncier plus bas…

Autour des grands studios : les indépendants

La structuration économique de ce secteur laisse apparaître de grandes disparités entre quelques grands groupes qui concentrent l’essentiel des emplois et une myriade de start-ups de quelques personnes. En effet, 53 % des entreprises sont de petite taille (représentant  1 % des emplois) alors que 4 % comptent plus de 500 employés (et représentent 68 % des emplois). Cette croissance des petites entreprises est le résultat conjugué des difficultés rencontrées par les grandes entreprises du secteur face à un marché très instable et de la croissance du marché du jeu vidéo pour mobile et tablettes. De fait, 84 % des entreprises du secteur produisent des jeux pour mobiles. Conformément aux tendances de l’industrie, 43 % de jeux produits au Canada sont désormais destinés aux mobiles, contre 16 % aux consoles de salons. Cependant, l’économie du mobile reste moins lucrative, puisque ces jeux ne génèrent que 11 % des revenus du secteur au Canada, contre 66 % des revenus dans le cas des jeux consoles.
 
Autour de ces grands studios essaiment donc un ensemble de start-ups indépendantes ou sous-traitantes, ce qui correspond au succès économique des jeux dits indépendants qui peuvent être aussi destinés au PC ou aux plate-formes Internet des consoles de salon (Playstation Network, Xbox Live…). On peut citer Trapdoor (auteurs du célébré Fez), Compulsion Games (Contrast), Sarbakan (Tinymals), ou encore Firma Studio (Zombie Tycoon)...
 
Certaines entreprises sont rachetées par les grands studios, comme Beenox en 2005 par Activision, lorsqu’elles ne se lancent pas directement sur les segments qu’elles ciblent (comme c’est le cas d’EA pour le jeu mobile avec Playing Mantis).
 
On compte enfin des entreprises spécialisées dans les logiciels de conceptions 3D, comme Discreet Logic et Softimage (tout deux rachetés en 1999 et 2008 par Autodesk, un des leaders du marché), qui vendent leurs solutions aux studios concepteurs de jeu.
 
Cet écosystème canadien joue à la fois en faveur de la réputation des développeurs et de celle du pays, confortant l’attractivité globale du marché pour la main d’œuvre locale et internationale. Mais ce secteur reste malgré tout fragile, pour deux raisons. D’abord parce que l’industrie du jeu vidéo est une économie d’innovation, sous tension constante, où chaque cycle de console est l’occasion de renverser les rapports de force. La pérénnité du succès des studios canadiens n’est de ce point de vue pas garantie. Ensuite, le contexte économique difficile des états rend partout – et au Canada y compris – la défense des incitations fiscales. S’il est évident que les autorités canadiennes n’éteindront pas d’un coup leurs dispositifs, il est clair que la moindre coupe (comme cela est le cas au Québec) risque d’affecter les stratégies des grands studios, principaux pourvoyeurs d’emplois, qui pourraient alors se tourner vers des territoires plus attractifs. La compétition internationale pour la localisation des studios de jeu vidéo est loin d’être terminée.

(1)

EA par exemple, qui est implanté au Canada, en Californie, en Asie, en Angleterre, en Australie etc., a récemment fermé plusieurs studios canadiens, comme la branche locale de Visceral Games, en réaction à des changements de politiques fiscales. 

(2)

La production des films d’animation inclus dans le jeu est admissible, la période d’admissibilité des travaux passe de 24 à 36 mois, les travaux de systèmes sont aussi admissibles. 

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