Couverture Librairies en ligne CHABAULT

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L'e-commerce a-t-il révolutionné le marché du livre ?

Le sociologue Vincent Chabault enquête sur les librairies en ligne : comment le marché se structure-t-il et quelles sont les nouvelles pratiques de consommation ? S'agit-il d'un monde bipolaire où règnent la Fnac et Amazon ?

Temps de lecture : 5 min

Votée en première lecture au Sénat en janvier 2014, la loi dite « anti-Amazon » interdit aux librairies en ligne de cumuler la remise de 5 % sur le prix de vente fixé par l’éditeur et la gratuité des frais de port. C’est une sorte de victoire pour le réseau des librairies indépendantes, depuis longtemps préoccupé par certaines atteintes à la régulation du marché du livre et par le poids grandissant des opérateurs en ligne, Amazon et Fnac.com en tête. Les cybermarchands représentent aujourd’hui 18 % du commerce du livre(1)

Comment s’est opérée la montée en puissance des librairies en ligne ? Quels sont leurs modes de fonctionnement et les innovations qu’elles proposent ? En quoi induisent-elles de nouvelles pratiques de consommation ?
 
Tel est le questionnement mené par Vincent Chabault. Pour apporter des éléments de réponse, le sociologue a effectué une enquête basée sur l’analyse de la presse professionnelle et généraliste, ainsi que sur une série d’entretiens conduits auprès de sites marchands, d’observateurs de la chaîne du livre, de maisons d’édition et de consommateurs. Il en résulte un ouvrage synthétique, qui porte un regard lucide sur les trajectoires des librairies en ligne et les multiples transformations qu’elles initient dans le commerce du livre. 

Le développement des librairies en ligne

À partir du milieu des années 1990, plusieurs entreprises se lancent en France sur le marché de la librairie en ligne. Parmi les précurseurs, on retrouve des maisons d’édition spécialisées qui exercent également l’activité de libraire (Lavoisier, Eyrolles), des détaillants qui vendent des livres anciens et d’occasion (Livre-rare-book.com, le Syndicat national de la librairie ancienne et moderne, Abebooks(2) ), mais aussi des généralistes pure players, uniquement présents sur Internet (Alapage.com(3) , Alibabook.com(4) , Chapitre.com, BOL.fr(5) ). Ces initiatives, souvent adossées à des entreprises du monde du livre ou des médias, connaissent des trajectoires de développement et des succès variables. Certaines d’entre elles attirent les convoitises et sont rachetées, d’autres rencontrent des difficultés ou finissent par disparaître.
 
Au fil du temps, une multitude d’acteurs s’engagent dans le secteur. Des maisons d’édition se mettent à pratiquer la vente directe sur Internet, tandis que des librairies indépendantes étendent leurs activités en ligne à travers leurs propres sites marchands (Decitre, Dialogues, Mollat, Gibert Joseph, etc.) ou en se regroupant au sein de portails collectifs (Lalibrairie.com, Placedeslibraires.fr, Librest.com, 1001librairies.com(6) , etc.).
 
Dans ce paysage en voie de structuration, Vincent Chabault explique que deux entreprises arrivent à tirer leur épingle du jeu. Il s’agit tout d’abord de la Fnac, qui s’engage dans le commerce en ligne dès 1997. Ce service, qui constitue un prolongement de ses activités de vente à distance, s’est renforcé par étapes successives grâce à une série d’opérations, comme le rachat d’Alibabook.com et de la Société française du livre en 1999, le partenariat avec Chapitre.com en 2003 et l’inauguration du « Marketplace » en 2009. C’est ainsi que la Fnac s’est progressivement imposée comme l’un des acteurs majeurs du secteur et que sa plateforme de vente représente dès 2011 plus de 11 % de son chiffre d’affaires global.
 
 En 2010, 90 % des ventes de livres en ligne étaient réalisées par la Fnac et Amazon. 
Fort de son succès aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne, Amazon débarque en France en 2000. Au cœur de la stratégie du géant américain, plusieurs priorités peuvent être identifiées : établir une base de données bibliographiques attractive et exhaustive, miser sur une offre très étendue, raccourcir au maximum les délais de livraison, offrir les frais de port, proposer un service client performant et appliquer de manière systématique la remise de 5 % que la loi Lang autorise. Au départ, l’entreprise peine à s’imposer en France, mais le lancement d’un « Marketplace » dès 2003, la diversification de l’offre de biens proposés, la mise en place de programmes de fidélité et les innovations techniques conçues par ses équipes d’informaticiens, permettent à Amazon de véritablement décoller dans un contexte de croissance générale des usagers d’Internet et du commerce électronique.   
 
Le temps des précurseurs, caractérisé par une phase de tâtonnement stratégique et une profusion de projets innovants, a cédé la place à celui de la concentration au cours des années 2000. En 2010, 90 % des ventes de livres en ligne ont été réalisées par Amazon et la Fnac, deux opérateurs qui sont aujourd’hui en position ultra-dominante.   

Modes d’organisation

Selon Vincent Chabault, l’activité des librairies en ligne s’articule pour l’essentiel autour de trois catégories d’opérations. Tout d’abord, il s’agit d’entretenir des relations avec les maisons d’édition et leurs structures de diffusion, c’est-à-dire de négocier avec elles les conditions de vente de leurs ouvrages, mais aussi de leur proposer des services promotionnels connexes, comme le feuilletage en ligne ou l’ouverture de boutiques virtuelles à leurs couleurs. Cela peut même aller jusqu’à la prise en charge de certaines fonctions d’approvisionnement et de stockage.
 
Ensuite, les librairies en ligne s’occupent de toute une série d’actions le long de la chaîne logistique, qui incluent l’approvisionnement, la gestion des stocks et le traitement des commandes. Au cœur de leur fonctionnement se trouve l’idée de rendre disponible l’offre la plus large possible, le plus vite possible. Pour répondre à cette exigence, certains opérateurs s’appuient sur un système de « Marketplace ». Il s’agit d’une galerie marchande virtuelle, que d’autres vendeurs alimentent par la mise en avant de leur propre fonds. La librairie en ligne peut se rémunérer en faisant payer aux librairies partenaires un droit d’accès à son site sous forme d’abonnement et en percevant une commission sur les ventes effectuées.
Enfin, une attention particulière est accordée aux conditions d’achat en ligne. Organisée autour d’une base de données bibliographiques, l’expérience de navigation de l’internaute est encadrée par des commentaires et des évaluations publiés par les clients, mais aussi par des moteurs de recommandation qui suggèrent des idées de lecture (« Les clients ayant acheté cet article ont également acheté… »).

Pratiques de consommation

En matière de pratiques de consommation, les librairies en ligne opèrent un certain nombre de reconfigurations. Vincent Chabault, qui s’appuie sur des entretiens menés auprès de 73 clients, a mis au jour les principales raisons du recours aux sites marchands. Aux yeux des consommateurs, l’intérêt est de bénéficier d’une offre presque exhaustive, d’un confort d’achat, de meilleures conditions économiques, de services personnalisés et d’un accès privilégié au marché du livre lorsqu’ils vivent éloignés des lieux de vente traditionnels.
 
 Les consommateurs sont toujours attachés à l’expertise du professionnel du livre. 
Par ailleurs, il apparaît que beaucoup d’entre eux commandent sur Internet des livres qu’ils ont choisis à l’avance. Parallèlement à cette logique de consommation planifiée, certains clients confient toutefois être influencés par les informations qui circulent sur les sites, comme la description des livres, les avis de lecteurs ou les moteurs de recommandation. Dans ce cas, leur décision d’achat se produit seulement au moment de la navigation. D’ailleurs, il est intéressant de relever que des attentes sont formulées en termes de personnalisation de la relation marchande, en particulier la possibilité de bénéficier des conseils d’un libraire. Cela montre que l’expertise portée par le professionnel du livre joue toujours un rôle prépondérant, ce que confirme le fait qu’une part des acheteurs en ligne continue de fréquenter des librairies physiques. 
 
Librairies en ligne présente le mérite d’analyser les deux versants du marché, c’est-à-dire d’explorer tout à la fois les conditions de l’offre et de la demande. Une approche très complète, qui permet de balayer l’ensemble  des interrogations qui traversent l’objet d’étude. En dépit d’un terrain pas forcément facile à appréhender, le recueil d’informations précises sur certains points pouvant se heurter aux clauses de confidentialité qui figurent généralement dans les contrats de travail des employés de librairies en ligne, Vincent Chabault mène une démonstration forte et rigoureuse, dont l’effort de clarification et de typologie est à souligner. L’influence qu’exerce la montée en puissance du commerce électronique sur le marché du livre, tant en matière d’organisation de la filière que de pratiques de consommation, est mise en évidence. Surtout, son travail ouvre la voie à des pistes de réflexion concernant les modes de commercialisation sur Internet qu’il convient d’approfondir, notamment au regard de l’émergence du livre numérique et du positionnement de structures qui investissent ce segment d’activité (ePagine, Numilog, Feedbooks, Google Play, Apple, etc.).
    (1)

    Le secteur du livre : chiffres clés 2012-2013, ministère de la Culture et de la Communication, mars 2014. , et leurs activités, de plus en plus incontournables, ne sont pas sans conséquence sur l’organisation de l’ensemble de la filière.

    (2)

    Racheté par Amazon en 2008. 

    (3)

    Fermé en 2012. 

    (4)

    Fusionné en 1999 avec Fnac.com

    (5)

    Fermé en 2001.

    (6)

    Fermé en 2012. 

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