Deux personnes marchent devant un mur recouvert d'affiches de films en Inde

Le développement favorise la diversité culturelle… jusqu’à un certain point

Quels sont les effets du développement sur la diversité culturelle dans les pays du Sud ?

Temps de lecture : 10 min

Les pays en développement sont très peu présents sur le marché culturel international, dominé par les exportations des pays les plus riches. Dans le même temps, le développement économique est parfois assimilé à un processus d’homogénéisation culturelle. Il est alors légitime de se demander quelle est l’influence du développement sur la diversité culturelle dans les pays en développement. Les résultats empiriques montrent que le revenu par habitant a une influence significative sur la diversité des importations culturelles – nous nous limitons ici au cas de la musique et du cinéma.

Dans un premier temps, la diversité de l'origine des biens importés s'accroît avec le niveau de richesse. Puis, arrivé à un certain seuil de revenu, les pays ont tendance à restreindre le nombre de partenaires culturels : la diversité géographique des biens culturels diminue en faveur des exportations américaines de films et de musiques. Comment expliquer cela ?

Des échanges culturels inégaux ou l’art du déséquilibre

Malgré leur supériorité démographique, la part des pays en développement (PED)(1) dans les échanges culturels mondiaux demeure particulièrement faible, représentant moins d’un quart (23%) des exportations mondiales de musique et seulement 5 % des exportations d’œuvres cinématographiques en 2005(2) .
En 2002, les PED produisent en moyenne 1,2 film pour 1 million d’habitants, contre 6,27 pour les pays industrialisés

 

Au niveau mondial, les échanges d’œuvres culturelles sont fortement concentrées sur un petit nombre de pays exportateurs : trois pays (les États-Unis, le Royaume-Uni et le Japon) dominent les échanges de musique avec une part s’élevant à 72 % des ventes mondiales au détail de musique (IFPI, 2005). Les films américains ont conquis le marché international : entre 2007 et 2009, et les dix films ayant obtenu le plus grand succès mondial sont tous américains, ou des coproductions américaines. L’écart entre pays du Nord et pays du Sud est saisissant lorsque l’on compare le nombre de films produits par habitant : en 2002, les PED produisent en moyenne 1,2 film pour 1 million d’habitants, contre 6,27 pour les pays industrialisés (UNESCO, 2006).

Le développement des industries de la culture n’est pas un long fleuve tranquille

 

La faible présence des PED sur le marché international de biens culturels s’explique tout d’abord par les obstacles qui freinent le développement d’industries culturelles en mesure de faire face à la concurrence mondiale. La faiblesse des équipements techniques, les coûts élevés de l’importation des intrants nécessaires, le manque de formation du personnel technique et les défaillances du réseau de distribution sont autant de facteurs qui pénalisent les différents maillons de la chaîne de production dans un secteur où l’innovation technique est un déterminant majeur du succès. À cela s’ajoutent les problèmes soulevés par l’absence ou l’impuissance des réglementations relatives aux droits d’auteurs qui se traduit par le piratage des œuvres produites, dans le cadre de la consommation privée ou à travers un système organisé. Et enfin, les difficultés de financement, dans un secteur où les investissements sont particulièrement risqués et pour lequel la demande intérieure est relativement plus faible que dans les pays industrialisés, limitent les capacités de production de ces pays.
 Le cinéma indien et le cinéma nigérian ne représentent à ce jour que de rares exceptions dans le paysage des échanges culturels mondiaux 

Lorsque ces obstacles sont surmontés, les pays désirant participer aux échanges mondiaux se trouvent confrontés à une concurrence féroce sur un marché où une poignée de distributeurs, ou majors, domine. Actuellement, rares sont les PED qui parviennent à exporter leurs productions culturelles sur le marché international. C’est le cas du cinéma indien qui permet au pays de profiter d’environ 220 millions de dollars de recettes d’exportations par an(3) (4) . Un autre exemple nous est donné par le Nigéria qui fait partie des trois premiers producteurs de films au monde. L’industrie cinématographique nigérienne, ou Nollywood, produit plus de 1000 films par an, essentiellement sous la forme de vidéo VHS, dont la moitié est exportée dans d’autres pays africains.
 
Bien que ces exemples soient intéressants, ils ne représentent à ce jour que de rares exceptions dans le paysage des échanges culturels mondiaux.

La diversité des importations culturelles des PED : quelques faits stylisés

Du fait de l’inégalité des échanges internationaux, le commerce de biens culturels est un sujet particulièrement sensible dans les négociations internationales. En 2005, 148 pays, dont ne font pas partie les États-Unis, ont approuvé la Convention de l'UNESCO sur la promotion et la protection des expressions culturelles. Cette Convention encourage la promotion du rôle de la culture au sein des pays mais également au niveau des négociations multilatérales en reconnaissant la nature duale des  « biens et services culturels, des marchandises pas comme les autres », des biens marchands mais qui sont aussi vecteurs « d’identité, de valeurs et de sens ». Ainsi, la reconnaissance de la spécificité des biens culturels remet en question le bien-fondé de la mise en place du libre échange dans ce secteur afin de protéger la diversité culturelle.
 
Bien que la diversité culturelle soit devenue un objectif adopté par un nombre important de pays et d’organisations internationales, sa définition reste floue. Doit on s’attacher à la diversité des genres, opinions ou à l’origine géographique des productions culturelles ? Ou encore, ce concept fait-il référence à la diversité de la production ou à la diversité de la consommation d’œuvres culturelles ? Les analyses les plus récentes sur le sujet se fondent sur un indice multidimensionnel de la diversité culturelle tenant compte de ces différents éléments.
 Les importations de biens culturels des pays industrialisés proviennent de près de 4 fois plus de pays que celles des PED 

En raison de l’absence de données fiables et complètes, il est difficile d’évaluer les différentes composantes de la diversité des échanges culturels dans les pays en développement. Les récentes études se concentrent essentiellement sur l’origine des œuvres culturelles importées. Selon les données de commerce international compilées par les Nations unies, les importations de biens culturels des pays industrialisés proviennent de près de 4 fois plus de pays que celles des PED. Ainsi, entre 1995 et 2006, les pays industrialisés importaient de la musique de 22 pays en moyenne contre 7 pour les pays du Sud. Dans le secteur du cinéma, le nombre de pays d’origine des films importés est de 21 pour les pays du Nord et de seulement 6 pour les PED.
Par ailleurs, la répartition des importations de biens culturels entre les différentes origines (ou exportateurs), mesurée à l’aide d’indices de diversification, est davantage déséquilibrée dans les PED. Autrement dit, la part que représente chaque exportateur dans les importations totales de biens culturels est plus déséquilibrée pour les PED que pour les pays du Nord. Les pays du Sud importent moins de variété de biens culturels et la répartition de ces importations est également plus inégale.

L’impact du développement économique sur les importations culturelles

Au vu de la faible représentation des PED sur le marché culturel mondial et des critiques assimilant le processus de développement à une homogénéisation des cultures, la question de l’impact du développement économique sur la diversité des importations culturelles des pays du Sud se pose.
 On constate l’existence d’une relation non linéaire entre le niveau de développement économique et le degré de diversité des importations de musique et de cinéma  
En réalisant une étude économétrique sur un échantillon de près de 130 pays en développement utilisant les données de commerce international, on constate l’existence d’une relation non linéaire entre le niveau de développement économique, mesurée par l’accroissement du revenu par habitant(5) , et le degré de diversité des importations de musique et de cinéma. Dans un premier temps, la diversité de l'origine des biens importés s'accroît avec le niveau de richesse : les PED consomment alors davantage d’œuvres culturelles en provenance de pays différents.
Puis, au-delà d’un certain seuil de revenu, estimé aux environs de 5300 dollars par an et par habitant, les pays ont tendance à restreindre le nombre de partenaires culturels: la diversité géographique du cinéma et de la musique importés diminue (voir les graphiques ci-dessus). Au delà de ce seuil de revenu, les résultats indiquent que seules les productions américaines semblent bénéficier de cette reconcentration des importations culturelles. Ces estimations fournissent ainsi une illustration supplémentaire de la tendance à la concentration des échanges de biens culturels et de la prédominance des exportations américaines sur le marché mondial.
 
Traditionnellement, les économistes expliquent la suprématie des exportations culturelles américaines par l’existence d’un effet « taille de marché » (ou home market effect). Selon cette approche, lorsque la production se caractérise par des coûts fixes importants (investissements dans les équipements nécessaires tels que les studios de production), la possibilité de rendements d’échelle croissants (duplication peu coûteuse des œuvres produites qui se trouve renforcée par la numérisation des contenus) et l’existence de barrières aux échanges (coûts de transport mais aussi barrières culturelles), alors la production mondiale aura tendance à se concentrer géographiquement sur les marchés où la demande est la plus importante. Cet argument pourrait ainsi expliquer la concentration des exportations sur un petit nombre de pays riches mais elle ne permet pas de comprendre les mécanismes expliquant cette relation en forme de cloche entre le niveau de développement et la diversité des importations de biens culturels.

L’énigme de la cloche

Comment interpréter cette relation en forme de cloche ? Théoriquement, deux effets peuvent l’expliquer : il peut s’agir soit d’un processus d’apprentissage du point de vue des consommateurs, soit d’une éviction des plus petites productions face à l’arrivée massive des productions américaines – les deux effets pouvant d’ailleurs être mêlés.
 
Du côté des consommateurs, il peut exister un processus d’apprentissage des goûts (learning by consuming) : grâce à un revenu plus élevé, les individus peuvent se permettre de tester différentes variétés (origines géographiques par exemple) d'un même bien culturel, et choisiront à terme les variétés qui leur offrent le plus de satisfaction, soit parce qu’elles correspondent à leurs goûts et/soit parce qu’elles sont conformes aux préférences de leurs pairs (effet de réseau). Par ailleurs, plus les consommateurs se seront habitués à consommer un certain type d’œuvre, plus ils voudront en consommer, en vertu du caractère « addictif » des biens culturels. En outre, la multiplication des moyens de communication et donc des possibilités de partage, notamment grâce aux réseaux sociaux sur Internet, renforce le poids des pairs dans la consommation de biens culturels. Grâce à une forte présence et une bonne maîtrise de ce type de média, l’influence américaine peut se trouver renforcée.
 
Une seconde explication de la relation non linéaire entre développement et diversité culturelle, qui n’exclue pas l’hypothèse précédente, fait référence à la stratégie de pénétration des distributeurs américains dans les marchés ayant atteint le niveau de maturité nécessaire.
 
 « Dans les pays où pénètrent les films américains, nous vendons deux fois plus d’automobiles américaines, de phonographes américains, de casquettes américaines » Edgar Hoover 
Très tôt, les États-Unis ont pris conscience de l’importance de la promotion de leurs valeurs et modes de vies dans le renforcement de leur puissance économique. Cette approche est résumée dans cette citation attribuée au président Hoover au cours des années 1930 « Dans les pays où pénètrent les films américains, nous vendons deux fois plus d’automobiles américaines, de phonographes américains, de casquettes américaines »(6) .

À travers la puissante MPAA (Motion Pictures Association of America), association interprofessionnelle de défense des majors, les Etats-Unis ont développé une stratégie globale de conquête des marchés audiovisuels étrangers, via notamment la négociation de l’ouverture des marchés domestiques (suppression des quotas ou autres restrictions aux importations) et l’application de mesures de rétorsion en cas de violation de ces accords. La mise en œuvre de cette stratégie se traduit d’une part, par l’implantation de structures de production et de distribution dans les pays émergents. Ainsi, ces trois dernières années, les studios américains se sont lancés dans des opérations de fusion-acquisition des entreprises de distributions indiennes et chinoises en vue de pénétrer ces marchés colossaux mais réputés difficiles.

D’autre part, les États Unis exercent également des pressions sur les plus petits pays afin d’obtenir la libéralisation de leur marché audiovisuel (à travers la signature d’accords de libre-échange bilatéraux qui vont plus loin encore que les dispositions prévues dans le cadre des accords multilatéraux de l’OMC).

Dans un contexte où les équipements et infrastructures sont limités, l’importance croissante des productions américaines dans les PED laisse peu de place à d’autres producteurs étrangers.

Concentration des importations = uniformisation culturelle ?

Au vu de ces résultats, le processus de développement économique semble renforcer l’hégémonie culturelle américaine dans les échanges mondiaux. Pour autant, des échanges déséquilibrés impliquent-ils nécessairement une homogénéisation de la culture ? La réponse n’est pas si simple, et fait débat.

Selon l’économiste américain Tyler Cowen(7) , l’intensification des échanges culturels conduit à la création de cultures hybrides et métissées. Par un mécanisme de syncrétisation et d’appropriation de différentes cultures, chaque pays développerait un échantillon de (presque) toutes les autres cultures existantes. D’après lui, alors que le choix offert aux consommateurs s’élargit, augmentant la diversité au sein d’un pays, les différences entre les pays s’estompent, diminuant la diversité culturelle entre  les pays.
 
Néanmoins, face à cet argument, il est légitime de se demander si certaines cultures ne sont pas plus influentes que d’autres dans le processus de créolisation de l’imaginaire mondial. Ou bien, si ce métissage n’est pas le résultat d’une sélection darwinienne favorisant les cultures des pays les plus puissants.
 
La seule observation de l’uniformisation des échanges culturels tend à faire oublier le rôle des « récepteurs » mis en avant par les théoriciens des cultural studies. Créées en 1964, les cultural studies placent le public au cœur du processus d’influence des médias sur la société : on passe d’une logique passive à une logique de réception et de réutilisation des contenus. Selon cette approche, l’individu devient acteur de sa consommation en filtrant et en se réappropriant le contenu des biens culturels. L’uniformisation de la consommation ne se traduit pas nécessairement par une homogénéisation culturelle mais peut au contraire conduire à une diversité d’interprétation et d’utilisation d’une même œuvre.
 
Bien que ces deux approches distinctes puissent être discutés, elles ont toutefois le mérite de nuancer la vision selon laquelle les importations culturelles menacent la diversité culturelle en conduisant à la création d’une culture unique à l’échelle mondiale.
 
Les productions culturelles américaines dominent clairement les échanges culturels mondiaux. Par ailleurs, le processus de développement économique semble aller de pair avec une intensification des importations de biens culturels américains par les pays en développement. Bien que cette évolution ne se traduise pas nécessairement par une uniformisation culturelle, la libéralisation croissante du secteur de la culture rend difficile le maintien d’une production diversifiée en confrontant directement des industries culturelles peu préparées aux puissantes majors. De fait, le défi auquel se trouvent confrontés les pays du Sud réside dans leur capacité à soutenir leur production domestique afin, précisément, de limiter les risques d’homogénéisation culturelle.

--
Crédits photo : aacool / Flickr

Références

- Francoise BENHAMOU, Stéphanie PELTIER, « Diversity Analysis in Cultural Economics: Theoretical and Empirical Considerations » , Granem working paper, 2009
 
- Tyler COWEN, Creative Destruction. How Globalization is Changing the World’s Culture, Princeton University Press, 2002
 
- International Federation of the Phonographic Industry, Recording Industry in Numbers report, IFPI, 2005

- Frédéric MARTEL, Mainstream, Flammarion, 2010
 
 
- Lilian RICHIERI HANANIA, Diversité culturelle et droit international du commerce », La Documentation Française, 2009
 
- Jean TARDIF, Joëlle FARCHY, Les Enjeux de la Mondialisation Culturelle, Le Bord de l’eau, 2011
 
- UNESCO, Tendances des marchés audiovisuels – Perspectives régionales – vues du Sud, 2006
    (1)

    La classification des pays en développement utilisée ici est celle de la Banque mondiale, 2012. 

    (2)

    Source : base de données Comtrade des Nations unies, 2009. Cette base de données, la plus complète à ce jour, recense les échanges physiques de biens, les échanges immatériels ne sont pas pris en compte. De ce fait, elle sous-estime le montant des échanges culturels totaux mais fournit néanmoins une indication fiable de la part relative de chacun des pays dans les flux de commerce culturel. 

    (3)

    Frédéric MARTEL, Mainstream, Flammarion, 2010

    (4)

    Frédéric MARTEL, Mainstream, Flammarion, 2010. 

    (5)

    Données de la Banque mondiale : http://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.PCAP.CD  

    (6)

    Jean TARDIF, Joëlle FARCHY, Les Enjeux de la Mondialisation Culturelle , Le Bord de l’eau, 2011. 

    (7)

    Tyler COWEN, Creative Destruction. How Globalization is Changing the World’s Culture , Princeton University Press, 2002. 

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris