Qu'est-ce que le digital labor ? Le premier noyau de définition qu'en donne Antonio Casilli semble, de prime abord, correspondre à une réalité difficilement discutable : celle d'un travail issu d'activités en ligne qui sont « productrices de valeur, faisant l’objet d’un quelconque encadrement contractuel et soumises à des métriques de performance ». Et ce, de façon consciente ou inconsciente. Ainsi, chaque commentaire laissé, chaque article partagé ou chaque photo publiée participerait à un processus qui in fine serait producteur de valeur, au profit bien sûr de la plateforme qui l'exploite. Ainsi, les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) seraient l'équivalent des grands propriétaires industriels du XIXe siècle, "exploitant" ici non plus le travail physique des ouvriers, mais le travail intellectuel des internautes qui ont pensé des commentaires, lu ou rédigé des articles, ou encore produit des photos.
Mais cette approche doit être complétée par la prise en compte des phénomènes macroéconomiques à l'œuvre. La réalité étant la suivante : les innovations et la stimulation de la concurrence que permet le numérique tire les prix vers le bas et détruit ainsi de la valeur, comme on a pu le constater, par exemple, avec le marché de la musique, dont la taille est passée en France de 1,3 milliard d'euros en 2002 à moins de 500 millions d'euros en 2013. Tout montre que cette tendance de fond va s'accélérer dans les prochaines décennies. Jeremy Rifkin prophétise ainsi une économie où le coût marginal de tout bien tendrait vers zéro . L'avancée actuelle des innovations semble pour l'instant lui donner raison : une société chinoise, WinSun, peut ainsi fabriquer et installer une villa entière pour moins de 20 000 dollars.
Alors qu'un premier restaurant quasiment entièrement robotisé a ouvert ses portes l'été dernier à San Francisco — proposant un repas de bonne qualité pour moins de 7 dollars —, l'impression 3D permet d'imprimer une pizza. Il est facile de prédire qu'une fois que les coûts de fabrication de ces imprimantes permettront au plus grand nombre d'en faire l'acquisition, chacun deviendra producteur de l'essentiel de ce qu'il consommera : nourriture, boisson, vêtement, meubles, objets divers...
Que devient la destruction de richesse induite par le numérique ?
Joseph Schumpeter et sa théorie de la « destruction créatrice » n'est donc pas roi dans le monde numérique, et les destructions d'emplois peu qualifiés sont de moins en moins compensées par une progression de l'emploi dans le secteur tertiaire. Même les métiers intellectuels, que l'on pensait jadis protégés puisque non manuels, à l'instar des métiers d'auditeur, de comptable, et d'avocat même sont aujourd'hui concernés par l'automatisation des tâches. Une question demeure, en vertu du principe de Lavoisier ("rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme") : que devient la destruction de richesse induite par le numérique ?
La réponse est probablement à trouver dans la notion de gains d'opportunité. En effet, le numérique permet aussi bien des gains de productivité, que du temps en plus gagné, que de davantage de choix pour le consommateur ou que d'une réduction des coûts pour le producteur. Dans ce monde-là, la notion de PIB n'a plus aucun sens : la croissance, qui repose sur l'augmentation de la valeur ou du volume de la production, est obsolète. En effet, comment compter sur une augmentation de la valeur de la production quand le coût marginal et les niveaux de prix tendent à baisser drastiquement ?
Dans ce monde-là, la notion de PIB n'a plus aucun sens
Indubitablement, l'économie du XXIe siècle, celle de la connaissance et de la multitude ne peut être analysée avec les outils de celle du XXe siècle, de production industrielle et d'emplois de masse. Parallèlement, c'est la mesure de l'activité qui est également remise en cause par l'économie circulaire : qui sait chiffrer avec exactitude le volume des transactions conclues sur un site comme Leboncoin ?
La notion de digital labor pourrait ainsi se définir comme l'ensemble des activités induisant une création de richesse concentrée (vers la plateforme), ainsi qu'un gain d'opportunité. Il ne s'agit pas seulement pour l'internaute de participer au seul enrichissement de la plateforme, mais également de bénéficier des gains d'opportunités que lui procure l'amélioration du service de la plateforme. Ainsi, qui peut nier qu'une recommandation pertinente sur Airbnb procure le confort d'être sûr de trouver un logement à la hauteur de ses attentes ? Que la notation très stricte d'un Uber ne garantit pas le sérieux d'un conducteur ? Dans certains pays comme l'Inde, cette proposition de confiance est tout simplement un enjeu social et politique fondamental.
Il ne s'agit pas là de défendre quoiqu'il en coûte les grandes plateformes dominantes de l'Internet, mais d'en reconnaître, au-delà de leur propension à capter l'essentiel de la valeur, un certain bénéfice pour l'internaute. À condition, bien sûr, de garantir le respect des données liées à la vie privée, qui est autant l'affaire des entreprises privées que des États. Et dans un monde où le politique se voit régulièrement intenter un procès en impuissance, ce dernier a ici l'opportunité de l'action.
En filigrane des évolutions que nous venons de décrire, se dessine une nouveau paradigme du travail lui-même. Depuis que l'homme existe, le travail est défini, dans son sens classique, comme une activité, plus ou moins pénible (travail vient du latin tripalium qui signifie torture), nécessaire à la société et visant à assurer la subsistance de l'individu. Dans l'économie du XXIe siècle, le travail devenu digital s'écarte de plus en plus de cette définition ; il est au service de la plateforme et des gains d'opportunités qu'elle permet de créer.
S'il devait y avoir un marqueur de la transformation de notre société, cela pourrait être la fin du travail salarié.
Mais au-delà, la conséquence de cycles d'innovation de plus en plus courts, c'est la fin du salariat qui se dessine. Un statut nécessaire dans un monde tayloriste où l'ouvrier doit être là pour répéter indéfiniment la même série de gestes, mais inutile dans un monde numérique ou la créativité et la capacité innovante devient la valeur principale. Une tâche faite à l'ère numérique est faite pour ne pas se répéter ; la répétition est dévolue aux machines. Ce sont donc ceux qui sont adaptables, imaginatifs et créatifs qui pourront réussir à émerger de cette nouvelle ère. Il est par essence difficile de faire des prédictions précises à cet égard, cependant il n'est pas nécessaire de se mettre excessivement en prise de risque pour prédire que le salariat devrait être fortement remis en cause de ce fait. Inventé au XVIIIe siècle dans les premières manufactures de papier peint pour fidéliser les fermiers qui ne montraient pas un zèle horaire particulier, celui-ci aura finalement accompagné toute l'ère de croissance de la production industrielle. S'il devait y avoir un marqueur de la transformation de notre société et de l'émergence d'une nouvelle forme de civilisation digitale, cela pourrait être la fin du travail salarié.
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Crédit photos :
Backlit keyboard. User:Colin, Flickr
3D Printed Pizza. anna Hanks, Flickr
À lire également dans le dossier « Autour du Digital Labor » :
Digital labor, travail du consommateur: quels usages sociaux du numérique ?
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Le digital labor, un amateurisme heureux ou un travail qui s’ignore ?
Digital labor : une exploitation sans aliénation
Le digital labor : une question de société
Qu'est-ce que le Digital Labor ?
(1)
Antonio Casilli, Dominique Cardon, Qu’est-ce que le Digital Labor ?, Ina Editions, 2015
(2)
Jeremy Rifkin, La Nouvelle Société du coût marginal zéro, Les liens qui libèrent, 2014