Le digital labor, un amateurisme heureux ou un travail qui s’ignore ?

Le digital labor, un amateurisme heureux ou un travail qui s’ignore ?

En replaçant le débat sur le digital labor dans la perspective du travail des internautes capté par les monopoles et de la place du téléspectateur et de sa « part de cerveau » vendue aux annonceurs, le sociologue Patrice Flichy met l’accent sur la créativité et le plaisir des amateurs.  

Temps de lecture : 9 min

Patrice Flichy est professeur émérite à l’université Paris Est Marne-la-Vallée, où il enseigne la sociologie depuis 1998, membre du LATTS (Laboratoire Techniques Territoires et Société), cofondateur et directeur de la revue Réseaux. Après un passage au Secrétariat d'État à la Culture (1972-1976), il entre comme chercheur à l'Ina (1977-1982), puis au Cnet, devenu France Telecom Recherche & Développement, (1982-1997). Ses travaux portent sur la sociologie des techniques de l’information et de la communication, l’innovation, les usages, les imaginaires qu’elles convoquent, en particulier Internet. Il a notamment publié : L'Innovation technique. Récents développements en sciences sociales. Vers une nouvelle théorie de l'innovation, La Découverte, 1995 ; L'Imaginaire d'Internet, La Découverte, 2001 ; Le Sacre de l'amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Le Seuil, 2010.
 

Comment vous positionnez-vous dans le débat sur le digital labor ?

Patrice Flichy : Je replacerai la controverse sur le digital labor dans une perspective plus large, à savoir les débats sur la place du téléspectateur dans les médias et sur « le travail » du consommateur, perspectives qui peuvent éclairer nos débats actuels. Partons des réflexions de Dallas Smythe sur l’audience comme marchandise. Il estime que l'audience constitue la forme « marchandise » des produits de communication. Les chaînes vendent cette audience aux annonceurs et, en regardant les programmes, le téléspectateur travaille gratuitement pour elles. Les programmes « ne servent qu'à recruter une audience potentielle et à maintenir son attention » (1). Curieusement, la théorie du sociologue marxiste canadien est confirmée par l'ancien patron de TF1, Patrick Le Lay qui déclarait en 2004 : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». La thèse de Smythe pêche par économisme, car elle ne nous dit rien de la façon dont les téléspectateurs font leurs choix, du plaisir qu'ils éprouvent en regardant une émission plutôt qu'une autre. On ne peut pas limiter l'étude des médias à la vente d'audience et au travail gratuit du téléspectateur, parce que la télévision, c'est aussi des programmes et c'est même d'abord des programmes. La réflexion doit prendre en compte la façon dont ces programmes sont produits mais, surtout, la manière dont ils sont choisis, appréciés, reçus — seuls ou avec d'autres — commentés, finalement font sens pour le téléspectateur.  

 On ne peut pas limiter l'étude des médias à la vente d'audience et au travail gratuit du téléspectateur, parce que la télévision, c'est d'abord des programmes 

Examinons maintenant la question du travail du consommateur. Il s'agit d'une réflexion que Marie-Marie-Anne Dujarier (2) a fait connaître en France, mais qui avait déjà commencé aux États-Unis dix ou quinze ans auparavant. Des sociologues y faisaient le constat que la rationalisation du travail déborde du lieu de production pour structurer également la consommation. Il s'agit de discipliner le client, comme l'organisation taylorienne discipline l'ouvrier. De plus, dans certains cas, le consommateur peut être amené à remplacer le salarié, on peut donc estimer qu'il travaille. Mais, aujourd’hui, avec l'informatique, c’est une même rationalisation qui s'impose aux travailleurs et aux consommateurs. Si l’on étudie les activités de services, comme les boutiques des opérateurs de télécommunications ou les conseillers financiers dans les banques, on a des activités de services où producteurs et consommateurs sont cadrés par le même dispositif informatique. Le vendeur fait une proposition, en fonction d'une base de données qui contient un certain nombre d'éléments sur l'offre et sur l'historique de la consommation, le client ne peut répondre qu'au sein du cadre qui lui est imposé. Producteur et consommateur subissent la même contrainte.

Pour comprendre cette articulation entre la production et la consommation, il faut bien voir que le service est coproduit par le salarié et le client, il ne peut pas exister sans la participation des deux. Cette relation de service nécessite un ajustement permanent entre le producteur et le consommateur. Il peut se faire en face à face dans la relation de guichet, à distance par la voix avec les plateformes téléphoniques, par le clavier et la souris avec Internet. Peut-on caractériser dans ce contexte l'activité du consommateur comme un travail ? Est-ce que l'expression est adéquate ? À mon avis, elle ne l'est pas et pour deux types de raisons. Tout d'abord, c’est retenir une définition très simplifiée du travail, le considérer avant tout comme une activité pénible. Pousser un chariot dans un grand magasin ou monter un meuble en kit, c'est un travail parce que c'est dur. En fait, ce qui caractérise le travail, c'est trois choses : d'une part, un rapport de subordination. Or, le consommateur n'est pas dans une situation de subordination; si je vais dans un fast food, il faut, certes, que je prenne mon plateau mais personne ne m'y oblige et je peux m’en aller et déjeuner ailleurs. Deuxième caractéristique du travail, il y a une rémunération, le travailleur doit être payé, il y existe un rapport de salariat qui constitue le travail. Troisièmement, il y a un contrat de travail et ce contrat reconnaît que le travail est un acte social qui a une utilité et permet de reconnaître le travailleur comme un sujet de droit qui dispose, notamment, d'une protection sociale. Les travaux de Robert Castel ont bien montré cela (voir sa critique du revenu d'existence d'André Gorz ). Je crois que ces trois caractéristiques du travail ne se retrouvent pas dans le « travail » du consommateur.

Ce qui me fait récuser cette notion de travail du consommateur ou du téléspectateur c'est également l'idée que la consommation serait sous la complète dépendance du producteur. C'est oublier tout un aspect de l'activité de consommation, à savoir ce plaisir du choix que peut faire le consommateur ( un programme parmi des centaines d'autres), le fait qu'il peut personnaliser sa consommation, qu'il peut trouver des facilités pour modifier, adapter le produit ou les services qu'il achète. Plus largement, ces thèses sur le travail du consommateur ignorent tout un champ qui s'est beaucoup développé en sociologie, notamment en sociologie des médias, tout ce que disait Michel de Certeau sur la créativité du consommateur. Certes, le consommateur fait face à la stratégie de l'entreprise, du capital, mais il peut développer toute une série de tactiques rusées. Certeau parlait des mille manières de « faire avec », de détourner ou contourner le cadre imposé par le producteur. Il analysait les liens existant entre l'art de faire et l'art de vivre. Cette inventivité pratique de la consommation, cette « ingéniosité du faible pour tirer parti du fort », voici une importante piste de réflexion dont ces thèses sur le travail du téléspectateur et du consommateur ne tiennent pas compte.

 

Comment situez- vous alors le digital labor dans ce paysage ?

Patrice Flichy : En ce qui concerne le digital labor, il faut intégrer les réflexions précédentes sur le travail du téléspectateur et du consommateur, il faut également tenir compte du fait qu’Internet s’est profondément transformé ces dernières années, en devenant un système de masse bien différent de celui que j’avais étudié dans L’Imaginaire d’Internet (3) qui ne s’adressait qu’à de petites communautés vivant en dehors de l’économie de marché. Dominique Cardon a ouvert des pistes dans le livre que vous avez publié (4) Peut-être qu’après avoir eu une vision trop enchantée des pratiques d'Internet, on s’est aperçu un peu tard que le réseau des réseaux a donné naissance à de très grandes entreprises, très puissantes. Évidemment, on est dans une économie capitaliste de monopole. C'est effectivement essentiel d'intégrer cette dimension. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il y ait sur le Net, comme le dit Antonio Casilli, des « travailleurs qui s'ignorent ». Le fait de cliquer, de rentrer de l'information dans un moteur de recherche, de liker, constitue-t-il un travail ? À mon avis non, pour les mêmes raisons que celles que j'ai indiquées précédemment. On est bien dans une situation de co-production de services, entre Google et moi. C'est parce qu'effectivement, je tape ma requête dans la fenêtre du moteur que j'ai une réponse, et c'est aussi parce que Google ou Amazon engrangent l'ensemble des informations que les consommateurs ont rentrées que leur moteur augmente en qualité. La coproduction de services sur Internet prend une forme profondément nouvelle, ce n’est plus une collaboration à deux, c’est une coproduction collective, la fameuse intelligence collective. Par ailleurs, comme pour les programmes de télévision, l’internaute prend du plaisir dans ses activités sur le Net. S’il va sur les réseaux sociaux, c’est pour échanger, s’informer, prendre des nouvelles. Mais aussi pour construire une image de soi, recueillir l’estime des autres internautes. 

 La coproduction de services sur Internet prend une forme profondément nouvelle, c’est la fameuse intelligence collective 

Si la plupart des activités sur Internet ne sont pas du travail, il existe, néanmoins, des cas où on est effectivement dans une situation de travail, souvent extrêmement précaire et fort mal payé. Il s'agit alors bien de digital labor. C’est le cas du farming  dans les jeux vidéo où, pour faire progresser son avatar, le joueur doit cliquer en permanence, et s’il n'a pas envie de le faire, il peut alors sous-traiter cette activité à quelqu'un, notamment à un étranger, un Chinois, un Indien… Je pense aussi à l'exemple pris par Antonio Casilli dans l’ouvrage que vous avez publié (5) sur le dispositif d'Amazon, Amazon Mechanical Turk, plateforme basée sur l’atomisation des tâches où l’internaute peut réaliser des tâches simples. Ce qui caractérise l’activité du « farmeur » ou du « Turc mécanique » d'Amazon , c’est qu’il s’agit de travaux qui ne sont pas réalisés pour le plaisir. C’est un travail imposé, pour une rémunération, en l’occurrence extrêmement faible.

 

Le digital labor pose la question de la captation du travail, du temps passé et de la valeur qu’il génère : qu’en pensez-vous ?

Patrice Flichy : Vous avez raison de poser la question, c'est un des arguments de ceux qui parlent de digital labor, d'ailleurs, un des arguments également des gens qui défendent la thèse du travail du consommateur. En effet, qu’en est-il de la captation de valeur ? Il est important de se situer dans ce cadre-là. Dans la situation de relations de services, où le service est co-construit par le producteur et le consommateur, il y a toujours un risque de déséquilibre, que les producteurs captent l'essentiel de la valeur produite par cette nouvelle forme de services. On serait dans ce cas-là si un fast-food pratiquait les mêmes prix qu'un restaurant normal. Des travaux d'économie ont été menés sur ce sujet pour essayer de mesurer la valeur qui est produite par cette nouvelle forme de services, afin de voir si cette valeur a été totalement accaparée par les producteurs ou non. On trouve en fait des situations assez différentes. En ce qui concerne le digital labor, les plateformes rendent un vrai service gratuitement : mise en ligne de contenu, efficacité d’un moteur de recherche. Dominique Cardon a raison de faire remarquer que les algorithmes des moteurs nécessitent un gros travail de construction. Et ce travail de construction ne peut être fait qu'avec les données qui sont fournies par le consommateur, « le cliqueur ».

 

Ces nouvelles formes d’accumulation et de captation demandent effectivement à être étudiées en détail…

 Ce n’est pas le travail des « cliqueurs » qui crée cette valeur inconsidérée, c'est l’abus de position dominante 

Patrice Flichy : Oui, je pense notamment qu’un point sur lequel il faut insister, sur lequel les défenseurs du digital labor n'insistent pas suffisamment, c'est la question du monopole. De nombreuses firmes de l'internet sont en quasi-monopole mondial. Si Google ou Apple réalisent des marges colossales, c'est d'abord à cause d'une situation de monopole. Et ce n’est pas le travail des « cliqueurs » qui crée cette valeur inconsidérée, c'est d'abord l’abus de position dominante. Le fait que quelques grandes entreprises tirent du numérique des profits de monopole et ne paient quasiment pas d’impôts est une question essentielle. Il convient d’y mettre fin par une régulation internationale et l'intensification de la concurrence. On ne peut que se féliciter des récentes décisions de la Commission européenne dans ce domaine.

Examinons, enfin, la situation très particulière de la production amateur qui, pour l’essentiel, ne donne lieu à aucune rémunération mais est avant tout réalisée pour le plaisir, pour la satisfaction de l’amateur. Les internautes qui mettent leurs vidéos sur une plateforme comme YouTube, ne sont, la plupart du temps, pas payés. Si par hasard ils le sont, le montant est très faible sauf pour quelques-uns qui ont réussi à être extrêmement suivis. Mais, si vous interviewez ces amateurs, ils sont évidemment très contents que leurs productions puissent être accessibles à un très grand nombre d'internautes.

 Les internautes ne sont pas des travailleurs qui s'ignorent, mais des amateurs heureux 

Ce ne sont pas des travailleurs qui s'ignorent, mais des amateurs heureux.

En effet, un travailleur entre dans un rapport social qui qualifie le travail. S'il n'y entre pas, on est dans une autre situation, notamment dans celle de la production amateur. Certes, les amateurs collaborent régulièrement avec des institutions professionnelles marchandes qui leur permettent d’accéder à des ressources de qualité pour la production ou la diffusion de leurs productions, mais ils ne travaillent pas pour autant. Cette question est actuellement débattue dans le cadre du projet de loi sur la liberté de création. Un article de cette loi prévoit d’offrir un cadre juridique aux chœurs amateurs qui collaborent avec des orchestres professionnels. Les choristes amateurs voient là une opportunité exceptionnelle de développer leur passion pour le chant avec des musiciens professionnels, ils n'ont pas du tout l'impression de faire un « travail dissimulé ». Les organisateurs de concerts souhaitent également cette collaboration entre professionnels et amateurs qui leur permet de disposer de chœurs très importants. Ils estiment que s’ils doivent payer ces chœurs, ils ne pourront plus produire ce type de spectacles. Ce qui est complexe à analyser dans le cas des plateformes d'User-generated content (UGC) ou des chorales est qu'il s'agit, pour l'essentiel, d’activités amateurs qui n'ont pas de marché. Certes, quelques rares amateurs souhaitent et réussissent à professionnaliser leurs passions, ils basculent alors dans la sphère du travail, tout en maintenant le même plaisir de faire, tandis que tous les autres développent une activité voisine mais qui ne fonctionne pas sur le registre du travail.


Crédit photo : Luc Benevello

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(1)

« Communications : Blindspot of Western marxism », Canadian Journal of political and social theory, automne 1977

 

(2)

Le Travail du consommateur, Paris, La Découverte, 2008 

 

(3)

Patrice Flichy,L'Imaginaire d'Internet,Collection « Sciences et société », Paris,La Découverte, 2001. 

 

(4)

Dominique Cardon, Antonio A. Casilli, Qu’est-ce que le Digital labor ?, Bry-sur-Marne, INA Éditions, 2015. 

 

(5)

Antonio Casilli, Dominique Cardon, Qu’est-ce que le Digital Labor, op. cit. 

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