Le 17 mai dernier, le pavillon Next du marché du film du festival de Cannes organisait une table ronde modérée par le site Cineuropa et réunissant plusieurs plateformes de
crowdfunding françaises et américaines. Ulule et Touscoprod représentaient la France. Le panel américain rassemblait des responsables des sites généralistes Kickstarter et Indiegogo, créés respectivement en 2010 et 2008, ainsi que Colin Brown, de la plateforme spécialisée dans le cinéma Slated, qui pratique l’ «
equity funding » avec retours sur recettes pour ses investisseurs. Le cinéma américain indépendant, totalement rodé aux fonds privés du marché, a vite saisi cette opportunité.
Plusieurs collectes ont dépassé le million de dollars
Les chiffres américains ont de quoi faire rêver les Français : Indiegogo annonce 40 000 projets de films lancés (dont sans doute environ seule la moitié a réussi sa collecte). Le succès le plus récent date d’avril dernier et concerne le film Super Troopers 2, qui a levé 4 millions de dollars (après la surprise du succès du film indépendant Super Trooper à Sundance il y a 14 ans). Chez Kickstarter le quart des projets réussis (soit environ 20 000) concerne le film et la vidéo, soit 278 millions de dollars collectés. Plusieurs collectes ont dépassé le million de dollars, comme Da Sweet Blood of Jesus, une comédie d’horreur réalisée par… un certain Spike Lee, qui a levé 1,4 million de dollars en août 2013. Kickstarter installé en Allemagne début mai, se lancera en France à la fin de ce mois et se donne deux ans encore pour couvrir la carte du monde. Mais concrètement, la plateforme levait déjà de l’argent dans l’Hexagone, puisque des projets du monde entier pouvaient postuler : ainsi tout récemment, Alejandro Jodorowsky (réalisateur franco-chilien de 86 ans) a réuni très exactement 442 313 dollars pour financer son nouveau film, Poesia sin fin, auprès de 3 500 personnes. Quelles sont les contreparties ? Des billets d’« argent poétique » signés par le réalisateur…
Aux États-Unis, les grandes tendances sont les mêmes que celles que connaît la France, comme le succès de ce type de financement participatif pour les films documentaires. Mais le domaine que maitrisent parfaitement les Américains, et où une véritable pédagogie est à mener en France, concerne la pratique de la communauté Internet mobilisée sur un projet, qui peut vite atteindre 50 000 personnes. Dan Schoenbrun, un des responsables de la branche Film de Kisckstarter a souligné à quel point la majorité de son énergie était mobilisée pour l’accompagnement des réalisateurs et des producteurs : non seulement pour que les collectes réussissent, mais aussi et surtout, pour qu’ils sachent ensuite gérer et faire vivre leur communauté nouvellement créée. Quand en 2013, le réalisateur indépendant Zach Braff a rassemblé 46 520 personnes apportant 3,1 millions de dollars pour son deuxième film, Wish I was here, il avouait qu’il ne recommencerait pas forcément l’expérience, effrayé par le temps et l’investissement que lui ont demandé ces fans si mobilisés. Kickstarter a aussi mis en place récemment une nouvelle politique proposant aux porteurs de projets de bénéficier de pages « spotlight », c’est-à-dire un espace actif qui raconte la vie du film, de sa production à sa sortie.
Il y a de la morale dans le crowdfunding, et pas seulement du love money
Cet accompagnement est d’autant plus nécessaire que les réalisateurs ont évidemment la responsabilité de réaliser effectivement leur film ensuite : il y a de la morale dans le crowdfunding, et pas seulement du « love money » comme l’aiment à l’appeler les Américains. Une promesse non tenue peut avoir des conséquences désastreuses sur une réputation. Marc Hoffstatter, responsable des films chez Indiegogo, suit de près les donations de contreparties promises par les équipes de production. Il a également mis en place des partenariats pour la vidéo à la demande afin que les contributeurs puissent avoir d’autres possibilités d’accès aux films qu’ils ont partiellement financés. Une stratégie plus facile à mettre en place aux États-Unis qu’en France, où la chronologie des médias n’est pas la même.
En France aussi, les professionnels sont attentifs à la création d’une communauté d’internautes autour d’un projet, qu’ils voient comme un véritable outil de communication. C'était la stratégie première de Peopleforcinéma dont les collectes proposaient aux internautes des recettes sur les entrées des films mais dont le modèle, a vite trouvé ses limites et n’a duré que deux ans. Mais un site spécialisé dans l’audiovisuel comme Touscoprod s’intéresse de plus en plus au stade de la diffusion des projets aidés, en développant un service appelé « Séances privées »: le porteur de projet propose des droits de diffusion de son film parmi les contreparties de sa campagne. Les souscripteurs peuvent acquérir un certain nombre de diffusions pour leur usage personnel et les offrir à leurs amis. Discount, premier long métrage de Louis Julien Petit a levé 25 000 euros avec Touscoprod sur un budget de 4 millions d’euros, qui n’ont pas été vraiment utilisés pour financer le film mais plutôt pour mobiliser une communauté disposée à faire un bouche-à-oreille positif. Les plateformes françaises, spécialisées ou non, font donc aujourd’hui de la pédagogie auprès des professionnels de l’audiovisuel et du cinéma qui souhaitent recourir au crowdfunding. Leur présence au Festival de Cannes en est un signe : le service et le conseil auprès des porteurs de projets, producteurs et réalisateurs, deviennent primordiaux. Car si le financement participatif permet de dégager des financements le plus souvent modestes, il peut devenir un outil pour découvrir un trésor précieux : le cœur du futur public d’un film.
. Photo Clara Massot
L'article a été enrichi par l'auteur à la suite de la table ronde organisée le 17 mai 2015 au pavillon Next du marché du film du festival de Cannes, et consacrée au crowdfunding, réunissant les responsables de plusieurs plateformes de