Le futur selon Google, pour le meilleur et pour le pire

Le futur selon Google, pour le meilleur et pour le pire

Comment les technologies numériques réinventeront-elles notre futur ? Un ouvrage prospectif de l’ancien PDG de Google, qui dresse un portrait non sans ambigüité des perspectives de progrès permis par l’innovation numérique.

Temps de lecture : 6 min

En avril 2013, paraissait The New Digital Age, signé par l’ancien PDG de Google Eric Schmidt et Jared Cohen, directeur du laboratoire « Google Ideas »(1) . Deux insiders d’une des entreprises les plus puissantes au monde, pour un ouvrage étrange, aux frontières de la communication et de l’étude prospective. Le livre est en effet pris dans l’ambiguïté fondamentale des ouvrages de « patrons » : s’agit-il d’un ouvrage programmatique des ambitions d’une entreprise en pleine expansion, ou d’une véritable analyse du monde contemporain par un homme arrivé au sommet de la pyramide? De cette situation ambiguë, The New Digital Age ne semble jamais sortir vraiment ; il n’en demeure pas moins qu’on peut en dégager plusieurs pistes de réflexion stimulantes.

D’abord, rappelons que la généralisation de l’usage d’Internet est la véritable révolution de la dernière décennie : c’est l’apparition d’un nouvel espace mondial, en forte expansion, libre et non gouverné. Pour les auteurs, il s’agit d’un véritable front pionnier : nous sommes passés en 10 ans de 350 millions à 2 milliards d’individus connectés, et l’on compte près de 5 milliards d’utilisateurs de téléphones portables. À cette vitesse, l’ensemble de la population mondiale aura accès auweb « dans le creux de sa main » d’ici 2025.
 
Abondamment analysé par les sociologues, Internet abaisse les obstacles de tous ordres entre les usagers : géographiques, linguistiques, sociaux, etc. La connectivité pratique et abordable des objets va se généraliser de plus en plus vite, si l’on en croit la fameuse « Loi de Moore » rappelée par les auteurs (les processeurs doublent de vitesse tous les 18 mois). Les nouveaux appareils ainsi produits, de plus en plus rapides, ouvrent des possibilités immenses en termes d’offre numérique : réalité augmentée, intelligence artificielle et mondes virtuels sont des innovations en constante amélioration… Pour Eric Schmidt et Jared Cohen, le changement de paradigme induit par l’arrivée d’Internet est aussi important que l’apparition de la télévision dans les années 1950. Par le développement ultra rapide des plateformes technologiques modernes (Google, Facebook, Amazon, Apple…) et de leur échelle d’influence, Internet est désormais un puissant outil de globalisation des produits et des idées.
 
Dès lors, quelles incidences auront ces nouveaux mondes virtuels sur le monde physique ? Quelles interactions verrons-nous entre ces espaces ? Comment les États, les entreprises, les citoyens se saisiront de cette opportunité et interagiront avec elle, et entre eux ?
 
Plusieurs niveaux d’impacts sont attendus, déclinés par les auteurs en autant de chapitres : à l’échelle de l’individu, impacts sur la vie quotidienne et la construction des identités et des citoyennetés ; à l’échelle des États, impacts sur les modèles politiques, les rapports entre États et citoyens, et les relations diplomatiques entre États ; enfin, concernant les conflits, impact sur les méthodes des terroristes et contre-terroristes, ainsi que sur les interventions militaires...

Regard sur le futur des citoyens et des sociétés

Au niveau des individus, les technologies digitales devraient selon les auteurs améliorer notre avenir. Par exemple, le développement du téléphone portable permet aux populations des pays en développement de mieux accéder à l’information. Des gains de productivité peuvent être obtenus (au Congo, Internet aideraient les pécheurs à s’adapter à leur marché et l’offre à mieux rencontrer la demande), des progrès  peuvent être atteints dans l’éducation (les enfants afghans peuvent accéder à une connaissance « éclairée »), et l’impression 3D permettra à chacun d’être artisan de ses propres créations, etc. Décrivant la vie utopique d’un citadin moyen à l’ère numérique, Schmidt et Cohen font preuve d’un optimisme étrangement inquiétant : réveillé par son téléphone indexé sur son agenda, l’Américain urbain du XXIe siècle se verra automatiquement proposé par son armoire un vêtement adapté à ses rendez-vous du jour, pendant que son café s’écoulera et que son courrier apparaîtra sur sa tablette ultra fine et ultra performante ; souffrant d’une petite douleur, son téléphone diagnostiquera le mal et prescrira des soins ; après une première réunion holographique depuis chez lui, il prendra sa voiture sans chauffeur jusqu’à son travail où sa journée se déroulera sur le même mode… Un futur by Google qui, présenté sans nuance, ressemble à bien des dystopies cinématographiques…
 
Les technologies digitales devraient aussi faire naître une nouvelle perception de soi et de l’autre : les contenus médiatiques et journalistiques sont conjointement transformés par une économie du secteur en crise et la révolution des données, de même que de nouveaux rapports à la vie privée s’instaurent avec l’usage généralisé des réseaux sociaux. Plusieurs types de réactions sont possibles face à cette nouvelle donne : entre le rejet et l’adoption totale, l’usage prudent d’Internet et de ses fonctionnalités semble être la voie médiane prônée par les auteurs.

Regard sur le futur des États

Les institutions politiques et hiérarchies traditionnelles se voient aussi mises en cause et pressées de s’adapter. Le transfert de pouvoir des États vers les individus, le « digital empowerment », modifie les rapports de force à plusieurs niveaux : pression accrue des citoyens sur les États, qui peuvent être plus librement critiqués, et contrôle accru des États sur les citoyens dont de nombreuses données personnelles sont disponibles en ligne. Les relations géopolitiques d’État à État s’en retrouvent également modifiées, avec pour horizon une possible balkanisation d’Internet entre des groupes aux intérêts divergents. Ce multilatéralisme virtuel verrait l’union des États aux philosophies numériques proches, et des guerres virtuelles entre groupes via des provocations digitales et piratages.
Si Internet rapproche ses utilisateurs, la dualité entre anonymat et traçabilité des utilisateurs est au cœur de la relation entre acteurs du net. Les cyberattaques chinoises sur Google, les révélations de Wikileaks et les révolutions arabes sont autant de manifestations de l’apparition d’un nouveau champ d’action au sein de l’espace virtuel lié au rapprochement des acteurs entre eux. Face aux contestations, les politiques gouvernementales balancent entre fermeture complète des réseaux et filtration sélective des contenus.

Regard sur le futur du terrorisme et des conflits armés

L’espace virtuel est bien plus ouvert que l’espace réel, et les technologies génèrent de nouveaux risques. Une attaque virtuelle peut être effectuée à tout instant par n’importe qui depuis n’importe où. Protéger l’information et les données est désormais un enjeu majeur à tous les niveaux. Si l’escalade technologique (en termes d’armement et de protection) n’est pas accessible à tout le monde, les importantes barrières à l’entrée (telles que les compétences technologiques) tendent à s’abaisser avec la diffusion généralisée des technologies et du savoir-faire qui l’accompagne. L’utilisation des technologies digitales par les terroristes est heureusement à double tranchant, dans la mesure où ils sont aussi détectables via les réseaux. Oussama Ben Laden par exemple a dû se retirer dans un logement déconnecté de tout accès Internet et téléphone.
 
Cependant, la manière dont les États peuvent accéder aux données des utilisateurs est au cœur des débats, et il semble qu’un arbitrage doive être établi entre vie privée et sécurité. Pis, à l’heure où la majorité de la population est connectée, refuser d’exister en ligne (et par conséquent ne pas avoir de données personnelles disponible) devient un facteur de suspicion, et les États sont en mesure de dresser des listes des citoyens non connectés. À l’heure actuelle, l’information sur les utilisateurs est fragmentée en fonction des sources : aux États Unis, la CIA, le FBI, les départements d’État ont des systèmes de classement et de contrôle différents. Dès lors, l’enjeu est de trouver comment les agences d’intelligence, les armées et les forces de la loi pourraient intégrer les bases de données digitales dans une structure centralisée sans violer les droits des citoyens.
 
Si Internet fait apparaître de nouvelles zones d’insécurité, ce serait aussi, selon les auteurs, un outil de désamorçage des extrémismes. Le think-tank Google Ideas a ainsi étudié les processus de radicalisation dans le monde : l’étude conclut qu’augmenter la connectivité des populations leur donne accès à plus d’information, de loisirs et de liberté, et les éloigne de l’enfermement (physique et mental) qui les menace.
 
Sur le plan des conflits armés, la nouvelle ère serait, selon les auteurs, moins celle desgénocides, que des discriminations et des persécutions. Les États peuvent (et doivent) alors jouer un rôle dans la régulation des contenus à caractère haineux. Les auteurs prennent ainsi les exemples des Roms en Europe et des Ouïgours en Chine pour illustrer le fait que les phénomènes d’agression et de victimisation passent aussi par des contenus en ligne. Notre temps serait celui des conflits de propagande et de récit, où victimes et agresseurs peuvent insinuer le doute dans le récit de l’adversaire, et troubler la connaissance des faits.
 
Enfin, les conflits armés eux-mêmes sont transformés par les technologies de l’information : l’automatisation des fonctions humaines, la robotisation des combats et généralisation des drones sont à notre portée… Un panel beaucoup plus large d’interventions est désormais disponible. Internet et les technologies augmentent les possibilités (et les vulnérabilités) de tous les acteurs, et complexifie les conflits à la fois sur le front physique et sur le front virtuel.

Il est évident que les technologies digitales ne sont ni morales ni immorales ; c’est la façon dont elles sont utilisées qui détermine leur valeur. Schmidt et Cohen, déclinant les possibilités qu’elles offrent et les menaces qu’elles sous-tendent, dressent un portrait d’un futur numérique dont ils ambitionnent de devenir des acteurs incontournables. Ils présentent habilement certaines menaces à leur avantage (la vie privée des citoyens serait menacée par les États – et non pas par les acteurs d’Internet qui en seraient garants) et se posent en promoteurs de la civilisation et du progrès. C’est là encore que l’exercice atteint ses limites : malgré son ancrage dans un monde contemporain globalisé, l’ouvrage est fragilisé par sa vision sans nuance du progrès et un certain ethnocentrisme américain un peu surprenant pour une problématique si globale.
    (1)

    La traduction de l’ouvrage a paru en novembre 2013 sous le titre À nous d’écrire l’avenir aux Éditions Denoël. 

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris