Comment commence une investigation ? Prenez-vous contact avec vos sources ou bien ce sont-elles qui vous contactent ?
Fabrice Arfi : Il y a deux réponses à cela, la première est sémantique : je fais partie de ceux qui considèrent que le journalisme d’investigation n’existe pas. Je veux bien concéder qu’il y ait un journalisme d’information et un journalisme de commentaire, avec, parfois, pourquoi pas, une frontière poreuse entre les deux. Mais à partir du moment où vous cherchez une information, où vous la trouvez, la recoupez, la contextualisez, en débattez, la publiez et l’assumez, vous faites de l’information, quelle qu’en soit sa nature. Si l’on ne se satisfait pas de la communication, on fait de l’information. On est toujours dans une logique d’enquête. Il y a une hypocrisie professionnelle à considérer qu’il n’y aurait que quelques personnes en France à qui reviendrait la charge de faire de l’investigation.
Si l’on ne se satisfait pas de la communication, on fait de l’information
La deuxième réponse, c’est qu’il n’y a pas de recette. Si je cite quelques-unes des affaires que j’ai eues à traiter ces dernières années, Karachi, Kadhafi, Cahuzac, Bettencourt, et aujourd’hui l’affaire Netanyahu, aucune n’a débuté de la même manière. Certaines peuvent naître d’une intuition que l’on veut vérifier. Une nouvelle actualité peut aussi raviver le souvenir d’une affaire passée qu’on réactive. Ça peut aussi bien être une alerte donnée par quelqu’un, ou bien nous qui décidons d’enquêter et d’agiter nos sources. Il n’y a aucune façon particulière de débuter une enquête, ce serait d’ailleurs un problème s’il y avait un unique canevas avec un même début, un même milieu, la même fin.
De quelle façon communiquez-vous avec les personnes sur lesquelles vous investiguez ?
Fabrice Arfi : Nous sommes soumis à la loi de 1881 sur la liberté de la presse, qui fait du juge le premier des déontologues du journalisme. Parmi les critères retenus par cette loi pour ne pas être taxé de diffamation, il y a l’enquête sérieuse, qui suppose le respect du contradictoire. Évidemment, à un moment de l’enquête, nous allons au contact des gens pour recueillir leurs commentaires, leurs informations, qui peuvent être de nature à perturber certaines convictions que nous avons sur des faits découverts, ou simplement pour retranscrire leurs réactions dans le journal. De manière très classique, nous communiquons soit directement avec la personne soit via des porte-parole. C’est un impératif, on ne publie pas sur la personne sans avoir essayé de la joindre. Ainsi, notre bonne foi sera totale.
Le juge est le premier des déontologues du journalisme
Comment organisez-vous la publication des révélations ?
Fabrice Arfi : C’est très variable. Pendant des années, on a reproché à Mediapart son « feuilletonnage », oubliant que la plupart des journaux font ça. Le Guardian a fait une vingtaine de manchettes sur les révélations d’Edward Snowden, Le Canard Enchaîné revient d’une semaine à l’autre sur des éléments, Le Monde également avec les « Panama Papers ». C’est la vie d’une rédaction. Il n’y a pas de réponse univoque. Il peut nous arriver d’en garder sous le coude, pour une raison que j’assume totalement : je considère que nous sommes une petite barque s’attaquant à un immense bateau, que ce soit l’État, un gouvernement, les services de renseignement, les chefs d’État étrangers. Je ne m’interdis pas d’être plus malin qu’eux, de publier une info pour voir comment ils réagissent, puis d’en révéler d’autres.
On a parfois l’impression d’un « feuilletonnage » sans que ce soit le cas. Une enquête se fait pas-à-pas, on le voit avec l’affaire Mimran-Netanyaou, sur laquelle j’écris beaucoup et qui fait la une de tous les médias en Israël, notamment l’excellent Haaretz, avec lequel Mediapart s’est associé. La quête de vérité, en tout cas des vérités de faits, ne s’arrête jamais à mesure que de nouveaux interlocuteurs se font jour, qu’on apprend de nouveaux éléments… Entre le premier article du « Watergate » et la démission de Nixon, il s’est passé deux ans. Personne ne reproche à Bob Woodward et Carl Bernstein d’avoir « feuilletonné ». Il suffit de voir le film Les Hommes du président pour comprendre que ce métier est un artisanat particulier.
Quel type de preuves un journaliste peut-il divulguer sans enfreindre le secret d’une instruction en cours ? Quelles sont les limites du journalisme par rapport à la loi ?
Fabrice Arfi : Justement, le journalisme n’est pas tenu au secret. L’ennemi du journaliste, c’est le secret, quand il recouvre des informations d’intérêt public. Je ne suis pas contre le secret dans une démocratie : on a besoin du secret défense, du secret médical, du secret de la vie privée, du secret des enquêtes. Mais nous n’y sommes pas toujours tenus.
L’ennemi du journaliste, c’est le secret, quand il recouvre des informations d’intérêt public
Au contraire, nous devons être, en quelque sorte, des instituteurs des informations qui sont vérifiées et d’intérêt public. Par exemple, sur le secret de l’instruction, je n’y suis pas tenu. Nous ne poursuivons pas le même but social que les magistrats ou les policiers. Ils sont là pour amener des gens devant le tribunal, nous sommes là pour informer le public. Légalement, nous avons le droit d’avoir des informations tirées d’une instruction. Il peut se poser le problème suivant : est-ce que nous sommes receleurs de la violation commis par un autre ? Là, ça devient extrêmement intéressant du point de vue juridique : si on a créé le secret des sources en France, c’est précisément pour protéger ceux qui, parce qu’ils enfreignent un règlement voire la loi, informent le journaliste d’informations que le public doit connaître. C’est un équilibre très particulier, très précaire, très complexe, qu’une démocratie doit trouver là-dessus. C’est pourquoi le secret peut toujours être un problème pour le journalisme. Non pas qu’il soit illégitime, mais quand il est mal contrôlé, qu’il n’y a pas les bons garde-fous et qu’il est mal défini, il peut devenir une arme contre l’information du public.
C’est l’exemple chimiquement pur du secret des affaires. Là, on détourne la noble cause du secret en démocratie pour en faire un paravent, un bouclier pour protéger les intérêts privés, commerciaux, corruptifs, de compromission de certains contre le public qui doit savoir ce qui lui appartient, à savoir l’information d’intérêt public. Tout ça est très réglementé par la loi, notamment celle de 1881, qui est éminemment importante pour notre profession, et pour la démocratie. Le premier critère qu’un juge doit examiner dans une enquête taxée de diffamation, c’est la « légitimité du but poursuivi », c'est-à-dire ni plus ni moins que le caractère d’intérêt public d’une information publiée. Nous ne sommes donc pas au-dessus des lois. J’ai à répondre de ce que j’écris devant le juge judiciaire. La loi de 1881 est extrêmement bien faite de ce point de vue-là, même si elle a besoin d’être peaufinée à l’heure du numérique. Tout ce qui vise à contourner la loi de 1881 en criminalisant le journalisme, en l’accusant d’être receleur de la violation d’un secret ou d’un vol de document, pose un immense problème. Ceux qui font ça, dans le monde politique ou de l’entreprise, sont très peu respectueux du droit de la presse.
C’était le problème de l’affaire Bettencourt…
Fabrice Arfi : C’est un bon exemple car nous avions fait un usage partiel des enregistrements du majordome de Mme Bettencourt. Nous n’avions retenu des 21 heures d’enregistrement que ce qui relevait, avons-nous estimé, de l’intérêt public de l’information, à savoir la fraude fiscale, le financement politique, l’avenir de l’actionnariat de L’Oréal, les interventions de l’Élysée dans des enquêtes en cours. Tout ce qui relevait de la vie privée de Mme Bettencourt, nous l’avions laissé dans le secret des enregistrements. Et le tribunal nous a donné raison. Nous n’avons jamais été accusés d’avoir publié des informations fausses, diffamatoires mais bien d’avoir été des receleurs de l’atteinte à l’intimité de Madame Bettencourt.
C’était une façon très habile pour les avocats et les personnes au cœur du dossier (dont certaines ont écopé de prison ferme), non de contester l’intérêt public ni la vérité des faits publiés, mais de stopper la publication. C’est une idéologie de la censure. Je n’ai pas de problème à me bagarrer au tribunal sur le caractère diffamatoire ou non des informations que je publie. En revanche, je trouve que c’est un immense problème de contourner le droit de la presse de manière déloyale pour l’empêcher de faire son travail. C’est une maladie qui touche de plus en plus de cabinets d’avocats. C’est pourquoi la loi doit être forte sur ce sujet, et le législateur ne l’est toujours pas assez, même s’il y a de petits progrès.
Justement, la justice avait ordonné à Mediapart de retirer des articles publiés de son site.
Fabrice Arfi : Tout à fait, c’est toute la schizophrénie du monde judiciaire. D’un côté, la justice civile a décidé d’une censure totalement inédite à l’ère d’internet, imposant au journal divulguant des infos d’intérêt public de censurer 70 articles. Nous avons saisi la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) sur ce sujet. Dans le même temps, la justice pénale nous a relaxés pour avoir fait exactement la même chose ! On est donc dans une concurrence formidable de deux branches de la justice française, la civile et la pénale, qui n’ont pas la même lecture des faits.
Évidemment, je suis du côté de celle qui regarde le contenu de nos publications (la justice pénale) plutôt que du côté de la justice civile qui ne s’attarde même pas sur le contenu mais considère seulement l’origine de nos publications. À partir du moment où les enregistrements ont été captés de manière déloyale, peu importe ce qu’il y a dedans, les journalistes sont receleurs du délit commis par le majordome. Or il n’y a que le contenu qui nous permette de juger. Dans le cas contraire, le Guardian n’aurait rien pu publier sur la NSA. De fait, Edward Snowden était en possession de documents qu’il n’était plus censé avoir en tant qu’ancien contractant de la NSA, il est donc sous le coup d’une enquête criminelle aux États-Unis, qui le recherchent. Il aurait fallu que le Guardian enterre les informations prouvant que la NSA surveillait le monde entier. Cette conception est inacceptable.
Si l’on protège les sources (dans le cas du lanceur d’alerte, il se déclare publiquement), c’est pour protéger celui qui a enfreint un règlement, qui a fait quelque chose de potentiellement « mal » pour défendre une idée supérieure. Imaginez un automobiliste apercevant une personne sur le point de se faire agresser à 500 m devant elle, et décidant de griller un feu rouge pour lui porter secours. Cette personne commet une infraction, mais qui ira le lui reprocher ? Ce sont ces tensions qui impliquent un peu de nuance et de complexité dans le raisonnement, et impliquent qu’on sauvegarde la liberté d’informer.
L’intérêt général serait finalement assez simple à définir, comme une bonne action ?
Fabrice Arfi : Oui et non. Je suis partisan du cas par cas. Prenez le secret médical : la maladie fait partie des secrets les plus intimes. Mais la maladie d’un président de la République ? Celle de François Mitterrand, qui a fini son deuxième septennat alité la majeure partie du temps, qui n’était plus en pleine possession de ses moyens, alors même qu’il avait les clés de l’arme nucléaire et que la décision de faire la guerre lui revenait, sans parler du reste. Sa maladie et ses conséquences sur la vie de la nation n’est-il pas un sujet d’intérêt public ?
Là, je pense qu’on peut faire une exception, même si les questions liées au secret médical sont parmi les plus difficiles à traiter. Après, concernant la fraude fiscale, l’évasion fiscale, la corruption, la vie d’une grande entreprise, je ne vois pas comment considérer qu’on n’est pas dans l’intérêt public. Il y a en France un protectionnisme judiciaire : certains magistrats pensent la France comme une espèce d’île hors du monde alors qu’il y a la CEDH, qui est notre justice supranationale, à laquelle la justice Française doit se conformer et qui a déjà défini ces questions dans sa jurisprudence. Trop souvent la France se regarde le nombril.
À partir de quel type de révélations une enquête judiciaire peut-elle s’ouvrir ? Dans quels cas la justice tarde-t-elle à ouvrir une instruction ?
Fabrice Arfi : C’est très variable. Nous ne sommes pas maîtres de l’avenir des informations que nous publions. Il faudrait demander aux magistrats, au procureur de la République, qui ne sont malheureusement pas indépendants du pouvoir politique en France. La CEDH le dit : les magistrats en France ne peuvent pas se considérer comme de vrais magistrats car ils ne sont pas indépendants du pouvoir exécutif, qui les nomme et peut défaire leur carrière. C’est une question statutaire.
Moi, je fais toujours attention à ne pas considérer la vérité judiciaire comme une vérité absolue. Si des informations que nous révélons sont considérées comme des délits, ce n’est pas pour autant qu’elles n’étaient pas d’intérêt public. Prenez l’affaire des micros du Canard Enchaîné en 1973 ou comment la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) avait posé des micros au Canard pour pouvoir espionner le journal, considéré alors comme un satellite de l’Union soviétique. La plainte déposée par les amis du Canard Enchaîné a abouti à un non-lieu. Pourtant, les noms des agents de la DST étaient connus et avaient même été publiés en du journal. Est-ce que ça veut dire que les micros n’avaient pas été posés ? Bien sûr que non.
Prenez encore l’affaire des Irlandais de Vincennes ou comment la cellule antiterroriste de l’Élysée a inventé de fausses preuves pour accuser d’un attentat antisémite des militants de la cause irlandaise alors qu’ils étaient innocents. Toute la procédure a été annulée par la cour d’appel de Paris, et il n’y a pas eu de condamnation. Est-ce que ça veut dire que les gendarmes de l’Élysée n’ont pas fabriqué de fausses preuves pour accuser des innocents ? Bien sûr que si.
Les « Panama Papers », c’est légal, pourtant il faut en parler
La conséquence judiciaire d’une information est très variable : il peut y avoir de la prescription, des vices de procédure, des lois trop faibles pour lutter contre certaines pratiques. Je pense au trafic d’influence, le délit qui était reproché à Éric Woerth dans le cadre de l’affaire Bettencourt, et qui a été relaxé. Tant mieux pour lui, moi je n’enlève pas une demi-virgule à ce que j’ai écrit concernant l’hallucinante situation de conflit d’intérêt d’Éric Woerth à ce moment-là. Selon les statistiques sur les cas de trafic d’influence jugés en France, le nombre de condamnation par an (moins de 15) est dérisoire ! En France, la loi sur ce sujet est trop faible par rapport à ce qui peut se faire à l’étranger, notamment aux États-Unis, en Angleterre, ou en Israël. Il y aurait un drame à considérer que le monde se sépare entre le légal et l’illégal, entre celui qui a été condamné et celui qui ne l’a pas été, et que la décision judiciaire viendrait valider ou invalider le travail journalistique. Sans parler du fait que ce qui est légal pose aussi parfois des problèmes, comme l’optimisation et l’évasion fiscale. Les « Panama Papers », c’est légal, pourtant il faut en parler.
La loi « Sapin 2 » sur la lutte contre la corruption a été votée à l’Assemblée Nationale. Est-elle suffisante pour protéger les lanceurs d’alerte ?
Fabrice Arfi : On avance à force de révélations. Ce n’est jamais le pouvoir politique qui ouvre le bal, mais c’est parce que les journalistes dévoilent des affaires que le pouvoir se rappelle ses obligations. Cela en dit long sur la conscience du pouvoir politique. C’est pareil pour la lutte contre la corruption. Toutes les lois votées depuis les années 1980 sur la moralisation de la vie publique sont advenues après une affaire, jamais après une campagne présidentielle. L’affaire Urba, les affaires Chirac, les affaires Sarkozy, l’affaire Cahuzac : c’est parce qu’il y a des journaux et des juges qui font leur travail qu’il y a des évolutions législatives.
C’est culturel, nous sommes très en retard en termes de prise de conscience de la corruption et de la protection des lanceurs d’alerte. Avec la loi « Sapin 2 » et même avant, des avancées existent mais elles sont trop petites pour défendre ceux à qui on devrait précisément remettre la Légion d’honneur, qui éveillent les citoyens sur ce qui se fait en leur nom mais contre eux. Ce n’est pas une question partisane : on parle d’argent public qui sert à construire des crèches, des hôpitaux. On voit le poids des lobbies pour empêcher des évolutions radicales qui permettraient de faire changer la peur de camp. Qu’elle ne soit plus du côté de ceux qui dénoncent des réalités insupportables en ayant le courage d’alerter, de la petite mairie au service de renseignement, et qui sont maltraités, harcelés, virés, se retrouvent seuls et ont les reins brisés. On voit la contradiction qui peut exister entre de petites avancées législatives et l’arrivée du secret des affaires, avec la directive européenne qui sera traduite dans le droit français dans quelques mois et posera problème aux lanceurs d’alerte. Il n’y a pas de cohérence dans ce combat.
La directive sur le secret d’affaire pourrait être dissuasive envers la liberté d’informer ?
Fabrice Arfi : Évidemment. Pour les lanceurs d’alerte, pour les sources et même pour les journalistes puisque les avancées sont insuffisantes. En journalisme, ce qui est insuffisant est problématique. La moindre brèche peut être exploitée par des avocats payés par des grandes entreprises qui n’ont que faire de dépenser des millions pour empêcher des journalistes de perturber leurs affaires. Avec cette loi, on fait peser la menace du procès sur celui qui pourrait informer le grand public d’informations qui le concernent. Ça peut être un danger.