Le JT survivra-t-il au web 2.0 ?

Le JT survivra-t-il au web 2.0 ?

À l’occasion de la première rencontre de l’Observatoire de l’audiovisuel et du numérique, Frédéric Bonnard, Hervé Brusini, Gérard Leclerc, Céline Pigalle, Etienne Rouillon étaient présents pour débattre de l’avenir de l’information TV face au web 2.0.  

Temps de lecture : 7 min

Le journal télévisé (JT) est apparu en 1948, à l’occasion de la première retransmission en direct du Tour de France. Depuis, le format a bien évolué, passant de la lecture de dépêches AFP illustrées par des photographies noir et blanc aux plateaux dynamiques présentés par des vedettes du petit écran. Avec le développement des magazines d’information à partir de 1959, ou encore le lancement de la première chaîne d’information continue LCI en 1994, l’information télévisuelle n’a eu de cesse de se réinventer et d’imaginer de nouveaux modes de narration. En 2015, le défi qui attend les journalistes TV est de taille : répondre à la concurrence du net et s’adapter aux nouveaux usages des digital natives. La rédaction d’Ina Global a rencontré Frédéric Bonnard, directeur des nouveaux médias à France Médias Monde (France 24), Hervé Brusini, directeur de FranceTV.info, Gérard Leclerc, ancien président de la chaîne parlementaire LCP, Etienne Rouillon, rédacteur en chef de Vice News France et Céline Pigalle, directrice de la rédaction de I-Télé.

 

L’âge moyen des téléspectateurs au rendez-vous du JT de 20 heures est de 52 ans sur TF1 et de 60 ans sur France 2. Il est aujourd’hui évident que les jeunes se détournent de l’information télévisuelle. Est-ce que vous avez pour objectif de les faire revenir vers la grande messe de l’information linéaire à heure fixe ? Ou au contraire, vous prenez acte de cette évolution et vous choisissez d’autres supports pour toucher la nouvelle génération ?
 
Frédéric Bonnard : Dans le monde de la télévision traditionnelle, les journalistes s’imaginent que les jeunes d’aujourd’hui finiront par revenir vers le journal télévisé de 20 heures en vieillissant. La réalité est toute autre : une population qui n’a jamais eu ce type d’usages, ne pourra jamais les avoir. Il n’y aucune raison de penser qu’un jeune qui n’a jamais connu le journal du soir reviendra vers cette forme de consommation de l’information. Au contraire, à France 24 nous réfléchissons à comment utiliser les réseaux sociaux et les plateformes de vidéos pour atteindre la nouvelle génération. Nous leur faisons découvrir notre marque à travers d’autres supports.
 
Céline Pigalle : Il faut mettre notre expérience, notre expertise et notre savoir-faire et nos moyens là où les jeunes vont pour s’informer. Au fond, en tant que journaliste, peu nous importe de savoir quand, comment et où notre public nous consulte. Ce qui compte c’est qu’à un moment dans la journée nous les touchions, nous leur parlions, nous leur donnions la bonne information et qu’ils aient le goût de venir nous trouver. Il faut aller à leur rencontre pour peut-être les faire revenir vers d’autres supports plus traditionnels, dans une logique d’échange. Nous devons continuer à faire correctement notre travail à la télévision tout en se déportant vers le numérique.
 
Etienne Rouillon : Je pense que chaque type de média a un intérêt, une particularité, une plus-value. Je trouve ça bien de pouvoir écouter le matin la radio en se levant, d’enchaîner avec la sélection d’articles de l’application mobile du Monde, regarder le midi un reportage sur Vice News en mangeant et pourquoi pas s’installer devant le journal de 20 heures en rentrant chez soi.
 
 J’ai le sentiment que la télévision souffre de son sérieux, de son côté assis, sénatorial, presque arrogant.
Hervé Brusini : Il faut arrêter d’opposer télévision et web, comme si le public ne pouvait pas aller voir ce qu’il se passe des deux côtés. Un mot rejoint les deux familles : la vidéo. Ce format est né avec la télévision. Aujourd’hui, avec la vidéo le web met en spectacle une information souriante, impertinente. J’ai le sentiment que la télévision souffre de son sérieux, de son côté assis, sénatorial, presque arrogant. Elle doit s’ouvrir aux cultures nouvelles, à la capacité d’impertinence du web. J’aimerais que les jeunes se disent : « J’ai vu un truc d’enfer à la télévision ! ». Je pense cela ardemment nécessaire pour une raison politique : le service public doit former des jeunes citoyens, donc informés, il ne peut pas laisser toute une tranche de la population sur le bord de la route. C’est le devoir du service public de réussir à toucher la nouvelle génération. Sans pour autant que ça devienne un ghetto, il ne s’agit pas de faire le journal du jeune pour le jeune où le présentateur arriverait en bondissant sur le plateau en disant « Salut les potes ! ».

 
Comment adapter les contenus télévisuels aux nouveaux formats, tons et tendances du web, notamment lors de leur diffusion sur la toile ?
 Notre idée c’est de dire que les informations du JT ont une vie avant le broadcast, pendant le broadcast et après le broadcast. 
Frédéric Bonnard : Pour les médias traditionnels, il y a une incompréhension du numérique. Parfois, les journalistes s’imaginent qu’il suffit de reprendre le contenu tel qu’il est fait pour l’antenne pour le diffuser sur d’autres supports comme les réseaux sociaux. Or les usages montrent que le public consomme l’information de manière totalement différente selon les médias. Sur le numérique, il va consommer des formats beaucoup plus courts, en mobilité, par exemple. L’idée c’est d’écrire dès l’origine le contenu pour qu’il soit consommable sur différents types de médias, que ce soit la télé traditionnelle, les réseaux sociaux, les applications mobiles, les sites web… Notre idée c’est de dire que les informations du JT ont une vie avant le broadcast, pendant le broadcast et après le broadcast. Avant le broadcast, le journaliste peut annoncer son sujet sur les réseaux sociaux pour obtenir des réactions, au moment du broadcast, diffuser certains tweets à l’antenne et reprendre après des extraits du JT sous formes d’articles pour créer le buzz. Une émission peut donc vivre dans le temps sur différents types de supports.
 
Hervé Brusini : On n’est pas dans un propos de numérisation de la télévision, mais plutôt d’hybridation. Il s’agit de faire un JT comme sait le faire la télévision, mais avec l’esprit du web. Par exemple, dans un de nos reportages, nous avons mis en scène notre journaliste comme un youtubeur : il apparait dans une petite case à l’extrémité de la vidéo et commente ce qu’il voit : « Là c’est le passeur, il va me proposer des billets de train en pensant que je suis un réfugié. ». C’est ça revisiter l’art du reportage avec les codes du web et son côté ludique ! Il faut savoir être passionnant, captivant, souriant et arrêter de se prendre pour un seigneur parce qu’on est journaliste.
 
Céline Pigalle : Il n’ y a aucune révolution de l’information qui ne nous intéresse pas. Par exemple, sur  I-Télé nous avons de longues périodes de direct, la data peut venir consolider les moments de creux d’un évènement.
 
Gérard Leclerc : Il faut jouer à fond des synergies qui existent entre la télévision et le web. Sur Internet, le spectateur peut regarder de façon délinéarisée les journaux mais surtout trouver des compléments à ce qu’il a vu sur son écran TV. Dans un reportage, une personne intervient 15 ou 20 secondes car le sujet fait lui-même 1 minute 40, sachant qu’il y a deux ou trois interviews par vidéo. Cela peut paraître extrêmement frustrant pour une personne qui souhaiterait voir la globalité de son raisonnement. L’idée c’est qu’elle puisse aller sur le site et retrouver l’interview dans son intégralité.
 
 
Structurellement, la télévision ne peut pas rivaliser avec l’instantanéité du web, l’information télévisuelle demandant un lourd investissement aussi bien en termes de temps que de moyens financiers. Quelle est pour vous sa plus-value par rapport aux autres médias ?
 
Céline Pigalle : Elle propose une chose fondamentale : le métier. Elle a l’expérience, le savoir-faire, les moyens techniques, technologiques et humains, des journalistes formés, expérimentés avec leurs propres réseaux et sources. Les qualités d’un bon journaliste ne changent pas selon le support : écrire un très bon article, avec les meilleures sources, raconté avec la plume la plus alerte, titré avec qualité. Et ce sont des qualités présentes dans les anciennes rédactions.
 
 Il y a presque une mission de statue du Commandeur pour le journal télévisé. 
Gérard Leclerc : On vit dans l’air de l’infobésité, avec cette espèce de dictature de l’instantanéité. Je crois que les journaux télévisés sont là pour être la référence, pour prendre du recul, pour approfondir, pour être rigoureux, pour faire le tri entre le vrai et le faux. Il y a presque une mission de statue du Commandeur pour le journal télévisé. Je suis persuadé que les JT ont un vrai rôle à jouer, à la fois dans cette idée de communion, puisque tout le monde regarde le même produit au même moment, mais aussi comme fixateurs des termes du débat public.
 
Etienne Rouillon : La télévision peut jouer sur le retour de l’information de la journée. Vous avez peut-être vu l’information de manière distraite par la lecture d’un article dans le métro, là où le journal télévisé demande un temps d’attention plus fort. Elle peut faire du magazine, du grand reportage, de l’analyse et du décryptage, l’important c’est d’être au plus proche du terrain. La figure du reporter est revenue sur le devant de la scène.
 
Hervé Brusini : L’information ne se trouve pas au supermarché ou au congélateur prête à déguster. Dans un temps de crise morale, spirituelle, économique il est important que l’information retrouve de la valeur : celle du travail du journaliste qui recherche la véracité des faits.
 
 
On parle beaucoup de social TV ou de télévision 2.0… Est-ce que vous vous servez de cet aspect social pour produire l’information ? Quel est le degré de participation et d’interaction des spectateurs avec l’information télévisuelle ?
 
Frédéric Bonnard : Nous avons une émission qui s’appelle Le Débat. Nous postons le sujet du prochain débat sur les réseaux sociaux en début de journée, nous rassemblons les réactions et nous les utilisions à l’antenne pour stimuler les intervenants. Nous filtrons bien sûr le contenu pour ne pas passer n’importe quoi à l’antenne, il y a une sorte de modération préalable pour s’assurer que seuls les contenus pertinents soient utilisés. Nous faisons évidemment un travail de vérification de ce que les gens peuvent dire. Donc oui nous utilisons le contenu des réseaux sociaux mais jamais en temps réel.
 
Céline Pigalle : Il faut embrasser tout ce qu’il se passe sur les réseaux sociaux et faire à partir de là un travail journalistique : vérifier les rumeurs, regarder si des éléments me permettent de valider la localisation d’une vidéo amateur, se renseigner sur les interlocuteurs... Faire ce travail de tri et de passage au tamis c’est la première des choses. D’autre part, nous écoutons ce que nos propos, nos analyses, nos expertises suscitent comme critiques, questions, mises en cause et nous prenons en compte ces interrogations.
 
Gérard Leclerc : Les réseaux sociaux vous donnent à l’instant T l’état d’une partie de l’opinion publique en France : les questions qu’ils [les téléspectateurs NDLR] se posent, la façon dont ils réagissent à vos sujets et à l’actualité. Evidemment que les journalistes doivent se servir des réseaux sociaux ! Ils témoignent parfois de confusions ou d’idées reçues dans la tête des gens et c’est au JT d’y répondre.
 
 L’enquête doit se faire en commun avec le public et pas dans un magistère du journalisme versus le bon peuple. 
Hervé Brusini : Avec les réseaux sociaux, on est à parité avec le public, il n’y a plus de « nous en haut et eux en bas » ; on est ensemble au même étage, on vit comme des voisins. Les gens viennent nous demander des explications parce qu’ils savent que chez nous ils peuvent avoir des compléments d’informations. En partageant des choses sur ces réseaux sociaux, nous invitons directement au questionnement. Nous pourrions même imaginer montrer en direct comment nous enquêtons et laisser les internautes nous guider, pour que ceux qui savent où chercher l’information nous aident à la trouver. L’enquête doit se faire en commun avec le public et pas dans un magistère du journalisme versus le bon peuple.

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Crédit photo : Didier Allard/Ina

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