Le karaoké au Japon, une véritable industrie

Le karaoké au Japon, une véritable industrie

Le karaoké est devenu en 40 ans une véritable institution au Japon. Outre sa dimension culturelle, cette activité est une industrie à part entière qui génère d’importants revenus.
Temps de lecture : 7 min

En tout juste 40 ans, le karaoké est devenu un élément incontournable de la vie quotidienne des Japonais et un des premiers loisirs pratiqués dans l'Archipel(1). Que l'on aille au karaoké entre amis, en famille, pour signer un contrat, pour quelques heures ou pour toute la nuit, le karaoké est désormais profondément ancré dans la vie sociale. Cette pratique culturelle qui s'est étendue au reste de l'Asie avec le même succès et en partie dans le reste du monde, génère au Japon d'importants revenus, bien que ceux-ci soient en diminution depuis quelques années. Aux petits bars ont succédé d'immenses complexes de « karaoké-box », moins chers mais offrant aussi un cadre uniformisé : en se démocratisant, le karaoké pourrait bien avoir perdu un peu de son âme.

Courte histoire du karaoké

Le terme « karaoké » est un mot-valise formé à partir de deux mots, kara (?), qui signifie « vide », et oke pour ôkesutora (??????) signifiant « orchestre » ou « musiciens ». Concrètement, il s'agit de chanter, accompagné non pas de musiciens mais d’une bande sonore. À l'origine, le mot désignait un moyen de réduire les coûts d'un concert live en remplaçant les musiciens par un enregistrement sonore.
 
Il existe une controverse sur l'inventeur du karaoké mais un certain nombre de sources font référence au musicien Inoue Daisuke, qui aurait inventé le concept du karaoké en 1971 à Ôsaka. Celui-ci avait commencé par faire chanter ses clients dans son bar, les faisant accompagner d'une bande audio enregistrée sur cassette. Son bar, Le Baron, était ce que l'on appelle au Japon un « bar à chansons » (utagoe kissa), qui est en quelque sorte l'ancêtre du karaoké. On le voit, le concept de chanter dans un bar n'est donc pas tout à fait nouveau. Mais Inoue va innover sur le plan technique.
 
Voyant le succès que cela connaît, il met au point une sorte de juke-box combinant magnétophone et microphones : le karaoké est né. Il fabrique alors onze machines similaires qu'il va louer dans des bars et clubs de Kobe. Ironie de l'histoire : n'ayant jamais déposé de brevet, cette invention ne lui rapportera rien et sera copiée à l'envie par de plus grandes compagnies. Dans les années 2000, sa petite entreprise de karaoké dont il avait confié les rennes à son frère a fait d'ailleurs faillite. Aujourd'hui, le brevet de la machine karaoké serait détenu par un Philippin, feu Roberto Del Rosario, président de Trebal Music Corporation et créateur du Karaoke Sing Along System en 1975. Cet homme d'affaires a gagné dans les années 1980 deux procès contre des firmes japonaises, ce qui lui permit de déposer les brevets(2).

Le karaoké à ses débuts combine un magnétophone huit pistes fonctionnant sur cassette audio, deux microphones et des enceintes. L'arrivée du disque laser dans les années 1990 va révolutionner le concept en y ajoutant la vidéo. Jusqu'alors les karaokéistes chantaient en suivant les paroles sur un livre : c'est désormais à l'écran que les paroles s'affichent. Viennent ensuite l'utilisation CD+G(3) puis du DVD. Dans les années 1990, la dématérialisation est en marche. Utilisant d'abord la transmission par liaison téléphonique normale, à la manière du Minitel, les karaokés sont de plus en plus des ordinateurs dont les données sont transmises par ADSL ou fibre optique. Plusieurs dizaines de milliers de chansons japonaises ou étrangères sont accessibles au public. Le dernier modèle de Daiichi Kosho, le LIVEDAM, peut contenir jusqu'à 135 000 chansons. Des innovations sont également apportées sur les effets sonores pour améliorer la voix des chanteurs amateurs ou sur les contrôleurs à écrans tactiles sans fil permettant de programmer ses chansons, innovation réalisée par un partenariat entre le groupe XING et IBM(4).

Panorama des principaux groupes de karaoké

 Au sein des industries de loisir au Japon, l'industrie du karaoké est celle générant le plus de profits.  
Au sein des industries de loisir au Japon, l'industrie du karaoké est celle générant le plus de profits. En 2010, le chiffre d'affaires pour l'ensemble du secteur avoisine ainsi les 8 milliards d'euros(5). Un chiffre très important si on le compare aux 2 milliards d'euros d'entrées réalisés la même année dans les cinémas nippons. Il faut cependant distinguer au sein de cette industrie trois types d'acteurs. Les fabricants qui produisent les machines et le contenu audiovisuel sont aussi ceux réalisant le plus petit chiffre d'affaires – 635 millions d'euros en 2010. Les opérateurs intermédiaires louent les machines, les chansons et fournissent divers services aux exploitants, notamment de maintenance. Ces opérateurs commercent surtout avec les bars et clubs dont le karaoké n'est pas la principale activité, et leur chiffre d'affaires global s'élève à 1,8 milliard d'euros en 2010. Enfin, les exploitants sont les karaoké-box ou les bars et clubs proposant le karaoké à leur clientèle. Avec un chiffre d'affaires global de 5,6 milliards d'euros en 2010, c'est le secteur le plus profitable de cette industrie. Mais comme nous allons le voir, l'industrie du karaoké tend à se concentrer et plusieurs groupes regroupent sous leur bannière l'ensemble des secteurs de cette industrie.


Plusieurs grands groupes se partagent en effet aujourd'hui le marché du karaoké. Le principal s'appelle Daiichi Kosho. Crée en 1973, il a intégré tous les éléments de cette industrie. Outre la production de hardware – avec la série des Dam, leader sur le marché depuis 1997 – et de software – vidéo et chansons –, ce groupe possède aussi la première chaîne de karaoké-box, Big Echo, avec 229 magasins au Japon(6). Disposant d'un capital de 111,8 millions d'euros, il emploie en 2011 plus de 3 000 salariés. Son chiffre d'affaires augmente légèrement et s'établit à 1,2 milliard d'euros pour l'année fiscale 2011. Depuis 2001, il a réorienté sa stratégie vers un public âgé avec DK Elder, dont le but est de rassembler des personnes âgées, de les faire chanter car, selon le groupe, « la plupart des enquêtes montrent que c'est bon pour la santé. ». Daiichi Kosho a surtout compris qu'avec une population vieillissante, il y avait tout intérêt à réorienter sa stratégie vers un public senior.


La machine du groupe XING, la Joysound, fut pendant longtemps leader sur le marché du karaoké. Mais, avec l'apparition des machines DAM à partir de 1994, Xing est détrôné en 1997. Il reste aujourd'hui leader sur l'exportation vers le monde occidental et en particulier vers les États-Unis. Son capital est estimé à 64,5 millions d'euros et il a réalisé pour l'année 2011 un chiffre d'affaires de 32,6 millions d'euros. En 2008, XING employait 600 personnes. Il s'est progressivement tourné vers le marché juteux du contenu et est devenu aujourd'hui leader dans la production de chansons-karaoké destinés à des karaoké-box de taille moyenne et aux restaurants ou bars karaoké. Il s'est implanté également sur le marché de la vente de sonneries à destination des portables via son site « pokemero JOYSOUND ». En 2009, il a absorbé le groupe BMB, et avec son offre JOYSOUNDxUGA combinant machine et contenu audiovisuel, il est redevenu leader sur le marché du hardware en 2010 devant Daiichi Kosho et sa série des DAM. Les deux groupes aujourd'hui se tiennent tête et occupent à eux deux l'ensemble du marché. Xing s'est également illustré par la création d'un jeu vidéo de karaoké Joysound, produit pour la console Wii de Nintendo.
 
Outre Big Echo, il existe d'autres chaînes de karaoké-box. C'est le cas par exemple de Karaoke Kan, créé en 1990 et dont l'établissement de Shibuya est célèbre pour être apparu dans le film Lost in Translation de Sofia Coppola. Il appartient au groupe B&V, créé en 1984, dont le capital est de 9 millions d'euros et qui emploie 2 600 personnes. Pour l'année 2011, son chiffre d'affaires s'élève à 244 millions d'euros. Il existe 118 Karaoké Kan au Japon, qui accueillent chaque année 17 millions de clients. Plus récemment, avec les Manga Net Kan, B&V s'est également lancé sur le marché des cybercafés, lieux clos où pour environ 10 euros on peut lire des mangas mais aussi utiliser Internet, regarder des films, prendre une douche... ou dormir(7).
 
On peut également citer le groupe Shidax Community créé en 1993 et possédant plus de 300 restaurants-karaokés sur tout le territoire japonais. En 2011, ce groupe a vu son chiffre d'affaires augmenter jusqu'à atteindre près de 1,8 milliard d'euros. Le groupe possède également une chaîne de restaurants, Patina Restaurant. Enfin, preuve de la vigueur du secteur, signalons la création en 2008 du groupe Koshidaka et de ses karaoké-box Manekineko(8). En plus de posséder une chaîne de onsen (bain thermal), le groupe a récemment eu l'idée de lancer une sorte de capsule-karaoké pour une personne, le One-Kara, répondant ainsi à un phénomène répandu au Japon où des personnes seules se rendent au karaoké. Si la logique commerciale est imparable, il y a lieu de se questionner sur ce phénomène qui va à l'encontre de l'esprit originel du karaoké, qui consiste à chanter ensemble, en mangeant et en buvant quelques verres…

Quel avenir pour le karaoké ?

Le marché du karaoké est très concentré au Japon et les grands groupes tendent à écraser année après année les plus petits karaoké-bars, à l'instar des cinémas de quartiers qui ont quasiment disparu au profit des grands multiplexes.
 
Cela s'observe bien en comparant l'évolution du nombre d'établissements avec celle du nombre de pièces par établissement. En effet, le nombre d'établissements diminue au Japon, passant de 14 000 à 9 000 entre 1995 et 2010. Sur la même période, le nombre de « box » par établissement est passé de 10 à 14(9). Il émerge donc établissements moins nombreux mais plus vastes. Pour Kataoka Shirô, président de l' « Association nationale des entreprises du karaoké » (zenkoku karaoke jigyô kyôkai, JKA), cette « évolution vers une concentration de l'industrie du karaoké est inéluctable ». Elle s'explique par les tarifs très abordables proposés par les grandes chaînes de karaoké mais aussi par une restructuration qui touche tout le secteur d'industrie de la nuit au Japon : aux petits bars de quartiers – les sunaku et autres pabu – succèdent de plus en plus des chaînes d'izakaya. « Même les petits kyabakura (bars à hôtesses) ferment au profit d'immenses complexes sur plusieurs étages » précise-t-il.
 
De fait, si l'industrie du karaoké au Japon connaît un ralentissement depuis quelques années, cela s'explique selon lui, outre la crise économique actuelle, par la fermeture et les difficultés des petits établissements. Alors que le nombre des karaoké-bars reste élevé, le chiffre d'affaires global est en net diminution depuis dix ans et s'établit à 1,8 milliard d'euros en 2010. À l'inverse, le nombre de karaoké-box ne cesse de croître avec 3,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires pour la même année. À noter qu'il existe un troisième marché d'exploitation du karaoké au Japon dans des lieux bigarrés comme les hôtels, les ryokan, les salles de mariage ou encore... les bus touristiques. Cette partie réalise tout de même en 2010 avec cette exploitation du karaoké, un chiffre d'affaires de plus de 360 millions d'euros.
 
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Crédits photos :
- Image principale : jimmy Alvarez / flickr
- Live DAM : R_YOU533 / Wikimedia commons
- Graphiques : Mathieu Gaulène
- Karaoké-box : styrka / flickr

Références

Alain ANCIAUX, Ethno-anthropologie du karaoké, L'Harmattan, Paris, 2009.
 
Mary BELLIS, Roberto del Rosario, About.com.
 
Pico IYER, « Daisuke Inoue », Time, 23 août 1999.
 
Zenkoku karaoke jigyô kyôkai (JKA), Karaoke hakusho 2011 [Le livre blanc du karaoké], juin 2011.
 
Entretien avec Shirô KATAOKA, président de l'Association nationale des entreprises du karaoké (zenkoku karaoke jigyô kyôkai, JKA), 15 mars 2012.
(1)

D'après le Livre blanc des loisirs 2011 publié par le Centre pour la productivité au Japon ( nihon seisansei honbu). Le karaoké serait ainsi le premier loisir des Japonais car il permettrait d'évacuer le stress accumulé dans leur travail. 

(2)

Mary Bellis, « Roberto del Rosario », About.com Inventors. 

(3)

Disque compact audio contenant des données graphiques. 

(4)

IBM, « IBM and Xing Revolutionize the Karaoke Experience Through Collaboration », Communiqué de presse d'IBM, 29 septembre 2006. 

(5)

Zenkoku karaoke jigyô kyôkai (JKA), Karaoke hakusho 2011 [Le livre blanc du karaoké], juin 2011, p. 9. 

(6)

Entretien avec KATAOKA Shirô, président de l'Association nationale des entreprises du karaoké ( zenkoku karaoke jigyô kyôkai, JKA), 15 mars 2012. 

(7)

Les manga-cafés sont d'ailleurs utilisés par des jeunes en grande précarité comme domicile temporaire. 

(8)

Le maneki-neko dans la tradition japonaise, est une statuette représentant un chat qui lève la patte en signe d'invitation et de bonne fortune. 

(9)

Zenkoku karaoke jigyô kyôkai (JKA), Karaoke hakusho 2011 [Le livre blanc du karaoké], juin 2011. 

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