Le livre évolue : faut-il tourner la page ?

Le livre évolue : faut-il tourner la page ?

Comment le livre opère-t-il sa transition numérique ? L’universitaire britannique Angus Phillips revient sur les principales transformations qui affectent actuellement la filière.

Temps de lecture : 6 min

Angus Phillips, directeur du Centre international d’études sur l’édition d’Oxford, livre une réflexion à l’échelle internationale sur les innovations numériques en cours dans l’industrie du livre. La période actuelle est décrite comme un temps « d’expérimentation et de changement », mais aussi comme un « temps de peur considérable » dans la mesure où les acteurs engagés sur le marché sont contraints de s’adapter. C’est ainsi qu’il compare l’impact du numérique à une marée montante (« digital tide ») dont les vagues successives se mettent peu à peu à tout recouvrir. Bien sûr, des « îlots de sable » restent inchangés et certaines parties du monde sont moins concernées, mais « comme Internet et la technologie mobile se propagent toujours plus loin, l'eau continue de monter », s’insinuant partout de manière progressive.

Tout au long de sa démonstration, Angus Phillips s’appuie sur une série d’entretiens menés auprès de professionnels du secteur et sur un appareil théorique pluridisciplinaire où la sociologie, la psychologie, l’économie et les neurosciences se côtoient. Selon lui, l’industrie du livre repose sur trois piliers –  l’auteur, le lecteur et le droit de la propriété littéraire – dont les mutations récentes se répercutent sur l’ensemble de la filière.

Les trois piliers qui sous-tendent l’industrie du livre selon Angus Phillips
 

Une démocratisation du statut d’auteur

Le numérique ouvre la voie à de nouvelles opportunités de publication pour les auteurs. Comme l’explique Angus Phillips, « n'importe qui peut maintenant publier un livre en version imprimée, en ligne ou sous forme d’e-book, et vendre directement son travail ». Avec la multiplication des plateformes et des solutions en ligne, l’autoédition semble désormais capable d’offrir aux auteurs « un accès rapide et direct au marché ». Dans le monde anglo-saxon, le phénomène a pris une telle ampleur que des écrivains autoédités s’invitent régulièrement sur la liste des best-sellers publiée par le New York Times. Parmi eux, citons le romancier John Locke, devenu célèbre pour avoir été le premier auteur autoédité à vendre plus de un million d’e-books sur Amazon, mais aussi Hugh Howey (la série Silo) et E. L. James (Cinquante Nuances de Grey).

Si « le marché de l’autoédition reste encore en voie développement », sa configuration actuelle laisse apparaître une répartition particulièrement asymétrique des revenus : selon une étude parue en 2012(1) : 2007 sur les auteurs dits « professionnels » (ceux qui consacrent plus de la moitié de leur temps à écrire) : au Royaume-Uni, 10 % des auteurs les mieux payés concentrent 60 % des revenus, tandis qu’en Allemagne ceux-ci concentrent 41 % des revenus. De telles statistiques évoquent une structure de marché de type « winner-takes-it-all » (« le gagnant rafle la mise ») où la majeure partie des retombées profite à un nombre très restreint d’auteurs. Par ailleurs, l’autoédition n’implique pas nécessairement un positionnement à rebours du secteur éditorial traditionnel. Certains éditeurs disposent de leur propre plateforme d’autoédition(2) , tandis que d’autres récupèrent des auteurs autoédités dont les œuvres ont rencontré un important succès(3) . La trajectoire inverse est aussi possible, avec des auteurs dont la notoriété est liée au monde de l’édition traditionnelle, mais qui décident de commercialiser leurs livres directement auprès du lectorat, comme J.K. Rowling avec la version numérique d’Harry Potter(4) .
 

Au-delà de l’autoédition, le numérique encourage la montée en puissance de l’autopromotion, notamment à travers l’usage des médias sociaux (Facebook , Twitter, blogs), mais aussi l’expérimentation de nouvelles formes d’écriture, telles que les fanfictions(5) , les feuilletons, le blogging, l’écriture collaborative, les mashups(6) , les récits non-linéaires(7) ou encore les romans pour mobiles(8) . Devenir auteur est aujourd’hui ouvert à tous et les innovations ont tendance à se multiplier, mais dans un contexte de surabondance des publications les chances de connaître le succès demeurent restreintes. Contrairement au modèle éditorial traditionnel, dans lequel les contenus qui paraissent sont choisis préalablement, le monde numérique implique un filtre de sélection a posteriori, où « les lecteurs participent au processus de validation de la qualité. »

Les évolutions du lectorat

Le numérique affecte également les lecteurs et leurs pratiques. Il apparaît que l’utilisation d’ordinateurs, de tablettes, de smartphones et de liseuses pour appréhender des textes tend à modifier les habitudes de lecture. Angus Phillips explique que les premières recherches qui établissent des comparaisons entre lecture sur écran et lecture sur papier dans les années 1980 montrent que le papier permet tout à la fois une meilleure compréhension et vitesse de lecture. Depuis, les dispositifs électroniques se sont considérablement améliorés et les études les plus récentes présentent d’autres résultats. En 2011, par exemple, le professeur Matthias Schlesewsky, de l’université Johannes Gutenberg de Mayence, a évalué les performances de lecture d’un échantillon d’individus sur liseuse, tablette et papier. Après avoir examiné l’activité du cerveau et les mouvements oculaires, il aboutit à la conclusion suivante : bien que la plupart des participants à l’expérience déclarent préférer la lecture d’un livre imprimé, les tests réalisés indiquent que les performances de lecture sont les mêmes sur liseuse et sur livre imprimé. De plus, chez les sujets jeunes les résultats sont identiques sur les trois dispositifs, tandis que les sujets plus âgés lisent plus rapidement sur tablette.
 
Les effets du numérique sur le lectorat empruntent parfois des voies moins attendues. Il apparaît que certains genres littéraires pas toujours bien considérés, comme les romans sentimentaux ou érotiques, tirent leur épingle du jeu en version électronique. En effet, le livre numérique présente l’avantage de préserver l’intimité des consommateurs dans la mesure où il est possible d’acheter et de lire un e-book sur un appareil sans avoir à affronter le regard des autres. Ainsi, le phénomène du « mummy porn » serait au départ étroitement lié à la discrétion que le livre numérique est susceptible d’offrir.

Le droit d’auteur à l’épreuve

Au niveau du droit d’auteur, Angus Phillips souhaite tirer des leçons de ce qui s’est déjà produit dans d’autres secteurs, comme la musique ou la presse écrite. Pour lutter contre le piratage et le téléchargement illégal, la plupart des experts estiment que la meilleure solution reste de développer l’offre légale et de rendre l’achat et la lecture d’un e-book aussi simple que possible. D’autres modes de commercialisation et de consommation peuvent aussi être explorés, par exemple le streaming, tandis que des dispositifs de protection plus souples que les verrous électroniques (DRM – Digital Rights Management) sont aujourd’hui envisagés, comme le watermarking (ou tatouage numérique)(9) .
 
Parmi les multiples difficultés que le numérique pose au droit d’auteur, il est intéressant de signaler que l’acquisition d’un e-book se fait le plus souvent à partir d’une licence. Autrement dit, « vous ne possédez pas le contenu et ne pouvez le transmettre à d'autres personnes que si la licence l’autorise ». C’est ainsi qu’en 2009, en raison de problèmes de droits portant sur le roman 1984, Amazon décide d’effacer à distance les exemplaires qui avaient été téléchargés sur leur Kindle par des centaines de clients. L’affaire suscite de nombreuses critiques et des commentaires ironiques, certains médias n’hésitant pas à comparer l’opération avec la censure pratiquée dans le roman de George Orwell. Et l’universitaire britannique de conclure : « pour être absolument sûr de posséder un ouvrage, il vous reste encore à l'acheter en version imprimée. »
 
Ces dernières années, Google a également défrayé la chronique avec son vaste programme de numérisation des fonds des bibliothèques lancé en 2004. Avançant le principe du « fair use », l’entreprise américaine se met à numériser puis à diffuser sur Internet des contenus encore sous droits, s’attirant les foudres des auteurs et des éditeurs. Depuis, les procès et les accords se sont succédés, mais l’affaire soulève la question de la durée de protection des œuvres. En s’appuyant sur un rapport qui pointe les effets économiques de l’extension du droit de la propriété littéraire aux États-Unis(10) , Angus Phillips explique qu’entre 55 et 75 ans, très peu d’œuvres ont encore une valeur commerciale. Finalement, le « passage à une durée de protection plus courte permettrait aux livres d’être disponibles en libre accès beaucoup plus tôt, sans empêcher les auteurs de bénéficier des retombées financières de leurs œuvres ».

Demain, le livre

Dans le sillage de ces transformations, Angus Phillips observe que la désintermédiation de la filière, la mondialisation de la diffusion des contenus, la convergence numérique et les nouveaux canaux par lesquels les œuvres sont découvertes constituent les principaux enjeux auxquels l’industrie du livre se trouve aujourd’hui confrontée. À rebours du mode d’organisation linéaire qui caractérise traditionnellement le secteur, le numérique tendrait à mettre en place une structure en réseau dans laquelle les éditeurs, les auteurs et les lecteurs interagissent ensemble. 

À quoi ressemblera le livre dans le futur ? Au terme de son essai synthétique, mais riche en exemples, l’auteur affirme que l’avenir du livre dépendra surtout de la prochaine génération de lecteurs et d’écrivains. L’éducation familiale, les « groupes de lecture », les « programmes d’alphabétisation » ou encore « l’investissement des écoles et des bibliothèques » en faveur du livre, jouent dès aujourd’hui un rôle primordial dans la formation de la nouvelle génération qui se profile.
    (1)

    "Dave CORNFORD et Steven LEWIS, Not a Gold Rush, Taleist Self-Publishing Survey, 2012. , 10 % des auteurs concentrent 75 % des revenus du marché – on retrouve la même tendance dans l’édition en général title="Angus Phillips cite à ce propos l’étude de Martin Kretschmer et Philip Hardwick, Authors’ Earnings from Copyright and Non-copyright Sources: A survey of 25,000 British and German writers

    (2)

    La plateforme Author Solutions, par exemple, a été rachetée en 2012 par la maison d’édition britannique Penguin pour un montant de 116 millions de dollars.

    (3)

    Après avoir décollé avec une série autoéditée de romans jeunes adultes, Amanda Hocking signe en 2011 un contrat de deux millions de dollars avec l’éditeur St. Martin Press.

    (4)

    En 2011, J.K. Rowling se lance dans l’autoédition en diffusant sur son site Pottermore tous les titres de la série consacrée au jeune sorcier sous forme d’e-books. Selon Angus Phillips, l’idée n’est pas seulement de vendre des livres numériques, mais aussi d’entretenir une communauté en ligne autour de son univers romanesque.

    (5)

    Récits écrits par des fans en reprenant un univers existant (Harry Potter, Star Trek, Twilight, etc.).

    (6)

    Le mashup consiste à combiner des fragments d’un texte préexistant, généralement un classique de la littérature, avec un autre genre. Angus Phillips cite un exemple célèbre : le mélange d’un roman de zombie avec Pride and Prejudice de Jane Austen, qui a donné en 2009 Pride and Prejudice and Zombies.

    (7)

    Dans le cadre d’un récit non-linéaire, il s’agit d’écrire une histoire susceptible de prendre des directions multiples. Les lecteurs vont alors naviguer à l’intérieur de l’histoire grâce à des liens hypertextes.

    (8)

    Originaire du Japon et très populaire en Chine, le « cell phone novel » prend la forme d’un récit divisé en chapitres extrêmement courts (une centaine de mots) à lire sur l’écran d’un téléphone portable.

    (9)

    Cette technique, qui consiste à intégrer dans le fichier numérique des éléments relatifs à l’acheteur, permet d’assurer la traçabilité de l’œuvre.

    (10)

    En 1998, le Copyright Term Extension Act prolonge de 20 ans la durée des droits d’auteur aux États-Unis.

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