Le livre jeunesse joue dans la cour des grands

Le livre jeunesse joue dans la cour des grands

Il paraît que les jeunes ne lisent plus. Et pourtant, aujourd’hui en France, près d’un livre vendu sur quatre est un livre pour la jeunesse.

Temps de lecture : 9 min

Le livre jeunesse est le deuxième marché de l’édition après la littérature générale. Alors que grands groupes et petites maisons cohabitent sur ce marché dynamique et mondialisé, profondément recomposé sous l’effet d’un jeune apprenti sorcier, Harry Potter, quels en sont les acteurs, les segments, les tendances lourdes ? Entre best-sellers, extension du lectorat, impact de l’audiovisuel et défi du numérique, état des lieux d’un secteur protéiforme.

Le marché du livre jeunesse en quelques chiffres

Avec un chiffre d’affaires de 625,2 millions d’euros en 2015, le livre jeunesse assure 18 % du chiffre d’affaires total de l’édition. Les 80 millions d’exemplaires vendus représentent 25 % du volume du marché (1).
 
Le site Ricochet-Jeunes recense plus de 600 éditeurs de jeunesse francophones, parmi lesquels 150 environ publient régulièrement pour ce lectorat. Le secteur n’échappe pas au phénomène de concentration qui touche l’édition tout entière : les groupes Hachette (17,4 %, avec Hachette Jeunesse, Hachette Jeunesse Disney, Le Livre de poche Jeunesse), Editis (17,3 %, avec Nathan Jeunesse, PKJ, Gründ), Madrigall (12,4 %, avec Gallimard Jeunesse, Folio Junior, Flammarion, Père Castor, Casterman) et Bayard (8,3 %, Bayard Jeunesse, Milan) réalisent à eux quatre plus de la moitié du chiffre d’affaires. À côté, Fleurus (4,3 %), L’École des loisirs (3,5 %), Panini (2,6 %), Play Bac (1,2 %), les départements jeunesse de maisons généralistes comme ceux d’Albin Michel (2,5 %), Le Seuil (1 %), etc. Puis, contribuant à eux tous à hauteur de 20,7 % du chiffre d’affaires, une multitude de petits éditeurs : Thierry Magnier, Hélilum (maisons associés d’Actes Sud), Sarbacane, Rue du monde, L’atelier du poisson soluble…On pourrait en citer de nombreux autres, dont l’audace artistique et le militantisme culturel concourent indéniablement à la vitalité du secteur.
 
Les chiffres-clés des panels GFK subdivisent le marché du livre jeunesse en sept groupes :
 
- la « lecture », c’est-à-dire les romans (35 % du chiffre d’affaires), qui connaît une baisse des ventes en poche mais une augmentation des grands formats ;
- les albums (21 %), un segment marqué par un marketing intensif sur les collections leaders, avec de nombreux petits livres autour de 5 €, qui représentent un chiffre d’affaires impressionnant ;
- l’éveil (11 %), pour les bébés, qui suscite une forte demande, avec un développement des livres jeux ;
- les documentaires (10 %) globalement en érosion,
- les coloriages et jeux (13 %) et activités pratiques (7 %), deux segments en forte croissance depuis quelques années, portés par les licences Disney et les effets de mode, avec des titres souvent vendus à très bas prix en hypermarchés ;
-  les livres audio (3 %), une niche d’une grande stabilité.
 
Depuis plusieurs années, le marché du livre jeunesse est globalement constant en volume et progresse en chiffre d’affaires, avec une croissance sensiblement supérieure à la moyenne du marché du livre (+ 1,4 % en 2015). Mais les réalités qu’elle recouvre sont contrastées. La production augmente (+ 5,4 % en 2014, avec 11 100 nouveautés) mais pas les ventes moyennes (autour de 2 300 exemplaires). Les bons résultats qu’affiche l’édition jeunesse dépendent fortement de quelques best-sellers, en grand format, à prix élevé : en 2015, on retrouve dans le « top 20 » huit titres des sagas L’Épreuve (Pocket Jeunesse), Divergente (Nathan) ou Héros de l’Olympe (Albin Michel) et trois livres de John Green (auteur de Nos étoiles contraires, chez Nathan). En outre, les licences et personnages récurrents sont toujours aussi largement plébiscités : entre la fin 2014 et la fin 2015 se sont vendus 450 000 albums sous licence « La Reine des Neiges », et les séries Monsieur et Madame (Hachette), T’Choupi (Nathan) et Le Loup (Auzou) ont totalisé 3,6 millions d’exemplaires.
 
Face à ces titres phares et parmi une offre pléthorique, les éditeurs déploient des trésors d’inventivité : découpes, pop-ups, intégration de matières, reliures particulières, impressions inattendues, puces intégrées pour faire parler les livres, voire réalité augmentée… Une sophistication de fabrication qui peut faire la différence lors des fêtes de fin d’année, durant lesquelles peuvent se vendre des livres au-dessus de la barre des 20 € et où se joue 15 à 20 % du chiffre d’affaires annuel de l’édition jeunesse.
 
Le marché du livre jeunesse est enfin un marché mondialisé. La moitié des romans destinés aux plus de 10 ans sont traduits de l’anglais. En 2014, l’édition jeunesse comptait ainsi près de 2 050 traductions vers le français et 3 300 cessions de droits à la traduction (soit 17 % des traductions vers le français et 25 % des cessions françaises réalisées cette année (1) ). À ce titre, la Foire du livre de Francfort et la Foire internationale du livre de jeunesse à Bologne sont deux rendez-vous incontournables. Si les anglo-saxons restent les plus gros vendeurs de droits, la french touch aussi séduit les éditeurs étrangers. Et pour preuve : elle fait chaque année bonne figure dans le palmarès des prestigieux Bologna Ragazzi,  qui récompensent le meilleur de l’édition jeunesse mondiale. Citons aussi les outils de promotion que sont par exemple le catalogue annuel réalisé par le Bureau international de l’édition française (Bief) ou le concours Voyage à Bologne, organisé par la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, qui soutient la fine fleur de l’illustration française.

Extension du domaine du livre jeunesse : phénomènes transgénérationnels et cross-médiatiques

 

On ne saurait comprendre les tendances à l’œuvre dans l’édition jeunesse sans revenir sur le phénomène Harry Potter. Parue entre 1997 et 2007, l’heptalogie a eu le succès planétaire que l’on sait : 26 millions d’exemplaires vendus en France et 400 millions dans le monde. La fiction pour adolescents était alors largement réaliste, elle s’attachait à décrire le quotidien des jeunes, les sujets de société. Elle paraissait en poche. On la vendait au rayon jeunesse.
 Harry Potter a recomposé le paysage éditorial mondial 
À lui seul, ou presque, l’apprenti sorcier a recomposé le paysage éditorial mondial. Il a ouvert la voie à une littérature de genre sous domination anglo-saxonne, d’une grande homogénéité par-delà les modes – fantasy, chick-lit (littérature pour « poulettes »), bit-lit (vampires), dystopie (contre-utopie), anticipation, etc. Une littérature qui paraît en grand format, et que l’on ne sait plus où classer. Car en grandissant avec ses lecteurs, Harry Potter a fait grandir le lectorat du roman pour ado, si bien que l’on parle aujourd’hui de littérature young adult, cross over ou cross age : peu ou prou, on la lit de 12 à 35 ans. Pocket jeunesse est ainsi devenu PKJ (la vidéo réalisée pour les 20 ans de la collection est éloquente quant à l’évolution de la fiction jeunesse).
 
À l’instar d’Harry Potter, le cinéma joue dans la popularité de ces romans un rôle d’amplificateur spectaculaire : par exemple, la série Twilight de Stephenie Meyer a comptabilisé plus de 2,7 millions de spectateurs en France, où les quatre volumes de la saga se sont vendus à plus de 2,6 millions d’exemplaires ; 8 des 10 meilleures ventes de fiction en 2015 sont liées au cinéma. Ce qui appelle plusieurs observations.
 Le cinéma joue un rôle d’amplificateur spectaculaire 
Ces livres promis à une production mondiale font l’objet d’enchères faramineuses, ce qui les réserve aux groupes capables de mettre en œuvre une puissante machine promotionnelle. La politique d’auteurs tend à céder le pas à une logique de coups marketings. La sérialisation devient une condition pour que le livre s’installe dans le temps. De plus en plus de livres sont écrits par des pools d’auteurs, à la manière des scénarios.
 
L’impact de l’audiovisuel se fait également sentir dans le domaine des albums : T’choupi (Nathan), Petit Ours Brun (Bayard), SamSam (Bayard), Bali (Flammarion), les « Drôles de petites Bêtes », l’âne Trotro (Gallimard Jeunesse-Giboulées), Didou (Albin Michel)… Ces héros des tout-petits sont devenus les personnages de dessins animés pour la télévision ou le cinéma. On peut aussi mentionner la série Ernest et Célestine (Casterman), qui a donné lieu à un long métrage franco-belge césarisé en 2013. Ou même Le Petit Prince, déjà sans doute le plus grand succès mondial pour la jeunesse, traduit en 240 langues et dialectes, encore boosté par le film de Mark Osborne, en production mondiale. Les éditeurs se sont mis à fréquenter des salons qui leur étaient jadis inconnus (Forum Cartoon, Festival d’animation d’Annecy, salon de Monaco…) et participent à des programmes comme Shoot the book, organisé par le Bief et la Société civile des éditeurs en langue française dans le cadre du Festival de Cannes, ou Transbook,  programme du Salon du livre et de la presse jeunesse (SLPJ).

À l’inverse, tout nouveau projet d’animation fait l’objet d’un volet marketing « publishing ». On a souligné le poids des licences anglo-saxonnes dans le domaine des livres d’activités et jeux. Il faut aussi évoquer une tendance à la novellisation d’ouvrages édités parallèlement ou à la suite d’un film. Le film Kirikou et la sorcière (2004), de Michel Ocelot, a ainsi donné lieu à de multiples albums, documentaires et ouvrages pédagogiques parus chez plusieurs éditeurs (Nathan, Seuil, Milan, Hatier). Sans aller jusqu’à copier la société Ankama, à la fois maison d’édition papier, créateur de jeux vidéos et sites internet et producteur de films animés, de nombreux éditeurs ont compris l’intérêt qu’ils avaient à s’inscrire dans une démarche multi-support, opérant de la sorte un rapprochement avec l’univers du jeu.
 
Par ailleurs, ils savent tirer profit du potentiel d’internet. L’engouement suscité par les best-sellers young adult se prolonge par une forte participation interactive, via Facebook ou via des sites dédiés. Hachette a été pionnier en France, avec l’ouverture en 2008 du site Lecture Academy. Il a depuis fait des émules, avec FlamLikeYou chez Flammarion Jeunesse, LireEnLive chez Nathan, OnLitPlusFort chez Gallimard. Ces sites proposent des forums, des jeux, mais aussi des concours d’écriture, fan-fictions ou autres.
 Les nouveaux auteurs stars se recrutent aussi via les médias sociaux 

On le voit, les nouveaux auteurs stars se recrutent aussi via les médias sociaux. En 2015, la meilleure vente en fiction jeunesse est #EnjoyMarie de Marie Lopez, idole des adolescentes, blogueuse et YouTubeuse star, avec 175 000 exemplaires vendus (éditions Anne Carrière). Du côté des 8-12 ans, le Journal d’un dégonflé de Jeff Kinney est né sur un blog avant d’être repéré par Abrams et de devenir un succès éditorial mondial, traduit en 45 langues (plusieurs tomes parus au Seuil depuis 2012). Et le nouveau label d’Edi8, 404 éditions, avec des livres de blogueurs, des fan-fictions, tutoriels et guides de jeux, fait le pari de la culture geek.

Le numérique : un terrain de jeu formidable, pas un marché constitué

 

Toujours attentifs aux innovations techniques et aux explorations qu’elles permettent, les éditeurs jeunesse se sont lancés avec entrain sur le terrain du numérique, qui promet mobilité, interactivité, expérience multimédia. Quitte à basculer vers le jeu (Un livre d’Hervé Tullet, chez Bayard, a donné l’application « Un jeu ») et quitte à aller chercher en externe des compétences tierces (son, animation, développement). De fait, aujourd’hui, les expérimentations numériques sont davantage le fruit de politiques d’éditeurs que de projets d’auteurs (L’herbier des fées de Benjamin Lacombe chez Albin Michel, à la fois album pop-up et livre numérique enrichi en contenus multimédias, fait figure d’exception).
 
Tout comme ils s’étaient emparés du CD-ROM dans les années 1990, Bayard et Milan ont créé le navigateur pour enfants BayaM, avec blogs, jeux, activités, documentaires ludiques et applications, ou L’Atlas Plus Wapiti Nature. Par son potentiel ludo-éducatif, le numérique offre aussi de formidables opportunités de renouvellement au livre documentaire. Chez Gallimard, la collection « Mes Premières découvertes » (créée en 1989, avec impression sur films transparents : un succès international), a déjà fourni la matière à quelques applications déclinées mondialement. Nathan s’est associé à l’opérateur SFR pour créer, à partir de la collection de documentaires « Dokéo », l’application Dokéo TV, devenue depuis une chaîne de l’opérateur. Le numérique est donc aussi un moyen de valoriser le fonds. L’École des loisirs a ainsi créé une collection d’albums filmés. Et les héros des petits, forts de leur succès sur papier ou à la télévision, sont également à l’origine de nombreuses applications.
 
On a aussi vu la naissance d’éditeurs pure-players, exclusivement numériques : La souris qui raconte (sur ordinateur d’abord, puis sur tablette, avec des « Histoires à lire », « à jouer » et « à inventer »), e-Toiles éditions, Quelle histoire éditions, les éditions Volumique (qui mettent en lien « le tangible et le numérique »), ou encore CotCotCot Apps, Studio Pango, SlimCricket, Tralalère, Zabouille… Malgré l’évolution du taux d’équipement en France (62 % des foyers avec enfants disposent d’une tablette (2) , leur modèle économique n’est pas établi, et nombreuses sont celles qui ont dû mettre un terme à leur activité.
 Le marché numérique peine à se constituer 
Car les freins sont multiples. La production reste très coûteuse pour un prix de vente toujours perçu comme trop élevé, les technologies (applications ou e-pub) évoluent à toute vitesse, les problèmes d’interopérabilité sur les supports de lecture persistent, les réglementations changent, les plateformes d’achat sont éclatées et peu propices à la valorisation d’une bibliothèque numérique (même s’il existe des sites de recommandation, comme La souris grise ou PopApp), etc. Bref, le marché peine à se constituer. En 2014, le numérique représentait 1,4 % des ventes totales de livres jeunesse (contre 6,4 % pour l’ensemble de l’édition), largement tirées par les versions e-pub (en noir, non enrichis) de romans déjà best-sellers en format papier.

Quelle reconnaissance pour le livre jeunesse ?

 

D’une vitalité incontestable, l’édition pour la jeunesse présente aussi un patrimoine d’une grande richesse. En 2008, la Bibliothèque nationale de France (BnF) lui a consacré l’exposition « Babar, Harry Potter et Compagnie, Livres d’enfants d’hier et d’aujourd’hui ». L’association des Amis du Père Castor a sollicité l’inscription de ses albums au patrimoine mondial de l’Unesco. On a fêté en 2015 les 50 ans de L’École des loisirs, qui fait l’objet d’une exposition au musée des Arts décoratifs de Paris (cet anniversaire s‘accompagne d’une polémique sur l‘évolution de la ligne éditoriale de la maison). L’illustration jeunesse s’expose en galerie. On revendique pour la littérature jeunesse le rang de 10e art. Les institutions, associations, festivals ou salon qui s’emploient à le promouvoir sont nombreux, à l’exemple du Centre national de la littérature pour la jeunesse - La joie par les livres, service de la BnF – ou du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil. L’éducation nationale publie depuis 1996 des listes de livres conseillés, favorisant ainsi la médiation de la littérature jeunesse dans les classes (garantissant du même coup la longévité des titres élus).
 Auteurs et illustrateurs dénoncent une rémunération toujours dérisoire 
Et pourtant… Les médias généralistes comptent encore peu de critiques littéraires spécialisés. Par comparaison avec les prix remis à la littérature générale, les récompenses pour le livre jeunesse trouvent peu d’écho hors de la profession. Mais surtout, auteurs et illustrateurs dénoncent une rémunération toujours dérisoire, avec en moyenne 6 % de droits d’auteurs sur le prix du livre hors taxes, à partager quand ils sont deux, tandis qu’un auteur de littérature générale touche en moyenne 10 % de droits d’auteur. Des usages que la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse invite à renégocier, car, aussi trivial que cela paraisse, il convient aujourd’hui de le rappeler : « pas d’auteurs, pas de livres ».

Références

Dominique KORACH et Soazig LE BAIL, Éditer pour la jeunesse, éditions du Cercle de la librairie, 2014.
 

Isabelle NIÈRES-CHEVREL et Jean PERROT (dir.), Dictionnaire du livre de jeunesse : la littérature d'enfance et de jeunesse en France, éditions du Cercle de la librairie, 2013.
 
Colombine DEPAIRE, « Panorama de l’offre numérique pour la jeunesse », La revue des livres pour enfants, n° 265, 2012, p. 86-95.

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Crédit photo :
Salon jeunesse Montreuil 2013-11-27 Monsieur Lapin, Marie Moinard/Flickr. Licence CC BY-NC-ND 2.0
 
    (1)

    Sources SNE/ Bief 2014 et Livres Hebdo/Electre.com.

    (2)

    Enquête Ipsos, Junior Connect’ 2015

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